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Sheila Jeffreys : sens et légitimité d'une critique « totale » de la pornographie aujourd'hui

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      Texte

      J’aimerais mettre en relation ici les analyses de la philosophe féministe anglaise Sheila Jeffreys et un certain nombre de discours contemporains francophones sur la pornographie. L’enjeu est multiple. Il s’agit d’abord, bien modestement, de donner à lire Jeffreys dans la mesure où elle n’est pas traduite en français à ce jour. Par là, de donner à voir un féminisme antipornographie vivace, et qui ne se fonde pas sur une vision réductrice de la pornographie, c’est-à-dire sur son catalogue le plus manifestement machiste, hétérocentré, brutal voire sadique. La critique « totale » que mène Sheila Jeffreys, et dont il faudra définir le sens, compliquerait heureusement le débat francophone sur le sort à faire à la pornographie ; il est, en l’état, très incomplet, puisque les seules figures médiatiquement reconnues qui s’opposent à l’enthousiasme queer sur le sujet sont des conservateurs qui tiennent les identités sexuelles pour naturelles et figées ; et puisque la seule opposition, dans le champ intellectuel, qui structure le débat, est celle de la défense de la pornographie en général et de la défense d’une certaine pornographie critique (et d’une manière ou d’une autre « progressiste »). Les analyses de Sheila Jeffreys permettent non seulement de rendre raison du statut et de l’extension de la pornographie aujourd’hui, mais encore de renvoyer les études pornographiques à leur fonction idéologique, sans que cela relève d’un procès d’intention.

      Situation de la critique française de la pornographie

      Aujourd’hui en France, la critique de la pornographie est structurée à peu près comme ceci : on trouve d’une part des théoriciens qui donnent dans la critique de contenu, et promeuvent certains types de représentations supposément respectueuses des femmes, ou qui jouent avec les codes de la pornographie classique ; et d’autre part, celles et ceux qui tiennent à défendre la production pornographique dans son ensemble (du moins tant qu’elle n’enfreint ni le Code du travail ni le Code pénal). Quant aux abolitionnistes, ils sont peu édités, et absents des grands médias.

      Les deux premières positions sont représentées à la fois par des universitaires, et par des prescripteurs d’opinion qui traduisent (et le cas échéant adaptent) leurs discours pour un plus large public. Le sociologue Sam Bourcier plaide ainsi pour une pornographie critique :

      Le renouvellement des images porno est indissociable du changement du public et d’une nouvelle attitude par rapport à la culture porno. On a acquis une distance qui fait que l’on est aussi en mesure maintenant de refuser le porno grand public et d’en faire du différent. (Bourcier 2011, 159)

      Cette distance tient notamment à ce que « des hétéros, des gays, des lesbiennes, des trans, des queer, des activistes, des artistes et des artivistes et… des féministes » (2011, 159) font désormais partie du public du cinéma pornographique (comme lors du Porn Film Festival de Berlin). Un tel public, composite et nécessairement plus sensible que la moyenne à la normativité de la pornographie classique, comme à son arbitraire, encourage plus ou moins directement la mise en scène de sexualités alternatives. A titre d’exemple, Bourcier loue l’inventivité ironique de cette scène de Baise-moi, de Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi, dans laquelle l’héroïne sodomise un machiste avec le canon d’un pistolet, avant de presser la détente :

      Là encore, ce qui émeut profondément notre sergent du sexe [le journaliste Laurent Joffrin, qui s’insurgeait du film] est la transgression de la frontière sexe/genre : une passivité féminine insupportable infligée à un homme. Par un autre homme, ce serait déjà dommageable mais se faire enculer par une ou deux femmes est impensable. Cette scène est impossible parce qu’elle renverse symboliquement les rôles que l’on retrouve dans la grande majorité des pornos straights où ce sont les filles qui se font enculer mais où l’on voit rarement des filles enculer les garçons. (Bourcier 2001, 130)

      Florian Vörös, spécialiste français des études pornographiques, tient un discours un peu différent. S’il loue lui aussi l’application de « la méthode queer » (laquelle « interroge la norme » sexuelle (Vörös 2018)) à la pornographie, il refuse « l’opposition entre le “mainstream” et l’“alternatif” », qui constitue à ses yeux non seulement « une impasse intellectuelle », mais surtout une négation du postulat d’amoralité des études culturelles :

      l’opposition binaire entre images positives et négatives (…), à travers un discours normatif sur la « bonne image » sexuelle, en vient à reproduire les échelles de valeur hégémoniques. (Vörös 2015, 18)

      Il s’explique un peu plus loin :

      La culture n’étant pas le reflet figé des rapports sociaux, il n’y a en effet « aucune garantie » que le point de vue du groupe dominant soit de tout temps et à tout moment hégémonique dans la pornographie commerciale. Aussi, (…) lorsque les publics subalternes s’approprient les représentations hégémoniques, ces dernières changent de signification1. (2015, 20)

      Il n’y a pas à ses yeux d’image réactionnaire, mais des usages réactionnaires de l’imagerie pornographique classique, liés à une réception trop uniforme. Un public sexuellement ou socialement distinct confèrerait à une même image une signification distincte. Dans ces conditions, il n’y a plus lieu de condamner la pornographie a priori la plus éculée – machiste, raciste, platement hétérosexuelle – puisqu’elle est toujours susceptible d’être sauvée par le fait même qu’elle contraste avec un espace public nécessairement plus policé :

      La pornographie grand public constitue une arène où les désirs et les angoisses postcoloniales, d’ordinaire euphémisés dans l’espace public, s’expriment explicitement, sans censure ni trucage. (2015, 20)

      Chacune de ces défenses, conditionnelle ou non, a été traduite avec plus ou moins de fidélité, dans deux grands titres de presse nationale : Le Monde (prétendument centriste) et Libération (social-démocrate). La journaliste Maïa Mazaurette, officiant comme « chroniqueuse “sexe” », a plusieurs fois loué dans les pages du Monde les vertus d’un « X “éthique” ». Elle déconseille les contenus qui montrent, sciemment ou non, la souffrance des actrices ; elle prescrit ceux qui « présentent une phase de négociation » préliminaire, et qui, en règle générale, traitent les hommes et les femmes à égalité (Mazaurette 2017). De son côté, l’anthropologue Agnès Giard reproduit pour Libération l’approche de Florian Vörös : elle affirme que « le porno féministe n’existe pas » ; que ceux qui prétendent le contraire « véhiculent le même discours stigmatisant que les ligues anti-pornographie » ; que « les spectateurs non seulement sont capables de faire la distinction entre fiction et réalité mais (qu’)ils tirent leur plaisir du léger hiatus qui sépare le porno d’un documentaire », et qu’il est donc « normal que les filles accordent leur préférence à des icônes comme James Deen », connu pour étrangler et gifler ses partenaires sur les tournages (Giard 2015).

      Les figures abolitionnistes sont quant à elles ignorées, ou tenues à l’écart. Leur position est jugée conservatrice, et assignée aux partis de droite, ou chrétiens, ainsi qu’à leurs revues et journaux (pour le cas français, Le Figaro, La Croix ou La Vie). Une telle réduction transparaît dans le raccourci que fait Agnès Giard – qui évoque en passant, dans le plus grand flou, « les ligues antipornographie » ; mais ce n’est pas un cas isolé. La journaliste Marie Maurisse conduisait en 2018 une enquête sur la « banalisation du X », dont la conclusion est des plus significatives. Après un long éloge de la prétendue pornographie féministe et de ses « héroïnes » (Maurisse 2018, chap. 7 et conclusion), c’est à Gordon Choisel qu’elle donne la parole pour donner un semblant d’équilibre à son travail (2018, chap. 10) : l’homme préside l’association Ennocence, qui prétend « protéger les enfants contre les risques d’exposition à la pornographie en ligne ». Ce choix laisse songeur, puisqu’il accorde à Choisel une plus grande légitimité qu’à des collectifs féministes pourtant plus anciens : Le Nid (fondé en 1971), SOS Sexisme (1988) ou le Mouvement pour l’abolition de la prostitution et de la pornographie (1998) pour ne citer qu’eux. Ces collectifs auraient d’ailleurs fourni un contrepoint plus logique à l’enquête de Maurisse, qui ne traite qu’incidemment de l’enfance ou de la réception des images pornographiques. Alors pourquoi ce choix ? Il est peu vraisemblable que Maurisse, comme ses collègues du Monde et de Libération, ignorent tout simplement l’existence de ces collectifs féministes. Il est possible, en revanche, qu’ils se trouvent embarrassés par leur définition apparemment si désuète de la pornographie – comme prostitution filmée – ou par leur objectif abolitionniste.

      Les années 1980 : fin d’un temps long ou rupture ?

      C’est ici que nous retrouvons Sheila Jeffreys, qui a déjà étudié pour lui-même l’enthousiasme à peu près général des nouvelles féministes pour tout ce qui touche à la pornographie. The Industrial Vagina, paru il y a une dizaine d’années, interrogeait ainsi la fonction de ces intellectuels, hommes et femmes, par rapport à l’industrie du sexe : « pom-pom girls ou critiques ? » (« cheerleaders or critics ? », (2009, 15)). La formule, provocatrice, anticipe une critique fondamentale : contrairement à ce qu’affirment quasi uniformément les études pornographiques, nous ne vivons plus l’époque où la pornographie était une chose honteuse, censurée par l’Etat et donc possiblement chargée de significations contestataires.

      Ce climat d’unanime réprobation changea dans les années 1980, années néolibérales au cours desquelles des maquereaux furent transformés en hommes d’affaires respectables qui avaient leurs entrées au Rotary Club. On autorisa les maisons closes, elles devinrent un « segment de marché » en Australie, aux Pays-Bas, en Allemagne ou en Nouvelle-Zélande, le strip-tease se mit à faire partie de l’industrie du « loisir » ou du « divertissement », et la pornographie devint suffisamment respectable pour que des sociétés comme General Motors intègrent à leur bouquet des chaînes porno2. (Jeffreys 2009, 3)

      Sheila Jeffreys insiste d’entrée de jeu sur la rupture néolibérale, qui se manifesta par la légalisation et la normalisation du commerce du sexe. Celui-ci ne se fait plus sous le manteau, il n’est plus rationné ou réservé à un petit cercle de connaisseurs. L’effet sur la scène intellectuelle ne se fait pas attendre : une partie de la littérature féministe se fonde désormais « sur le principe d’après lequel on peut, voire on doit, établir des distinctions entre plusieurs espèces d’industrie sexuelle », par exemple « entre le trafic et la prostitution », ou « la prostitution contrainte et celle qui est choisie3 » (2009, 9).

      Bien sûr, l’idée paraît louable. Elle consiste pour les féministes en question à défaire une notion trop obscure – la domination sexuelle – pour en examiner séparément les composantes. Mais cette perspective analytique n’a pour Jeffreys rien d’une évidence, et constitue plutôt une régression par rapport à l’approche synthétique qui était celle des féministes radicales, dont l’ambition était bien plutôt de reconstituer le système des pratiques solidaires de la domination sexuelle, le plus souvent non sues comme telles. Une approche atomistique des phénomènes sociaux peut rester longtemps aveugle, par exemple, à la possibilité logique d’un « viol conjugal » – tandis qu’une approche plus holistique en établit la réalité, en interrogeant les pratiques sexuelles privées à la lueur de la nature patriarcale du droit français. Aussi Sheila Jeffreys souligne-t-elle que cet empressement à ne pas tout confondre n’a rien d’un impératif méthodologique éternel. On n’a pas toujours cherché à sauver certains aspects du commerce sexuel, ni même cru que cela avait un sens : la diffusion de ce présupposé a donc des causes historiques, qu’il faut s’atteler à dégager. Non sans intelligence, Jeffreys laisse la parole aux professionnels eux-mêmes : non pas les « travailleurs du sexe », mais des analystes de métier (d’IBIS World) chargés d’étudier la viabilité économique de l’affaire :

      La rentabilité comme le développement de l’industrie mondiale du sexe impliquent que cette industrie soit socialement acceptée. Cela suppose que les gouvernements la tolèrent voire la légalisent. Ainsi, un rapport établi en 2007 sur l’industrie des maisons closes et des strip-clubs en Australie fait nettement ressortir qu’un certain degré d’acceptation sociale est indispensable pour que l’industrie sexuelle continue d’être de plus en plus rentable. Un « élément-clé du succès » pointé dans ce rapport est « la capacité à transformer réellement les comportements d’une communauté », dans la mesure où « la prostitution reste très fortement stigmatisée4 ». (2009, 12‑13)

      Ce n’est donc pas une vue de l’esprit. Les auteurs du rapport n’ont, contrairement aux « ligues antipornographie » (ou à l’idée qu’on s’en fait), rien à faire de la morale ; en revanche ils s’intéressent de près à ce qu’une époque, une communauté jugent moral, ou du moins faisable, dès qu’il en va de la prospérité de certains secteurs industriels. Ceci éclaire le changement d’attitude de plusieurs Etats, dans les années 1980, qui d’un strict point de vue capitaliste ne font que se rendre à la raison : même quand ils continuent de pénaliser la prostitution proprement dite, ils travaillent activement à ménager une industrie légale de la sexualité. L’autorisation progressive de la pornographie, des maisons closes et des strip-clubs, couplée parfois à une politique de visas favorable au trafic sexuel (Irlande, Japon, Canada) – voire à l’organisation directe du secteur (Philippines) : tout cela indique que

      La légalisation n’est pas une solution trouvée à contrecoeur à une sorte de « mal nécessaire », comme on la présente parfois, mais témoigne d’une volonté de créer les conditions d’une expansion rapide de l’industrie de la prostitution5. (Jeffreys 2009, 174)

      La grille conceptuelle des porn studies : liberté, agentivité, empuissantisation

      Rien n’est plus éloigné de la perspective moyenne des études pornographiques, qui ont tendance à se décerner elles-mêmes des prix de résistance héroïque face à des Etats bourgeois, puritains et têtus. On lit, par exemple, dès l’introduction que Florian Vörös donne à son Anthologie des porn studies :

      L’indiscipline des porn studies consiste alors à replacer au centre des pratiques de recherche et d’enseignement ces mêmes textes « vulgaires » et « dégoûtants » qui avaient été évincés à la fondation aux XIXe et XXe siècles des différentes disciplines qui composent aujourd’hui le paysage des sciences humaines et sociales. (Vörös 2015, 5)

      Les guillemets indiquent évidemment un discours emprunté aux hommes politiques et aux savants bourgeois, et établissent d’entrée de jeu une connivence entre l’auteur et ses lecteurs (à qui, bien sûr, on ne la fait pas – ou plus). L’historienne Lisa Sigel, professeure à l’université DePaul à Chicago, minimise fortement la rupture des années 1980. Elle semble croire que nous sommes plutôt à la fin d’un temps long, qui remonte au XIXe siècle, lorsque « les Etats ont réagi à l’émergence d’une pornographie grand public en redoublant les critiques à l’égard de la pornographie, et en insistant sur la vulnérabilité » des publics jugés les plus fragiles : pauvres, ouvriers, étrangers, femmes, enfants (Sigel 2005, 14‑15). L’affaiblissement de la censure en Occident est à ses yeux l’effet d’une longue lutte de la société civile, et notamment de ses franges les plus militantes (2005, 1).

      On peut alors revenir sur la question initiale de Sheila Jeffreys : cheerleaders or critics ? Si elle estime que les théoriciens contemporains de la pornographie n’assument pas leur fonction critique, c’est moins en raison du contenu même de leur propos que parce qu’ils s’illusionnent sur leur propre pouvoir, et méconnaissent dans le détail le processus économique et politique qui les a rendus utiles à l’Etat. Ils estiment avoir difficilement conquis leur place, alors qu’en Amérique du Nord comme en Europe, leurs recherches se sont révélées profitables à l’essor de l’industrie sexuelle – et, par là, à la bonne santé des capitalistes qui s’y branchaient plus ou moins directement, via l’industrie du tourisme, du textile, du loisir, ou de l’audiovisuel6. Les catégories qu’ils manient, explicitement ou non, témoignent d’une telle compatibilité :

      Ils se sont mis à employer les termes d’« agentivité », d’« entrepreneuriat » et de « choix rationnel » pour relater l’expérience des femmes prostituées. Cette approche est une victoire, du point de vue de la stratégie de relations publiques de l’industrie sexuelle mondiale7. (Jeffreys 2009, 15)

      C’est peu dire que la critique française de la pornographie est traversée par ces catégories. Le sociologue Mathieu Trachman, qui n’a rien d’un idéologue, n’en propose pas moins quelque chose qui ressemble à un numéro d’équilibriste : « L’entrée par le travail » est selon lui la meilleure manière de « rompre avec les visions noires et peu réalistes de la pornographie sans occulter dans le même geste les rapports de pouvoir, et en particulier les rapports de genre, qui la traversent » (Trachman 2012, 9). Acceptant le syntagme de « travail du sexe », il se défend pourtant de vouloir « établir que la pornographie est “un travail comme un autre” » (2012, 7). Mais la place qu’il accorde aux entretiens avec des acteurs et actrices, leur caractérisation, de même que le refus de tout système explicatif a priori, va dans le sens de ce que décrit Sheila Jeffreys. Ainsi, une des actrices est présentée comme suit :

      Emma a 21 ans lorsque je la rencontre sur un tournage. Son père est directeur de banque, sa mère assistante de gestion. En licence de droit, elle réalise des scènes pornographiques depuis un an, et fait un peu d’escorting. D’un point de vue financier, elle pourrait « vivre sans » ces revenus, mais, avec, elle « vit mieux » : le travail pornographique complète l’aide financière de ses parents. Elle présente ses débuts dans le travail pornographique comme le fruit d’un concours de circonstances. Un de ses amis, qui louait sa villa dans le sud de la France pour un tournage, lui propose d’y assister. Sur les lieux, elle décide de tenter l’expérience et décroche un rôle dans le film8. (2012, 152)

      Que décrivent ces lignes, sinon l’agentivité de l’actrice – c’est-à-dire sa capacité à agir, à faire advenir les événements plutôt qu’à les subir ou être traversée par eux ? La mention de ses études de droit, comme celle du milieu aisé dont elle provient, atteste un capital économique et culturel plus que suffisant pour qu’on n’objecte pas qu’elle joue sous la contrainte. Si ce sont des « circonstances », par nature accidentelles, qui l’amènent à considérer son premier tournage, il n’en reste pas moins que c’est elle qui « décide », qui réalise cette virtualité, et qui « décroche » activement son rôle. Une telle présentation n’est pas anodine, qui insiste sur la centralité de la réflexion et du désir individuels dans l’accomplissement d’une action. Mathieu Trachman explicite plus loin ce qu’il ne thématise pas ici :

      la position de celles qui font un commerce explicite de leur sexualité est ambivalente : la contrainte fait corps avec ce geste qu’elle contribue pourtant à déjouer. (2012, 278)

      Contrairement aux préjugés qu’entretiendraient les « visions noires et peu réalistes » du milieu, il affirme ici que le statut même des actrices (quels que soient les rapports de force à l’œuvre sur les plateaux) leur interdit la passivité. Sauf situation d’escalavage, la contrainte est toujours consentie, sinon appréciée, et donc investie subjectivement : elle devient donc autre chose qu’une pure contrainte. Par ailleurs :

      Mettre en scène la sexualité et incarner une figure pornographique est une expérience affectivement chargée en ce qu’elle mobilise un corps sexuel et remet en cause les normes de la sexualité féminine. Le travail des actrices n’est pas seulement une réponse aux attentes du désir masculin. Il autorise la prise de rôles sexuels actifs, dominants, c’est-à-dire masculins. (Trachman 2012, 159)

      Compte tenu de la structuration genrée des représentations de la sexualité, toute actrice s’échappe, en jouant, de la condition sexuelle réservée à la plupart des femmes. C’est là un élément-clé issu de la pensée et des pratiques queer, lesquelles ne prétendent pas rejeter les rôles sociaux de sexe, mais étudier leurs multiples appropriations et perturber les distributions trop prévisibles. Florian Vörös semble valider une telle approche lorsqu’il plaide en faveur d’une nouvelle forme de « fétichisation » queer :

      La fétichisation désigne ici le fait d’extraire un code culturel – par exemple l’attitude de disponibilité féminine – du contexte social où il avait été « routinisé » et naturalisé, afin de le transformer en un rituel théâtralisé, artificialisé. (…) Plutôt que de nier l’existence de ce fantasme en relativisant son emprise sur notre univers érotique, plutôt que de le censurer et ainsi de prendre le risque de l’intensifier, on peut travailler à sa transformation en lui trouvant de nouvelles significations. (Vörös 2018)

      Vörös décrit cette réappropriation des structures de domination comme le meilleur outil de résistance à l’ordre sexuel dominant. Outil ambigu, convient-il, mais qui aurait pour lui d’être infiniment plus efficace et réaliste que le déni des fantasmes de domination. L’argument n’est pas dénué d’intérêt ; mais comme le souligne Sheila Jeffreys, cette forme de retournement du stigmate a pour effet de relégitimer les rôles sociaux, au prétexte qu’ils pourraient être tenus désormais par n’importe qui, et surjoués jusqu’à la parodie (Jeffreys 2003, 126‑27). La régression psychique et politique est considérable : ni la masculinité brutale, belliqueuse, ni son pendant logique « féminin » ne sont plus mis en question en tant que tels ; ils sont donnés à admirer, et continuent donc d’irriguer l’imaginaire affectif et sexuel.

      Quant à la réduction des décisions prostitutionnelles à des « choix rationnels », elle trouve une de ses expressions les plus systématiques, en France, chez Ruwen Ogien. Le philosophe analytique, qui fut, à sa mort, uniformément salué pour sa rigueur intellectuelle et son refus du dolorisme, professait dès 2003 « une attitude de neutralité à l’égard des conceptions substantielles du bien sexuel », et mettait sur le même plan le « choix » de sa situation familiale et le désir déclaré de produire de la pornographie (Ogien 2003, 11‑12). Si Ogien reconnaît qu’il se peut que certaines actrices, parfois, soient exploitées, il juge que la remise en question systématique du choix déclaré relève de la pétition de principe, voire du délire pur et simple :

      Il ne suffit pas d’affirmer que les femmes qui promeuvent la pornographie sont aliénées, manipulées. Il faut le prouver. La seule preuve présentée est a priori. Elle dit : si les femmes qui défendent la pornographie n’étaient pas aliénées ou manipulées, elles ne défendraient pas la pornographie. Évidemment, si le fait de défendre la pornographie est un critère suffisant d’aliénation, l’argument de justice pour la pornographie ne sera même pas entendu. Mais quelles raisons avons-nous de penser que c’est un critère suffisant ou même un critère pertinent d’aliénation ? On peut admettre que le fait de travailler dans l’industrie pornographique peut déformer dans un sens favorable ou défavorable les opinions à propos de la pornographie. On peut admettre, aussi, que des femmes terrorisées par un mari pornographe professionnel hésitent à dire tout le mal qu’elles pensent de son métier. Mais dans le cas des juristes et des philosophes pornophiles, il est difficile d’identifier des facteurs de manipulation ou d’aliénation qui ne seraient pas fantaisistes. (2003, 110‑11)

      Le grand nombre d’acteurs et d’actrices volontairement engagés dans la pratique pornographique devrait suffire à disqualifier les féministes radicales, toujours prêtes à soupçonner la spontanéité d’un tel désir ; mais le secours d’intellectuels professionnels (à commencer par lui-même) est, aux yeux d’Ogien, un argument décisif. Le lecteur est donc tenu de se rendre à l’évidence, énoncée dès l’introduction : il y a une diversité de conceptions du bien sexuel, qu’il est déraisonnable de vouloir réduire, puisqu’aucun critère n’est jamais parvenu à recueillir l’unanimité en la matière (2003, 11‑12).

      Le fait est que certains intellectuels ne renoncent pas à interroger politiquement la sexualité, mais Ogien n’y voit rien d’autre que l’effet d’une complexion « monomaniaque », « obsessionnel[le] », en un mot « pathologique » (Ogien 2003, 45, 47, 111, 138). Ce faisant, il imite plus qu’il ne le voudrait les plus ardents défenseurs de la pornographie, qui voyaient dans le féminisme radical une résurgence du « puritanisme » américain, et qui jugeaient sa revendication d’égalité sexuelle « repoussante et intenable » (Jeffreys 2003, 145). Mais le calcul, si tant qu’il y en ait eu un, n’était pas mauvais, puisque sa nécrologie confina à l’hagiographie dans la presse et sur les ondes nationales : « penseur de la liberté », « farouche défenseur des libertés individuelles » (sans qu’on sache jamais lesquelles) ; avocat « atypique » de « thèses défendues avec précision et logique », offrant une « réflexion ouverte et radicale » propre à « troubler toutes les facilités de penser »9.

      Le sens de la pornographie

      Le succès de ces catégories, auprès d’une grande partie du public politisé voire militant, est en raison inverse de celui du féminisme radical. Les collectifs les plus critiques à l’égard de la prostitution, qui la définissent comme une « violence exercée contre les femmes » (Jeffreys 2009, 17), sont accusés de mépriser les prostituées, qu’ils priveraient d’agentivité (2009, 21) ; la charge porte encore sur les départements d’études féministes, régulièrement blâmés pour leur « impérialisme culturel10 » (2009, 16).

      Sheila Jeffreys suggère que ce rapport de force est surtout l’effet de l’inadéquation profonde de l’agenda féministe radical avec « les politiques et les pratiques dictées par l’économie néolibérale » (« the politics and practice of neo-liberal economics » (2009, 17)). Cette phase néolibérale du capitalisme, à bien des égards, paraît surtout accomplir la logique de marchandisation intégrale du monde qui est celle du capitalisme lui-même (Jappe 2017, 249‑60). Outre cette extension indéfinie de la sphère du marché, elle se caractérise par la promotion exclusive du modèle contractuel pour lier des individus censément maîtres de leurs décisions ; et ces derniers sont sommés de s’affranchir de toute affiliation, notamment politique, pour être en mesure d’affirmer leur volonté la plus authentique. Mais on ne peut prêter foi à ce récit que si l’on en ratifie le postulat initial : comme le résume la sociologue Rosalind Gill, citée par Sheila Jeffreys, « le néolibéralisme réclame des individus qu’il racontent leur propre histoire comme si elle était la résultante de choix délibérés » – et ce, « quelque fortes qu’aient été les contraintes qui ont pesé sur leur action11 » (Jeffreys 2009, 26).

      Le fond de la critique de Jeffreys apparaît alors nettement : elle assigne aux études pornographiques, et plus généralement à toute défense conditionnelle de la prostitution, un statut non pas scientifique mais idéologique. Le terme apparaît dès les premières pages de son essai, et semble appeler une lecture marxiste, dans la mesure où elle y voit l’expression théorique d’impératifs fixés par le capital lui-même, plus que par des communautés humaines organisées. Il désigne alors les « idées dominantes », c’est-à-dire « les idées de la classe dominante », par lesquelles celle-ci justifie, en conscience ou non, sa domination (Marx et Engels 1970, 56‑58).

      L’accusation a de quoi faire rire les intellectuels concernés : tous revendiquent régulièrement leur largeur de vues et leur esprit pénétrant, qui sont supposés les tenir à distance de toute attitude bourgeoise – comprendre : étriquée. On a déjà cité Sam Bourcier, qui moque le regard peu affûté de Laurent Joffrin ; Florian Vörös, qui vante l’ « indiscipline » de son département face à un milieu universitaire trop sage et bien rangé ; on pourrait encore détailler le plaidoyer pro domo de la revue du Collège international de philosophie, organe historiquement concurrent de l’université française, lorsqu’il se félicitait d’avoir introduit pour la première fois le « dirty talk » des études pornographiques dans le milieu propret des philosophes (Odello 2013, 1). Tous se distinguent certes de la bourgeoisie surannée : traditionnaliste sinon cléricale, pudibonde et poussiéreuse. Mais leur philosophie individualiste et volontariste, qui universalise une expérience sociale peu marquée par la contrainte, les assigne au service des capitalistes de la pornographie – lesquels ont tout à gagner à la normalisation des carrières pornographiques. Qu’ils s’en défendent ne change rien à l’affaire : leurs analyses concourent à cette normalisation, aussi bien pour les acteurs que pour les spectateurs.

      Mais ce n’est pas seulement sur cette base que Sheila Jeffreys porte son accusation. L’adéquation de leurs catégories mentales à l’agenda néolibéral est plutôt la conséquence d’un problème de méthode plus fondamental, et qui tient à la façon dont ils envisagent la signification des décisions et des conduites humaines :

      Les militants queer cherchent à faire reconnaître d’autres droits – notamment ceux impliqués par la « liberté sexuelle » – mais ces droits eux-mêmes découlent du patriarcat. (…) La liberté sexuelle des hommes tenait, et tient toujours dans une large mesure, au fait qu’ils possédaient le corps des femmes. Les hommes ont acheté, vendu, échangé les femmes comme des choses dont on peut disposer à loisir. Les femmes sont encore régulièrement violées dans le cadre du mariage, même si la plupart des pays occidentaux ont changé leurs lois pour reconnaître aux femmes le droit de ne pas être violées. On continue d’acheter et vendre les femmes dans de nombreux pays, et dans la plus grande partie du globe leurs corps sont toujours la propriété de leurs maris. Dans la prostitution comme dans la pornographie, dans le mariage par correspondance comme dans la gestation pour autrui, le commerce international des femmes est une industrie florissante. L’appropriation du corps des femmes a fait naître chez les hommes l’idée de la liberté sexuelle, et a fixé sa signification. Voilà pourquoi cette liberté inclut le droit d’acheter un accès aux femmes, aux hommes, aux enfants ; voilà pourquoi cette liberté se démontre essentiellement ainsi12. (Jeffreys 2003, 153‑54)

      Le sens d’une critique « totale » de la pornographie apparaît ici plus nettement. Jeffreys refuse d’envisager la pratique pornographique comme un phénomène social isolé, qui ne prendrait son sens que dans la conscience des acteurs ou des publics, et dans le présent de son effectuation ou de sa réception. Ce n’est pas nier que les acteurs et publics confèrent un sens à leurs pratiques, ni que ce sens soit éminemment variable en fonction d’un grand nombre de déterminations singulières ; ce n’est pas non plus réduire ces récits en première personne à des fantaisies décousues ou à des mécanismes de défense. C’est refuser, par contre, que l’intention subjective des acteurs et des publics suffise à déterminer la signification de leurs pratiques. Ce que représentent et valent leurs pratiques pour eux-mêmes est un élément de l’enquête plutôt que sa conclusion, et n’épuise pas ce qu’elles représentent et valent en général, c’est-à-dire pour des groupes sociaux définis par leur « effort » commun en vue de « donner des réponses unitaires et cohérentes à l’ensemble des problèmes que posent leurs relations avec le milieu ambiant » (Goldmann 1967, 993).

      Le coeur du désaccord tient à ce que Sheila Jeffreys, dans la droite ligne du féminisme radical, situe la pratique pornographique et ses théorisations par rapport aux deux conflits sociaux qu’elle juge les plus structurants : celui qui oppose les capitalistes aux prolétaires, et celui qui oppose les hommes aux femmes. Que les acteurs et les publics ne se sentent pas concernés par ces conflits – quand ils ne les jugent pas dépassés ou passablement simplistes – n’indique pas qu’ils sont maîtres de leurs désirs et de leurs conduites, mais plus simplement qu’ils renoncent à tracer ce qui rend, pour eux-mêmes, certaines choses désirables et les dote de valeur. Consentir à produire de la pornographie, le vouloir, en tirer de la fierté et de la joie n’a rien d’une évidence qu’une introspection suffisamment honnête pourrait suffire à dégager, et à opposer aux critiques de la prostitution. Que le sociologue doive enregistrer ces témoignages de consentement – et par là offrir une description exacte, plurielle, de la conscience des acteurs et des actrices – c’est une nécessité professionnelle ; mais rien ne l’oblige à en faire le fin mot de l’enquête. Son souci, légitime, de ne pas parler à la place des premiers concernés n’implique pas qu’il doive reprendre à son compte les explications proposées par ses enquêtés. Ces derniers ont au moins l’excuse de ne pas avoir de formation historique ni sociologique, ou celle d’être empêchés, par leur engagement dans l’actorat pornographique, d’en faire l’usage le plus pénétrant.

      Si le droit d’accès au corps des femmes – comme la revendication d’une libre prostitution – jouit toujours d’un certain prestige, c’est qu’il est l’effet de l’idéologie du libre marché, selon laquelle il est possible et souhaitable d’échanger tout ce qui existe, croisée à un héritage juridique patriarcal éminemment cohérent. La pornogaphie reçoit de cette perspective historique une signification plus large, que lui prêtent à la fois les hommes (et les femmes sommées d’aimer leur condition) et les capitalistes (et les travailleurs sommés de trouver leur compte dans cette situation). Elle est un prolongement du trafic des femmes, là où les femmes ont conquis le droit d’être un peu moins la propriété des hommes que par le passé. Comme la prostitution, elle fonctionne pour les hommes comme une sorte de compensation. Mais compensation vicieuse, puisqu’elle prolonge souterrainement la domination patriarcale quand, en surface, l’égalité juridique est en passe d’être conquise ; puisqu’elle peut être défendue par les femmes elles-mêmes, plus facilement que les codifications juridiques patriarcales les plus grossières (celles qui dénient aux femmes le statut d’individus majeurs et rationnels).

      Disqualifier les positions adverses comme idéologiques, et rendre compte socialement et historiquement de conflits d’ordre conceptuel, c’est, pour Jeffreys, pratiquer une forme de sociologie de la connaissance. La juste signification d’un phénomène ne peut pas, dans ce cadre, être établie en faisant seulement montre de rigueur et d’honnêteté intellectuelle : elle est nécessairement approchée différemment en fonction des appartenances sociales du chercheur (Goldmann 2014, 31‑32), c’est-à-dire des intérêts qu’il a compte tenu, entre autres choses, de sa classe, de son sexe, du rapport même qu’il entretient avec ces appartenances. De ce point de vue, le conflit du féminisme radical et des défenseurs de la pornographie est une nécessité sociale. Mais cette approche sociologique s’applique alors à tous les camps, féminisme radical compris.

      Cela ne revient pas pour autant à mettre tous ces discours sur le même plan, et à admettre autant de significations valables qu’il y aurait de groupes sociaux ou d’intersections possibles. Jeffreys ne thématise pas directement, à ma connaissance, cette question ; mais sa démarche laisse deviner la manière dont elle y répond au moins pour elle-même. Elle prétend déterminer une signification plus objective, voire suffisamment objective, de la pornographie pour les motifs suivants :

      1. Sa description de la pratique pornographique est plus précise que celle des études pornographiques. – L’idée peut sembler irrecevable à première vue, puisque les études pornographiques se sont constituées en réaction aux définitions réductrices de cette activité, et qu’elles ont donc par nature une vocation descriptive (Williams 2004, 10‑12). Néanmoins, la précision des classifications, le soin particulier apporté à recueillir l’expérience contradictoire des tournages ou l’ambiguïté du regard posé sur les actrices, remplacent souvent des éléments d’ordre plus matériel : où en tourne-t-on le plus, où en consomme-t-on le plus ? quand devient-elle une marchandise globale, et à quelles conditions légales et pratiques ? qui détient les capitaux (Marcolini 2018, 89‑90), c’est-à-dire à la fois les fonds nécessaires et les outils de captation, de diffusion, de monétisation des images ?

      2. Sa description rend compte d’un plus grand nombre de faits sociaux, par rapport auxquels les modalités précises de la pornographie contemporaine prennent sens, et réciproquement. – Il s’agit ici de mettre au jour « des relations et des connections », « plutôt que des distinctions » (Jeffreys 2009, 9), entre les différentes facettes de l’industrie de la sexualité – trafic, salariat pornographique et prostitutionnel normalisé (2009, 152‑98) –, sa connexion avec d’autres secteurs comme le tourisme (2009, 129‑51), et avec les rôles féminins écrits par les Etats patriarcaux (2009, 38‑61). La démarche, holistique, ne revient pas à recouvrir tous ces phénomènes sociaux sous un discours généralisant et donc abstrait, mais donne autant de nouveaux points de départ pour l’analyse de chacun d’entre eux – à commencer par la pornographie –, points de départ qu’une approche atomistique aurait été bien en peine de trouver.

      3. Elle rend compte, par ailleurs, de l’existence et des modalités des discours favorables à la pornographie ; en d’autres termes, elle ne traite pas simplement ces discours comme de purs éléments théoriques mais comme des faits sociaux, qui ne naissent ni ne se modifient sans raison ((Jeffreys 2009, 15‑37) et (2003, 153‑54)). Leurs concepts-clés sont repérés et justifiés, mais surtout leurs limites sont exposées : le mot d’ordre de « liberté sexuelle » se révèle contradictoire, puisqu’il est censé valoir pour tous mais s’appuie sur une exploitation de fait (celle des femmes par les hommes) et en justifie la poursuite ; mention est faite du capitalisme et du patriarcat, car il faut bien se situer dans le camp progressiste, mais sans que ces systèmes soient compris comme déterminants pour le sort et la volonté des individus.

      4. Elle rend compte, enfin, de son propre discours et plus généralement de la dissonance du féminisme radical à la fois par la pratique lesbienne – qui est un arrachement en acte à la dépendance masculine et à la structuration affective hétérosexuelle (Jeffreys 2003, 144) – et par l’héritage théorique du féminisme matérialiste (Jeffreys 2009, 18‑19).

      En regard, les bénéfices théoriques des études pornographiques semblent plus faibles. L’adversité théorique est le plus souvent analysée en termes psychologiques ou moraux. Ruwen Ogien moquait la « panique morale » liée à « l’influence d’une conception courante ou ordinaire de la sexualité » (Ogien 2003, 22, 144). Dans son sillage, Florian Vörös critique « la rhétorique moraliste sur “la marchandisation du corps” » (Vörös 2015, 22) et Sam Bourcier dénonce régulièrement « l’arrogance » des féministes radicales françaises (Bourcier 2011, 42, 115, 185, 306). Une telle approche dépolitise le débat, et le fait tourner à l’enfantillage. Mais plus généralement, les études pornographiques semblent incapables de penser les contradictions qui les structurent, à commencer par celle dont nous étions partis : la défense de toute la pornographie ou de la plus critique, autoréférentielle. Elles peuvent au mieux pointer le fait de cette contradiction, dire qu’il y a des femmes qui sont en désaccord sur la nature émancipatrice de telle ou telle pornographie ; mais elles ne peuvent pas en rendre compte, au nom du principe de neutralité axiologique que postulait déjà Ruwen Ogien.

      La critique « totale » de la pornographie, à laquelle se livre Sheila Jeffreys, consiste donc à la fois à réinsérer cette pratique dans un double dispositif d’exploitation, capitaliste et patriarcal, et à réfléchir aux théorisations enthousiastes qui ont entouré le nouvel essor du secteur depuis les années 1980. Si la complexité du matériel social humain interdit pratiquement de dégager la signification exhaustive (Goldmann 1967, 1011) de quelque fait que ce soit, Jeffreys permet une meilleure compréhension du phénomène pornographique que ses adversaires. Son meilleur atout est sans doute qu’elle explicite l’« agenda politique » (Jeffreys 2003, 57‑77) des défenseurs de la pornographie, c’est-à-dire leurs valeurs et les conquêtes juridiques qu’elles déterminent. Se tromperait-elle, qu’elle contraindrait encore ses adversaires à la corriger – et, par là, à établir publiquement la nature progressiste de leurs thèses.

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      1. L’actrice et réalisatrice Paulita Pappel tient un discours similaire. (Schmitt 2018)

      2. “This mood of universal condemnation changed in the neo-liberal 1980s and the process began by which pimps were transformed into respectable business people who could join the Rotary Club. The business of brothel prostitution was legalized and turned into a ‘market sector’ in countries like Australia, the Netherlands, Germany and New Zealand, stripping became a regular part of the ‘leisure’ or ‘entertainment’ industry, and pornography became respectable enough for corporations like General Motors to make porn channels part of their stable.” (Traduction de Romain Roszak) Cela ne signifie pas que les actrices pornographiques – plus que les acteurs d’ailleurs – ne sont pas stigmatisées (et empêchées, souvent, d’embrasser d’autres carrières par la suite). Non seulement le public qu’elles fascinent peut les juger à la fois inaccessibles (compte tenu de la starification des moins précaires) et méprisables (puisque c’est leur travail même de figurer des femmes qui ne refusent rien) ; mais plus encore, la glorification des métiers du sexe, qui est le fait des intellectuels les plus « émancipés », peut se voir contestée dans l’espace public, certes à la marge, mais non sans virulence, par des représentants de la « bonne société ». L’ancienne actrice Céline Tran raconte ainsi comment les producteurs de télévision peuvent à la fois l’inviter en tant qu’actrice pornographique, tout en organisant l’indignation des invités face à une femme qui « n’a pas honte de jouer les objets » (2018, chap. 11).

      3. “Most of the academic and feminist literature on prostitution which uses the language of ‘sex work’ is based upon the premise that it is possible, or even desirable, to make distinctions between various forms of the sex industry; between child and adult prostitution, between trafficking and prostitution, between forced and free trafficking, between forced and free prostitution, between legal and illegal sectors of the industry, between prostitution in the west and prostitution in the non-west.” (Traduction de Romain Roszak)

      4. “The increasing profitability and expansion of the global sex industry depends on social acceptance. It requires that governments either tolerate or legalize the industry. Thus an industry report on the legalized brothel and strip club industry in Australia in 2007 makes it clear that increasing social acceptance is crucial to the continuing and increasing profits of the sex industry. A ‘key success factor’ listed in the report is ‘ability to effectively change community behaviour’ and this is necessary because of the ‘significant level of moral stigma attached to prostitution’ (IBISWorld 2007, 22).” (Traduction de Romain Roszak) L’affirmation selon laquelle « la prostitution reste très fortement stigmatisée », ne va pas à l’encontre de ce que cherche à démontrer Sheila Jeffreys : elle atteste simplement qu’aux yeux de l’industrie du sexe, le mouvement de normalisation n’est pas aussi abouti qu’on pourrait l’espérer – c’est-à-dire, concrètement, que la clientèle n’est pas encore aussi indifférenciée qu’on pourrait le souhaiter. À propos de cette quête d’un marché sexuellement et socialement indifférencié, voir Roszak (2021), 86-91.

      5. “Legalization needs to be understood not as a reluctant response to a ‘necessary evil’, as it is sometimes portrayed, but as an active policy which creates the conditions for the rapid expansion of the industry of prostitution.” (Traduction de Romain Roszak)

      6. Cela ne revient pas à dire que tous les hommes politiques se sont montrés entièrement enthousiastes vis-à-vis de cet essor ; on parle bien, ici, de l’intérêt de la classe capitaliste, et le caractère des politiques chargés de son bien-être peut tout à fait être plus composite, et conserver la marque des stades antérieurs de l’économie et de la morale. Ce fut le cas, en France, de Valéry Giscard d’Estaing, dont les tergiversations semblent avoir longtemps été mal comprises (Roszak 2021, 78‑81).

      7. “They began to use terms such as ‘agency’, ‘entrepreneurship’ and ‘rational choice’ to describe the experience of prostituted women. These approaches are a public relations victory for the international sex industry”. (Traduction de Romain Roszak)

      8. Le même type de descriptions revient sous la plume du journaliste Robin d’Angelo : Judy « fait défiler les photos » de son tournage et les contemple « en silence », avant de lâcher : « Franchement tu as vu l’image qu’il fait ? Il n’y a que Dorcel qui fait ça. » Elle se félicite plus tard d’être « un objet de désir ». Sonia, quant à elle, « énumère avec une pointe de fierté les prods pour lesquelles elle a déjà tourné » (D’Angelo 2018, 66, 79, 184). Voir encore Maurisse (2018), 90-99.

      9. L’hagiographie peut être reconstituée avec les articles suivants : Frédéric Joignot, « Ruwen Ogien, mort d’un penseur de la liberté », Le Monde, 6 mai (2017) ; Florian Latrive, « Mort de Ruwen Ogien, penseur de la liberté », France Culture, 4 mai (2017) ; Juliette Cerf, « Mort de Ruwen Ogien, ennemi juré du paternalisme dominant », Télérama, 5 mai (2017). On lira même, dès l’ouverture de l’article de Libération, qu’« il n’est pas exagéré de dire que c’était un homme merveilleux » (Robert Maggiori, « Le philosophe Ruwen Ogien est mort », 5 mai (2017)).

      10. “In an example of this fury, Cheryl Overs refers to the work of academic feminists who challenge trafficking in women and are critical of prostitution as ‘the drivel about sexual slavery that is produced in American “women’s studies” departments and exported in a blatant act of cultural imperialism’.”(Traduction de Romain Roszak)

      11. “The neoliberal subject is required to bear full responsibility for their life biography no matter how severe the constraints upon their action (…) Just as neoliberalism requires individuals to narrate their life story as if it were the outcome of deliberative choices”, (Gill 2007, 74).(Traduction de Romain Roszak)

      12. “Queer activists tend to seek a different platform of rights – namely, the rights involved in ‘sexual freedom’ – but these too can be seen to arise from patriarchy. (…) Men’s sexual freedom has depended, and still does to a large extent, upon their ownership of women’s bodies. Men have bought, sold and traded women as things to be used. Women are still regularly raped in marriage, even though most Western countries have now changed their laws to recognize that wives have a right not to be raped (Russell 1990). Women are still bought and sold in marriage in many countries, and in the vast majority of countries of the world their bodies are still legally owned by their husbands. In prostitution and pornography, the mail-order bride business and reproductive surrogacy, the international trade in women is a burgeoning industry (Hughes, Roche, et Women 1999). Men’s ownership of women’s bodies has been the substrate on which their idea of sexual freedom was born and given its meaning. This is why it includes the right to buy access to women, men and children as an important way of demonstrating that freedom (Kappeler 1990).” (Traduction de Romain Roszak) Précisons, à tout hasard, que la revendication d’un droit à la pornographie excède largement le cadre des militants queer. Marie Maurisse, à titre d’exemple, la répète en ces termes : « Pour la première fois, ce n’est pas le pouvoir politique, le pouvoir masculin ou le pouvoir religieux qui décide si j’ai le droit de regarder des scènes de sexe ou pas. Et même si ces scènes de sexe sont bêtes et réductrices, j’ai le droit de les regarder. De comparer, de réfléchir, de me poser des questions sur mon désir, mes pratiques, mon plaisir » (Maurisse 2018, Conclusion).

      Roszak Romain 0000-0002-7821-5357
      Wormser Gérard 0000-0002-6651-1650
      Sheila Jeffreys : sens et légitimité d'une critique « totale » de la pornographie aujourd'hui
      Romain Roszak
      Département des littératures de langue française
      2104-3272
      Sens public 2022/03/10
      J'aimerais mettre en relation ici les analyses de la philosophe féministe anglaise Sheila Jeffreys et un certain nombre de discours contemporains francophones sur la pornographie. L'enjeu est multiple. Il s'agit d'abord, bien modestement, de donner à lire Jeffreys dans la mesure où elle n'est pas traduite en français à ce jour. Par là, de donner à voir un féminisme antipornographie vivace, et qui ne se fonde pas sur une vision réductrice de la pornographie, c'est-à-dire sur son catalogue le plus manifestement machiste, hétérocentré, brutal voire sadique. La critique « totale » que mène Sheila Jeffreys, et dont il faudra définir le sens, compliquerait heureusement le débat francophone sur le sort à faire à la pornographie ; il est, en l'état, très incomplet, puisque les seules figures médiatiquement reconnues qui s'opposent à l'enthousiasme queer sur le sujet sont des conservateurs qui tiennent les identités sexuelles pour naturelles et figées ; et puisque la seule opposition, dans le champ intellectuel, qui structure le débat, est celle de la défense de la pornographie en général et de la défense d'une certaine pornographie critique (et d'une manière ou d'une autre « progressiste »). Les analyses de Sheila Jeffreys permettent non seulement de rendre raison du statut et de l'extension de la pornographie aujourd'hui, mais encore de renvoyer les études pornographiques à leur fonction idéologique, sans que cela relève d'un procès d'intention.
      I would here like to connect English philosopher Sheila Jeffreys’ analysis of feminist philosophy to a certain number of French discourses concerning pornography. There are many stakes. It is first about, quite modestly, giving to read Jeffreys since her work has not been translated to French to this day. It is also, in the same way, about offering to look at an enduring antipornography feminism, a one that is not built on a reductive view of pornography, meaning on its most obvious macho, hetero-focused, brutal, almost sadistic catalogue. The “total” critique that Sheila Jeffreys leads, and whose meaning still needs to be defined, would providentially make the French debate about the fate of pornography more complex ; it is, in its current state, unsatisfactory, since the only media-wised recognized figures who stand against the “queer” enthusiasm are conservatives who hold sexual identities for natural and rigid ; and since the only opposition that exists among the intellectual field, which structures this debate, stands between the one that defends pornography as a whole and the defence of a certain critical pornography (“progressive” in a way or another). Sheila Jeffreys’ analysis allow not only to explain the status and the extension of today’s pornography, but also to send pornographic studies back to their ideological function, this without being an unfounded accusation.
      Pornographie http://data.bnf.fr/ark:/12148/cb12647536c
      Éthique http://data.bnf.fr/ark:/12148/cb119756872
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      pornographie, éthique, équitable, marxisme, féminisme, études culturelles, signification
      pornography, ethical, fair, marxism, feminism, cultural studies, meaning