Pour Maxence
Jadis, Seattle donnait naissance à Quincy Jones et Jimi Hendrix. La ville connut un développement exponentiel au moment de la ruée vers l’or et de l’expansion de Boeing et United Technologies. Durant l’entre-deux-guerres, période de la grande migration des populations noires quittant le Sud pour rejoindre la modernité américaine, on vit peu à peu céder la digue des préjugés raciaux : les conditions de vie à Seattle étaient plutôt douces quand le développement de Microsoft confirmait sa vocation pour l’informatique. Puis, tout a changé.
Seattle uma vez deu à luz à Quincy Jones e Jimi Hendrix. A cidade também experimentou um desenvolvimento exponencial na época da corrida do ouro e da expansão da Boeing e da United Technologies. Durante o período entreguerras, época da grande migração das populações negras que saem do Sul para se juntar à modernidade americana, observamos os diques dos preconceitos raciais ceder gradualmente: as condições de vida em Seattle eram bastante tênues quando o desenvolvimento da Microsoft confirmou sua vocação para a computação… Então tudo mudou.
Jeff Bezos créa son entreprise dans cette ville parce qu’elle disposait des talents requis et aussi pour un motif assez subtil : du temps du commerce traditionnel, la TVA sur les ventes était ventilée État par État en fonction du chiffre d’affaire réalisé par les succursales présentes localement – rien de plus logique. Sauf qu’il suffisait à Amazon d’éviter la Californie, où Bezos avait d’abord pensé installer sa librairie en ligne, pour s’affranchir de toute taxe sur ce qu’il y vendrait.
Em 2018, Jeff Bezos montou sua empresa nesta cidade não somente porque tinha o capital necessário e sim por uma razão bastante sutil: du temps du commerce traditionnel, la TVA sur les ventes était ventilée État par État en fonction du chiffre d’affaire réalisé par les succursales présentes localement – rien de plus logique. Condição que foi suficiente para a Amazon evitar a Califórnia, onde Bezos havia pensado em montar sua livraria online, para se livrar de qualquer imposto sobre o que ele venderia lá.
Depuis Seattle, un petit marché pour le livre, Amazon pouvait développer ses ventes sans devoir payer la TVA dont s’acquittaient les entreprises locales. Cette martingale fut un élément-clé : des années durant, Amazon placera ses entrepôts hors de ses principaux marchés.
Em Seattle, com o seu pequeno mercado de livros, a Amazon poderia expandir suas vendas sem ter que pagar o imposto que era cobrado para outras empresas locais. Esta estratégia foi um elemento-chave e durante os anos seguintes, a Amazon colocará seus armazéns fora de seus principais mercados consumidores.
Devenue la firme la plus puissante d’Amérique du Nord, l’activité d’Amazon remodèle le territoire au rythme de la création de ses plateformes logistiques et de ses centres de données. Cela acheva de faire de Seattle le spot professionnel et immobilier le plus dynamique aux USA. La hausse vertigineuse des loyers expulsa les habitants aux revenus sans rapport avec ceux des informaticiens et manageurs du numérique. Les quartiers qu’ils fréquentaient sont devenus les vitrines de la consommation la plus luxueuse, et bien des gens sont aujourd’hui à la rue : ce n’est pas le problème d’Amazon. Tout comme le Texas ou la Floride et contrairement à la Californie, Seattle ne prélève pas d’impôt sur le revenu. La volonté de certains élus d’en créer un fut contrecarrée par l’entreprise, qui parvint à faire revenir le conseil municipal sur ses propres décisions (Lowrey 2018).
Tendo se tornado a empresa mais poderosa da América do Norte, o negócio da Amazon está remodelando os territórios onde se instala ao mesmo ritmo da criação de suas plataformas logísticas e data centers. Isso tornou Seattle o local profissional e imobiliário mais dinâmico dos EUA. O vertiginoso aumento dos aluguéis expulsou os moradores com rendimentos abaixo aos de cientistas da computação e gestores digitais. Os bairros que estes novos moradores frequentavam tornaram-se as vitrines do consumo luxuoso, e muitas pessoas estão agora na rua: mas “isso não é problema da Amazon”. Assim como o Texas ou a Flórida e ao contrário da Califórnia, Seattle não cobra imposto de renda. (Lowrey 2018).
Qu’aurait pensé Frank Herbert de cette transformation ? L’auteur de Dune manque parmi les références locales d’Alec MacGillis, auteur d’un livre magistral sur cette transformation sans retour (MacGillis 2021). J’accompagne de longue date les études concernant la gentrification et les villes mondiales, même si je me suis délibérément écarté des réseaux dominants. Cette insolente prospérité a engendré une telle division entre les gagnants et les perdants de l’économie numérique qu’elle explique mieux que tout le cours erratique de la société américaine depuis une trentaine d’années. La combinaison de la déqualification du travail et de celle des territoires, une tendance mondiale, permet quelques comparaisons schématiques.
Le capitalisme post-industriel désintègre les espaces sociaux
Après avoir prospéré en exportant le sucre produit par les esclaves, puis zébré le continent des lignes de chemin de fer accompagnant la mécanisation de l’agriculture et l’érection de métropoles vite devenues des entrepôts industriels d’importance mondiale, les États-Unis dominent le monde depuis un siècle. Gagée sur la poursuite de sa croissance, la domination américaine exige les surplus financiers de l’extraction et de la production pour se maintenir malgré l’endettement spectaculaire du pays. Son avance dans l’industrie des données a donné lieu à un enrichissement sans précédent de quelques dizaines de centres de haute technologie. Cela contraste avec la régression brutale des anciennes régions industrielles. Hormis quelques régions en surchauffe, le quotidien américain est surtout routinier : bien des Américains ont des vies monotones.
Pour point de comparaison, comment juger de la stratification des élites françaises ? S’est-elle jamais démentie ces 50 dernières années ? « La France s’ennuie » écrivait Pierre Viansson-Ponté à la veille de Mai 68, qui concluait fortement son article : « l’ardeur et l’imagination sont aussi nécessaires que le bien-être et l’expansion (…) l’anesthésie risque de provoquer la consomption. Et à la limite, cela s’est vu, un pays peut aussi périr d’ennui » (1968). A l’époque, les modernisateurs étaient bloqués aux marges, actifs dans la culture plus qu’aux affaires. Après la génération de la Résistance, sa variante gaulliste s’était ossifiée. Il fallut plus de dix ans après Mai 68 pour que l’élection de François Mitterrand (1981) élargisse vraiment le champ des recrutements. La société des médias et du numérique ouvrit, à partir de 1990, des secteurs où de nouveaux entrants purent s’exprimer. Cette dynamique fut relayée par la multiplication des formations universitaires et les réformes favorisant la création d’entreprise, sur les politiques régionales de développement économique – et, plus que tout, sur un meilleur accès des femmes aux responsabilités. Les nouvelles technologies ont ainsi été vues d’abord comme un puissant facteur de partage, d’ouverture et d’égalité : Jeremy Rifkin parlait de l’Age de l’accès (2000), d’une chance à saisir. La France a su accompagner les évolutions sociétales et culturelles, mais ses élites économiques n’ont guère innové. Nombre de ses meilleurs étudiants ont tenté leur chance aux États-Unis, parvenant parfois au sommet des entreprises les plus en vogue : ancienne élève de HEC, Fidji Simo dirige Facebook.
Pourtant, même si la France est une nation bien équipée où la pression fiscale permet de vraies politiques publiques, les poches de pauvreté et les quartiers de relégation se multiplient. Leur visibilité est réduite malgré la présence des services sociaux et des associations. Même en Europe, les gagnants et les perdants de la mondialisation se fréquentent de moins en moins. Plus encore que le vote protestataire, le silence de l’abstention électorale témoigne de l’éloignement massif d’une grande part la population relativement aux institutions et la crainte rampante du déclassement (Rey-Lefebvre 2021). La France ne s’ennuie plus : sa diversité est mieux prise en compte, les transferts sociaux sont importants. Mais les perspectives d’ascension sociale sont réduites. Beaucoup comptent sur le secteur public pour trouver des emplois : les impôts requis pour les financer et les emplois du secteur marchand exigent le succès des grandes entreprises. Cela explique largement les orientations gouvernementales et la permanence des revendications pour l’égalité.
La prégnance des discriminations dans l’espace urbain est particulièrement visible au Brésil, autre point de comparaison. La faiblesse des transferts fiscaux et de la formation professionnelle est quasi-constitutionnalisée dans cet immense territoire. Sans réforme fiscale d’envergure, la limitation légale du déficit public empêche une sortie de la crise par le haut. Faute d’investissements publics, comment contrôler les trafics et la corruption, réduire les invasions de terres protégées et s’attaquer à l’exploitation de la main d’œuvre ? La précarité économique contraint nombre de Brésiliens à se replier sur la sécurité qu’offre un quartier familier. Elle en pousse d’autres à migrer vers les zones dynamiques du pays. Dans tous les cas prévaut une intense exploitation de la main d’œuvre. Dans ces conditions, le revenu réel de l’immense majorité de la population s’amenuise, ce qui bloque toute initiative. Pour autant, les élites restent peu créatives. Sans même parler des rentiers de l’immobilier, ceux qui réussissent dans ce cadre n’ont aucun motif pour le briser : leur petit nombre leur assure des marges confortables en tout domaine, que viennent encore accroître de fortes disparités régionales. Sans un improbable engagement collectif massif dans la qualification professionnelle et la promotion de la consommation pour tous, la pauvreté restera une fatalité. Compte-tenu de la taille du pays, l’idée d’une politique semblable partout est inapplicable : une transformation du cadre supposerait des initiatives décentralisées capables de fédérer un grand nombre d’acteurs locaux pour les soutenir. On voit mal comment cela pourrait se produire. Pour l’heure, à João Pessoa, une des capitales très prospère du Nordeste, dont la population a quadruplé en cinquante ans pour atteindre 900 000 habitants, Wesley voit ses jeunes informaticiens quitter son entreprise de marketing numérique pour les salaires de celles de São Paulo. Au même endroit, Bruno a choisi de laver des voitures dans la cour de sa maison au fond d’une rue peu passante. Au bout d’un an, il gagne à domicile le double de ce qu’il touchait pour ses longues journées dans une concession automobile du centre-ville, environ 500 dollars mensuels, et utilise son temps libre pour se former. Le logo qui sourit d’Amazon peut toujours servir de porte-bonheur sur l’enseigne d’un cabinet dentaire de la région…
La ressource humaine est bien le facteur déterminant de la richesse des entreprises, et l’espace-temps néolibéral est un incessant mouvement d’entraînement qui interdit le repos. Le cadre économique général sur lequel est venu se greffer la société des réseaux a pour soubassement une impitoyable sélectivité territoriale et sociale. Seules les régions disposant d’importants leviers de transformation bénéficient des investissements nécessaires à leur développement. Est-ce le sens qu’on peut prêter à la phrase de Jeff Bezos prononcée en 2018 à Berlin lors de la remise du Prix Axel Springer ?
La seule solution que je puisse envisager pour employer cette manne financière, c’est de reconvertir mes gains chez Amazon dans le voyage spatial1 (2018b).
Le contexte nous l’interdit. Par cette réponse, Bezos écartait l’invite à se montrer plus philanthropique, et disait qu’il savait comment dépenser l’intégralité des ressources issues du « ticket de loterie » que représente aujourd’hui Amazon pour lui. J’y reviendrai. Mais il est vrai que cette phrase exprime la vérité du capitalisme numérique. L’humanité se confiera toujours davantage à des automatismes et aux données pour fournir à chacun ce qu’il est en mesure de se procurer. La logistique combinée à l’intelligence artificielle en sera le cœur. L’essentiel de ce dont les ménages solvables pourront désirer leur sera bientôt livré par défaut en mode quasi continu.
Une partie notable de la population des grandes métropoles et des villes mondiales lorgne sur des carrières de rang international. Ces villes abritent de richissimes décideurs indifférents aux gens ordinaires de leur pays de résidence2. Qu’importe si les ménages à petits revenus et les communautés périphériques sont expulsés de leurs logements et de leurs territoires ? Qu’importe si les classes moyennes sont paupérisées tandis que les plus riches paient proportionnellement moins d’impôt que les fonctionnaires et les employés ? Dans un ouvrage remarquable, Alec MacGillis (2021) explore et décrit les lieux où cette disruption reconfigure les territoires. C’est une traversée de l’Amérique au prisme d’Amazon, pieuvre dont les tentacules ont grandi depuis le siège principal de Seattle jusqu’aux immenses dépôts d’expédition localisés dans diverses zones proches des aéroports ou des échangeurs routiers, en passant par les centres de données et les bases du cloud, domaine où Amazon règne mondialement.
Les salaires de la Silicon Valley peinent à suivre la hausse de l’immobilier. A San Francisco, SalesForce vient d’acheter Slack, née à Vancouver, pour près de 28 milliards de dollars. Cette valorisation extrême pour une plateforme intégrée d’outils bureautiques et de communication à distance restera comme un symbole de l’année 2021, mais la Californie n’est plus le siège des mutations actuellement les plus rapides. Si elle est passée de 10 à 40 millions d’habitants depuis 1950, San Francisco, qui avait 775 000 habitants à l’époque, en compte juste 100 000 de plus aujourd’hui. Son enrichissement se traduit toutefois par la diminution de 60 % du nombre des Afro-américains dans cette ville – passés de plus de 13 % de la population en 1970 à moins de 6 % aujourd’hui. Le marqueur ethnique reste le plus pertinent pour décrire l’occupation du territoire américain – cela vaudrait mutatis mutandis pour d’autres pays.
MacGillis donne un aperçu saisissant de l’évolution de Baltimore. Ce fut le plus important centre de production d’acier au monde entre 1940 et 1970. Reléguée au rang d’une ville de seconde zone par la chute de Bethlehem Steel, le site de l’ancienne usine à Sparrows Point accueille entre autres un gigantesque centre logistique d’Amazon et le consortium foncier qui se charge de la commercialisation de la zone a déjà obtenu 60 M$ d’exemptions fiscales (Claycorp 2021 ; Cassie 2018). Baltimore est entrée dans le cycle de la plus profonde décadence, perdant vingt-cinq places dans la hiérarchie des villes américaines dont elle occupait jadis le 6e rang. Le revenu moyen par foyer de la ville est moitié moindre que celui de l’ensemble du petit État du Maryland, plutôt riche, où elle est située. Sa population, près d’un million dans l’après-guerre, a fondu de moitié, composée aux 2/3 d’Afro-américains contre 20 % en 1940. MacGillis, qui connaît intimement la ville, a constaté l’échec complet des autorités pour y rétablir une vie normale. Le trafic de drogue aidant, Baltimore compte plus d’homicides par an que New York (presque quinze fois plus peuplée), et le double de Chicago (MacGillis 2019). A 60 km au sud, Washington avait doublé sa population entre 1930 et 1950, à 800 000 habitants, avant de passer par un plancher à 570 000 en l’an 2000. La capitale fédérale connaît aujourd’hui un boom comparable à celui de Seattle ! Sa population a cru de 20 % en dix ans et dépasse 750 000 habitants. Les Afro-américains formaient plus de 70 % de sa population en 1970, leur proportion est de 45 % aujourd’hui. La proportion des Blancs a doublé depuis qu’ils comptaient pour 27 % dans la Washington de 1970. Parallèlement, la population de Seattle a bondi de 20 % depuis 2010 à plus de 750 000 habitants, dont 8 % d’Afro-américains. Seule New York a pu se permettre de refuser l’implantation d’un siège d’Amazon à Long Island, sous l’action d’Alexandria Ocasio-Cortez – mais New-York peut se permettre de réserver ses décisions marquantes à des new-yorkais !
Ces contrastes brutaux le confirment : les villes gagnantes de l’économie numérique absorbent l’essentiel des revenus et des investissements. Le prix de l’immobilier flambe, une misère collatérale se déploie à proximité des quartiers les plus prestigieux, les groupes indésirables deviennent invisibles. La mutation présente est aussi radicale aux USA que celle de la ruée vers l’or ou du New Deal. Si San Francisco et Seattle ont été rejointes par Washington depuis une quinzaine d’années, c’est en raison de la présence dans la capitale fédérale de milliers de lobbyistes qui appuient les prétentions de leurs commanditaires à des exemptions fiscales et à l’installation sur place de nombre de cadres supérieurs des principales entreprises du pays. La greffe d’Amazon sur la ville de Microsoft a été suivie par celle de Microsoft et d’Amazon sur le siège du Pentagone – dont Microsoft est devenu le fournisseur de solutions de sécurité. L’organisation des méga-entreprises est d’ailleurs comparable à celle d’une armée. La guerre électronique pratiquée depuis vingt ans a ouvert d’innombrables carrières à proximité du Congrès, les réseaux des entreprises de technologies fusionnent avec ceux du pouvoir politique. Les attaques sur les tours jumelles et le Pentagone ont percuté une économie en pleine explosion de la dot.com economy. Vingt ans après, les monopoles du numérique ont atteint la maturité – et la société est entrée dans l’âge de la précarisation.
Les évidences de la domination
MacGillis décrit précisément les jeux de langage qui accompagnent ce bouleversement. La connivence règne dans les cercles du pouvoir. Elle se propage du haut, depuis Jeff Bezos lui-même et son état-major, en l’occurrence jusqu’aux manageurs subalternes. Ces derniers sont sommés de produire toujours plus d’exemptions fiscales, de supplanter les entreprises utilisant la plateforme d’Amazon en offrant des équivalents « amazoniens » à prix cassés (parfois des contrefaçons), et de recruter du personnel interchangeable. Obligé d’accepter des conditions salariales aux limites du tolérable, Bill Bodani est payé 12 $ de l’heure depuis qu’il a repris du service sur des porte-palettes chez Amazon. Ouvrier sidérurgiste devenu conducteur de machine dans l’usine, il gagnait alors 35 $ de l’heure avant primes, avec deux mois de vacances annuelles. À l’autre bout du spectre, MacGillis montre comment, en dépit du fait d’avoir lancé une immense compétition entre des villes candidates à accueillir le second siège d’Amazon, Jeff Bezos a simplement décidé de l’implanter à proximité immédiate du Pentagone, favorisant les rapports entre ses cadres et de nombreuses directions de l’administration fédérale et d’élus. Par effet collatéral, cela contribue à renchérir les loyers de la capitale et à la misère des populations pauvres. Dans ce contexte, malheur aux villes qui décrochent : ces dernières voient chanceler leurs bases économiques, captées par les géants de la vente en ligne, et ne conservent qu’une population de retraités et de déshérités.
L’auteur illustre les présuppositions de ce capitalisme pour lequel les accords implicites et les évidences partagées (common knowledge) des cadres à haut potentiel constituent une force sans pareille. Ces allants-de-soi favorisent l’action de concert quand bien même elle serait spontanée et ne donnerait pas prise à des conflits de droit. Des milliers d’opérateurs connectés entretiennent indéfiniment les conditions de leur réussite personnelle et celle des entreprises où ils travaillent. Ce succès incontesté depuis une cinquantaine d’année renvoie à la loyauté sans faille des opérateurs aux règles internes des entreprises et au respect du secret des affaires… Même les crises financières internationales issues des pratiques insuffisamment encadrées des sociétés de crédit et d’investissement n’ont guère infléchi la croissance de leurs actifs, ainsi qu’on le voit aux fonds gérés par Berkshire Hathaway ou BlackRock. La pandémie, bénédiction, a fait gagner cinq ans aux cadors du numérique sur leurs estimations de croissance. Le staff d’Amazon transforme « l’expérience-client » en algorithmes. En moins de deux ans, avec la Covid-19, les solutions de paiement électronique et le cloud se sont imposés, les algorithmes sont partout. Amazon Web Service milite ouvertement pour voir les solutions de cloud exemptées de TVA : après tout, sont-elles vraiment des activités localisées ?
Revenons aux propos de Jeff Bezos à Berlin.
La seule solution que je puisse envisager pour employer cette manne financière, c’est de reconvertir mes gains chez Amazon dans le voyage spatial (Bezos 2018b).
Curieuse réflexion. Le magnat du cloud et de la vente en ligne fait comme si sa réussite devait tout au hasard plutôt qu’à une approche superbement intelligente de l’économie de la vente en ligne et de son engagement précoce dans le cloud. Qui croira ce boniment ? Se référer au hasard et assimiler sa fortune à un ticket de loterie, c’est plaider l’irresponsabilité, ni plus ni moins. Assez curieux. Hormis des propos assez conventionnels du type « ne bridez pas les innovateurs ! », Bezos parle de sa bonne étoile. Certes, pour entreprendre, il faut avoir eu de la chance. Mais Bezos fut un bon élève devenu financier à New York au sortir de Princeton. Mais il parle de loterie pour évoquer ce qui lui importe le plus. Surprenant.
J’ai gagné cette loterie d’avoir tant de personnes dans mon existence qui m’auront donné un amour inconditionnel, et je pense bien sûr que celui de MacKenzie en fait partie3 (Bezos 2018b).
Cela revient significativement pour évoquer Blue Origin :
Je vais utiliser mes gains à la loterie financière d’Amazon pour financer cela4 (2018b).
Aux dires de Bezos, le succès serait une affaire de hasard et d’opportunisme qui a marché. Il répète la banalité selon laquelle il faut toujours essayer pour ne pas regretter par la suite. Il cite même l’adage de collégien selon lequel il ne faudrait pas avoir caché ses sentiments à quelqu’un et regretter ensuite de ne pas les avoir déclarés. C’est un peu court. Mais Bezos semble avoir ce type de discours chevillé au corps jusque dans sa manière de penser ses rapports avec les régulateurs.
Nous trouverons au besoin une nouvelle façon d’enchanter les clients. Ce dont vous devez vous soucier et le problème que je ne n’aimerais pas voir se produire, c’est que vous ne voulez pas bloquer l’innovation et l’invention. L’une des conséquences involontaires fréquentes de la régulation, c’est que cela favorise vraiment les dominants. Évidemment, Amazon est maintenant un dominant, alors je pourrais peut-être m’en réjouir. Mais non ; car je pense à la société, nous voulons vraiment voir le progrès continuer5 (Rubinstein 2018 ; Bezos 2018a).
On trouvera toujours une solution, dit-il. Certes. Il aurait appris cela dans le ranch de son grand-père… Comment imaginer propos plus convenus ? « Innover est le seul moyen de résister aux menaces sur la vie privée », « il faut s’occuper plutôt de ses clients que de ses concurrents »… Banalités dignes du Dictionnaire des idées reçues. Jeff Bezos a-t-il un message à adresser aux gens ordinaires ? Il se présente comme l’homme du très long terme : est-ce à dire qu’il évite de se confronter aux problèmes de ses contemporains ? Les individus les plus influents savent traiter des données, non entendre les personnes. Faille majeure de notre temps. En dépit des placebos véhiculés par les réseaux sociaux, on voit venir l’obsolescence programmée des humains.
Dans cette époque post-existentielle, le langage des puissants est étonnamment creux. Naïves ou étudiées, telles sont les évidences du pouvoir : nul ne peut les contredire. D’ailleurs, ce langage est très voisin des descriptions de MacGillis. Alors qu’ils arrivent aux foires de recrutement d’Amazon avec leur CV et attendent un bref entretien, les candidats se voient poliment renvoyés à des formulaires en ligne. Conviés à une réunion promotionnelle, les petits patrons contemplent des transparents qui leur font miroiter une croissance de leurs vente parallèle à celle d’Amazon. « Vous vendrez au monde, plus seulement à El Paso », leur dit-on. Sauf qu’Amazon met tous ses fournisseurs en concurrence et absorbe l’essentiel de leur marge pour récompense de ses services. Mais comment refuser d’y aller si même les clients habituels veulent passer commande à travers Amazon ? Avec les données, le boniment est donc une compétence centrale d’Amazon. Bezos apprécie le travail d’invention en équipe, et se présente comme une personnalité modeste qui, ayant su reconnaître ses limites comme étudiant en sciences, cultive son talent humain. Doué pour les contacts, il rit facilement, aime se mettre à l’écoute des clients, et prétend à l’excellence pour les servir. Il dit prendre quelques heures par jour pour des décisions importantes, et déléguer le reste, et cite Warren Buffett à l’appui de ces propos… Si ces truismes sont aussi des vérités, nous percevons chez Bezos le séducteur parvenu à lever des millions au début de son aventure.
L’interview berlinoise comporte de multiples doublons littéraux des propos tenus au club économique de Washington. Peut-il être sincère quand il répète d’une fois sur l’autre :
Vous savez, dans mon esprit, j’en suis toujours à déposer moi-même les paquets à la poste. Vous voyez ce que je veux dire. Je conserve toutes les traces du temps où nous espérions pouvoir bientôt nous offrir un chariot élévateur6 (Bezos 2018b)
On ne peut qu’admirer la manière unique dont Amazon a géré sa croissance explosive. De 30 000 employés en 2010, la société est passée à 560 000 en 2018, soit une croissance proche de 50 % par an, ininterrompue jusqu’ici : en 2021, Amazon emploie un million de personnes aux USA et 300 000 ailleurs. Elle reçoit 500 000 CV pour sa journée de recrutement de septembre 2021 (Glaser 2021 ; Smith 2021). Vu la rotation express du personnel des entrepôts, Amazon a validé un demi-million de contrats en 2020 ! Cela donne le tournis (Dastin 2021 ; Soper 2021). Le secteur « recrutement » d’Amazon est une méga-entreprise en soi. Elle fournit les techniciens et les informaticiens pour les projets en cours et le suivi des employés est essentiellement fait à travers des applications et des schémas de productivité. Amazon approche le chiffre de 1 % de tous les emplois aux USA. Avec un turnover de 150 %, largement organisé par ces procédures qui font en permanence pression sur les employés, régulièrement invités à quitter l’entreprise et très rarement promus, Amazon risque même de manquer de candidats, mais cette rotation a jusqu’ici fait partie du système Amazon. Il a fallu la Covid-19 pour que Jeff Bezos commence à se soucier du personnel (Kantor, Weise, et Ashford 2021). Cela explique en partie les annonces récurrentes concernant une hausse des salaires (Gilbert 2021). Mais, en 2018, les observateurs notaient que cette augmentation se faisait au détriment des primes et des bonus, ce qui risquait de faire baisser le revenu de nombre d’employés (Cassie 2018). Amazon sera-t-elle plus généreuse une fois les primes-Covid-19 passées ?
Les territoires dépourvus de pareils opérateurs se partagent les miettes. Il y a ceux disposant d’atouts suffisants pour se maintenir dans la dépendance immédiate d’un de ces centres de commandement. Ils parviennent à faire prospérer quelques entreprises profitables, à disposer d’universités de qualité et à jouir d’une qualité de vie associée à la modération des loyers. En revanche, ceux qui sont sortis de ces orbites ou n’y ont jamais figuré connaissent le chômage, le déclassement, le ressentiment social, la déqualification à presque tous les niveaux, surtout dans les pays où l’intervention publique est réduite et ne mobilise pas une expertise territoriale digne de ce nom. Rééquilibrer les chances des centres et des périphéries relève de l’utopie. Sur ces marges, la situation des petits entrepreneurs et des employés de base est de plus en plus précaire. Comment pourraient-ils disposer de filets de sécurité pour calculer leurs risques et développer leurs atouts ? Nombre d’entreprises négocient en permanence des crédits bancaires et voient leurs niches professionnelles profitables concurrencées par les plateformes numériques. Combien d’employés passent trois heures par jour dans les transports, affrontent des situations familiales hétéroclites, peinent à financer leur logement et les études de leurs enfants, sans parler de leurs plans de santé ? Ce gouffre n’est pas près de se réduire aux USA et croît dans le monde entier.
C’est particulièrement vrai là où dominent des représentations néolibérales qui fustigent l’interventionnisme étatique. Aux USA, depuis un demi-siècle, on assiste à une séparation complète entre les comtés gentrifiés où se masse une population aux revenus triples ou quadruples de la moyenne nationale, et ceux, déclassés, vidés de l’essentiel des populations des classes moyennes et supérieures qui avaient assuré leur croissance au siècle dernier. Délaissés par les investisseurs et stigmatisés à raison de la déchéance d’une bonne partie de leur population de mal-logés, drogués, dépressifs et retraités sans ressources, ces territoires sont aujourd’hui en friche. Baltimore avait un revenu moyen par foyer de 43 000 $ en 2019 quand les comtés situés autour de Washington disposaient presque du triple en moyenne (Mack 2018 ; Kreider 2020).
La concentration d’investissements et de revenus dont jouissent les territoires mondialisés tient à distance aussi bien les concurrents plus faibles que des millions de personnes aux moyens insuffisants pour pouvoir rebondir après un accident de la vie, accident dont l’occurrence est d’autant plus probable que leur situation est précaire. Les personnes capables de comprendre ces phénomènes et de s’y opposer ne peuvent venir que de ces centres eux-mêmes, faute de quoi les opposants manqueraient probablement des moyens pour comprendre ce qui est en jeu. Le portrait de Katie Wilson à Seattle répond à cette configuration. Cette jeune femme, révoltée des inégalités engendrées à Seattle par la hausse de l’immobilier et par l’impunité fiscale des plus grandes fortunes et des entreprises qui dominent la région, s’est trouvé une vocation : mobiliser la population, taxer les plus grandes fortunes installées en ville et les entreprises qui la dominent. La ville où Bill Gates et Paul Allen ont fait fortune – le second ayant d’ailleurs vendu à Bezos les terrains dont il avait besoin pour édifier son immense quartier général – est devenue un spot parmi les plus chers aux USA. Si Bill Gates a fait de la philanthropie une activité à plein temps, Jeff Bezos se fait une religion d’accroître toujours plus son patrimoine. Il a tout fait pour contrer les projets fiscaux de la ville. Katie Wilson, diplômée d’Oxford en physique et philosophie, monta une coalition pour augmenter les taxes insignifiantes sur les emplois et taxer les bénéfices des entreprises et les revenus des milliardaires. Amazon s’opposa à toute idée de taxation en menaçant de renoncer à construire de nouveaux bureaux, puis en finançant une pétition contre la décision du conseil municipal. La pression fut telle que ce dernier dut se dédire (MacGillis 2021, 250), pour le plus grand bonheur des lobbyistes, ironisant sur l’incompétence des élus. Katie Wilson se rabattit sur la question du logement. Cette campagne fit élire plusieurs conseillers municipaux opposés aux candidats de la chambre de commerce. Mais on ne contrôle pas la hausse des prix, et les afro-américains ont déguerpi du centre-ville. Amazon accepta de donner 5 M$ au logement social à Seattle en 2020 (contre 500 millions pour Microsoft). La même année, la firme a dépensé 17 millions en lobbying à Washington, année où plus de 110 personnes se consacraient à cette tâche (Koma 2021).
Alec MacGillis est lui-même représentatif de ces insiders qui ont embrassé un combat social. Fils d’un rédacteur-en-chef du Boston Globe, un grand amateur de jardins décédé en octobre 2020 d’un accident de montagne (Zilber 2020), journaliste au Baltimore Sun, il écrivit pour The New Republic7 et le Washington Post avant le rachat du journal par Bezos. L’auteur ironise sur ses confrères qui couvrent les affaires fédérales plutôt que d’enquêter sur le pays et faire vivre l’opinion publique (MacGillis 2021, 103). Jay Carney en est la caricature. Ce journaliste, après des années à assurer jusqu’en 2011 la couverture de la Maison-Blanche pour Time Magazine, est devenu porte-parole de Biden, puis responsable du bureau de presse d’Obama. Quittant la Maison Blanche en 2014, il se fait courtiser par Amazon qui le nomme responsable de la stratégie. Il est désormais senior vice president of global corporate and affairs ! (Press 2021). On mesure ainsi ce que signifie l’engagement de MacGillis à exercer le journalisme civique à la fondation ProPublica. Bien placé pour observer les conséquences déjà visibles de la transformation numérique, il élargit le spectre des enquêtes ordinaires tant par une écriture sophistiquée qui donne une place essentielle aux personnes et aux récits de vie, que par une approche tournoyante qui nous fait circuler d’un lieu à un autre jusqu’à ce que des recoupements entre les biographies et les espaces se produisent, indiquant la réticulation profonde des transformations en cours.
Le roman du capitalisme numérique
L’uberisation est devenu un terme synonyme de la disparition des entreprises internalisant leurs coûts structurels au profit de services d’intermédiation par un tiers de confiance numérique. Des sites de vente en ligne de billets d’avion jusqu’à Paypal, Ebay, Booking, c’est le cœur du capitalisme numérique. Les AdWords de Google en furent une variante (Zuboff 2020). Mais passer de sites de vente au recrutement des employés, c’est autre chose : le règne du jetable atteint ses limites extrêmes, même là où le capitalisme semble porter au pinacle la valeur du mérite (Sandel 2021). Les marchés à deux versants des télécoms d’il y a trente ans n’étaient que des nains. Rétribués par la publicité et la facturation du temps de connexion, les services gratuits augmentaient les marges de l’opérateur, intensifaient l’usage du service et poussaient à l’achat de nouveaux matériels. Ils sont aujourd’hui le support de toute l’économie uberisée, fondée sur la colonisation du quotidien par les algorithmes. Les entreprises les plus puissantes de la planète cultivent un immense capital de sympathie auprès de milliards d’individus et de milliers d’entrepreneurs ; mais elles réduisent drastiquement la relation client à la simple livraison. Les compétences professionnelles deviennent de simples compléments des algorithmes. On peut y voir le retour dans les pays riches du refoulé des modalités de la mondialisation. Une fois les tâches mécaniques reportées sur la main d’œuvre sous-payée des pays pauvres alors même que la créativité restait le monopole de quelques milliers d’entreprises et centres de recherche ou de design des pays du Nord global, les clients massifiés deviennent par excellence la ressource à exploiter en fonction des données qui les qualifient. J’ai pointé cela dans mon ouvrage sur Facebook (Wormser 2018), de nouvelles enquêtes le montrent pour Google (Carrie Wong 2021). Cette division est cruciale pour notre devenir. Des individus isolés, sans moyens de s’organiser, sont mis en situation de concurrence absolue et assument les risques professionnels pour le compte des plus grandes fortunes ayant jamais existé sur terre. En changeant radicalement les règles du commerce, les plateformes (pour commander et livrer des biens, gérer les service-clients délocalisés, louer des appartements, etc.) ont réduit brutalement la capacité du tissu économique local à s’adapter au contexte financier où le gagnant rafle la mise.
L’intelligence artificielle issue des meilleures universités est ainsi l’ultime technologie du pouvoir et de la vie quotidienne. Elle induit notre asservissement universel au capitalisme des données. Pour le moment, les connexions de l’assistant domestique commercialisé en 2022 par Amazon lui permettront de gérer les communications et la domotique de son propriétaire – depuis ses échanges téléphoniques jusqu’à la surveillance des abords de sa résidence par drones interposés. Il est doté de reconnaissance faciale, évitera d’approcher de trop près les animaux de la maison ; il dispose d’alarmes qui se déclenchent s’il n’identifie pas un visiteur, et pourra être programmé pour ne pas inspecter certaines zones ou pour flouter des visages. Parallèlement, Amazon commercialisera des thermostats connectés à des prix défiant toute concurrence (Gibbs 2021) – de même que ses abonnements Prime Video font des programmes de cinéma un produit d’appel pour son commerce en ligne (Piquard 2021). Ses successeurs suppléeront nombre de nos tâches répétitives en ligne, passer des commandes pour notre frigidaire ou l’entretien de notre domicile ou notre jardin, suivre nos factures et gérer notre agenda, nos échanges avec nos proches. Ce sera le confinement d’après le confinement. Les personnes restant indispensables à la satisfaction (fulfillment) de ces besoins seront d’autant plus invisibles qu’elles partageront leur condition avec celle des terminaux et des robots qui leur prescriront les actions restant hors de leur portée.
Ce qui se présente comme une plateforme de service sur une face est, sur l’autre face, une machine de guerre qui maximise toujours davantage de profits. Le désir de communiquer de manière ininterrompue attire des milliards d’utilisateurs sur les plateformes gratuites qui aspirent en permanence leurs données, le streaming donne accès à d’immenses réservoirs de contenus, les moteurs de recherche et les réseaux sociaux sont plébiscités, au point que nous faisons l’impasse sur ce qui se trouve dans notre environnement immédiat, où divers biens et services sont à notre portée et restent porteurs d’une sociabilité concrète. Le recours généralisé à des tiers de confiance électroniques implique donc une transformation radicale des rapports humains qui nous interroge. Concilier le goût du marché bio avec les applications de paiement et de livraison ? Ce sera l’une des prochaines batailles. Au passage, nos sociétés oblitèrent le talent de ceux qui ne fréquentent pas les showrooms des quelques dizaines de villes créatives qui donnent son rythme à la planète. Une métaphore pourrait symboliser cette situation : la disparition de la télécommande des téléviseurs laisse les utilisateurs de la télé connectée en face des quelques boutons présents par défaut – Netflix, Amazon, Disney –, restant libres de se perdre dans l’océan sans repères des milliers de canaux disponibles sur des moteurs de recherche aussi malpratiques que sans pertinence pour un public conditionné aux premiers liens qui se présentent. A ce jeu, les plus grandes plateformes peuvent préempter les productions qui atteindront un large public et dégageront des profits. Netflix, YouTube et Spotify renvoient Dailymotion et Deezer aux oubliettes : Orange s’allie avec Google pour structurer l’univers de la 5G, il n’est guère douteux que les contenus seront annexés aux serveurs. Seuls des acteurs ayant pris pied aux USA resteront dans la course à la croissance des profits, selon le modèle porté de longue date en France par l’Oréal et la famille Bettencourt, ou par la famille Lévy avec Publicis, à présent Arnault avec LVMH : les milliardaires mènent le monde tandis que les classes moyennes sont colonisées de l’intérieur.
Outre l’achat de concurrents et le dumping, ces firmes jouent sur la compétition entre les États. Nombreuses sont celles dont le siège a quitté la Californie, qui pratique l’impôt sur le revenu, pour le Texas, le Colorado ou l’Arizona – trois États en pleine ascension dont le premier, comme à Seattle, ne fait payer aucun impôt sur le revenu, et dont les deux autres le plafonnent à 4,80 %. La dimension territoriale est un élément crucial du capitalisme des données. Les zones appauvries ont le faible coût de main d’œuvre et des exemptions de charges pour seuls attraits. En attendant que des réglementations obligent les acteurs les plus puissants à payer des impôts nationaux plus élevés (c’est en cours avec le projet de taxe minimale de 15 % – mais certains pays freinent, comme l’Irlande, où les GAFAM et multinationales emploient directement plus d’un Irlandais sur dix), un capitalisme sauvage règne sous le couvert de la distribution universelle de services et de contenus. El Paso, par exemple, dont le revenu par foyer est identique à celui de Baltimore, devenue une plateforme de centres d’appels et va accueillir le gigantesque centre de distribution annoncé par Amazon en juillet 2020. Cela ne fera monter ni les revenus ni les qualifications sur place.
Les observateurs occidentaux n’ont guère prêté attention aux régimes de travail dans la mondialisation : les statistiques de la création d’emplois qualifiés en Asie et de l’enrichissement de millions de personnes ont estompé les critiques qui auraient pu dénoncer les conditions d’existence des dizaines de milliers de salariés dans les usines de Wuhan ou du Vietnam, les investissements gigantesques des capitalistes taïwanais en Chine continentale, et la captation des consommateurs chinois par les applications de paiement et de reconnaissance faciale promues par Alibaba, Baidu ou Tencent. A présent que ce capitalisme des données domine les pays riches, les consciences s’aiguisent. Certains comprennent que la captation des profits du numérique par un nombre restreint d’acteurs ouvre l’époque du premier oligopole intégré mondial. Allant du génie logiciel et de la conception et à l’usinage des processeurs aux solutions de paiement en passant par la génération de contenus et aux applications pour leur traitement, puisant ses ressources humaines aux meilleures universités, qu’il finance largement, se repassant les meilleurs talents les unes aux autres, les géants du numérique, s’ils ne constituent pas formellement un monopole, en possèdent toutes les caractéristiques plus une : la capacité d’analyse en temps réel , qui multiplie leurs chances de réussite – et suscite une féroce concurrence entre les start-ups d’analyse des données pour permettre aux entreprises qui achètent leurs services d’être effectivement en tête des réponses fournies par les navigateurs pour proposer sans délai le produit exactement adapté à la requête de tout internaute.
Le gigantisme et la vitesse d’évolution d’Amazon mettent au défi quiconque tente d’en saisir le ressort. Jamais une industrie nouvelle n’a placé en dix ans plus d’un million de personnes sous une même enseigne maillant tout le territoire américain et quelques autres : Amazon s’installe en Inde ! (Piquard 2021). Alec MacGillis a choisi de procéder par sondages monographiques et entretiens. Son étude fait place à une époustouflante galerie de portraits, et tout particulièrement de rejetons de la classe moyenne et ouvrière ainsi que des populations immigrées. Leur point commun ? Une farouche volonté de s’en sortir, souvent contrecarrée par le bouleversement permanent de cette société capitaliste, et éventuellement par des règles pénalisantes en matière d’aide sociale. MacGillis décrit des villes au réel passé industriel dont le déclin inexorable s’accompagne d’une radicalisation des opinions dans le sens d’un ressentiment agressif. A Nelsonville, Ohio, connue pour avoir fourni des briques de qualité à toute la région, des usines de chaussures ont prospéré jusqu’au boom de la randonnée des années 1990. C’était avant leur délocalisation à Porto-Rico et au Vietnam. Taylor Sappington parvint à se faire élire au conseil municipal après avoir renoncé à faire carrière à Washington, dont les codes le rebutèrent après ses études de droit. Mais sa volonté de représenter les petites gens se heurta aux notables du lieu qui accompagnèrent les électeurs devenus favorables à Donald Trump – ils se sentent abandonnés par les Démocrates. Devenu le parti des technostructures et des classes montantes, le parti démocrate ne représente plus les classes pauvres : en 2020, bien des Afro-américains ont voté pour Trump, et le clivage en fonction de la variable des revenus et du niveau d’éducation s’est approfondi (Park et al. 2021). Entre temps, la chaîne de grands magasins Bon-Ton où travaillait Sappington avait été liquidée. Fondée en Pennsylvanie dès 1898, elle avait fini par compter 300 points de vente et tenté de monter son site de vente en ligne : cette fermeture n’était qu’une parmi tant d’autres au sein des grandes enseignes de vente nationales ou locales. Amazon détruit deux emplois pour chacun de ceux qu’il crée. Loin des petites villes moribondes, les emplois ouvriers de la région se situent dorénavant dans les entrepôts flambants neufs d’Amazon, répartis dans les environs paupérisés de Columbus. Pour leur part, les centres de données Amazon Web Service ont été implantés à l’autre bout de cette ville, stratégique sur la carte cognitive d’Amazon : ils emploient des diplômés et le vote pour le parti démocrate y est archi-dominant. Tournée vers l’économie des services, Columbus est l’une des rares villes à n’avoir pas connu de crise après 1960. Dépassant 900 000 habitants aujourd’hui, un triplement depuis 1940, elle a créé 200 000 emplois depuis 2010.
Par contraste, dans l’Ohio industriel, Dayton fut un puissant centre d’ingénierie et de recherche – pour l’automobile (GM, Delco, Delphi…), les caisses enregistreuses et automates bancaires (NCR)… Passée de 250 000 habitants en 1960 à moins de 150 000 aujourd’hui, Amazon y recrute les enfants désemparés de l’Amérique post-industrielle. La plupart ont hérité de la conviction qu’il était possible de réussir, mais la vie leur donne de sévères leçons : le moindre faux pas se paie cash, sans parler des accidents du travail. C’est le cas de Todd Swallows (MacGillis 2021, 55) dont l’entreprise de transport fut victime des délocalisations liées au transfert vers la Chine du secteur des pièces détachées. Les avatars de sa vie lui firent accepter toutes sortes de travaux précaires pour financer sa nouvelle famille avec l’énergie de qui met toute sa dignité dans le travail. En désespoir de cause, étant payé 10 $ de l’heure, il sollicita un foyer d’hébergement – mais il sera dans un foyer pour hommes tandis que sa femme et ses enfants résident dans un foyer qui n’accueille que des personnes seules et/ou avec enfants. Après avoir voté pour Trump, perdu et retrouvé du travail dans les cartonnages malgré de brefs passages en prison pour violences conjugales, ayant perdu sa voiture percutée par un cerf, il plonge dans l’usage de cachets et la déprime. Quand il remontera la pente, ce sera pour retrouver un emploi de misère dans les cartonnages. Pendant cette période, Amazon continuait de reconfigurer l’Amérique postindustrielle en plateforme de distribution et d’hébergement de données. Dans le seul Ohio, Amazon obtiendra plus de vingt millions de dollars de subventions pour s’installer. En une décennie, elle aura obtenu un milliard de dollars d’exemptions fiscales tout en fraudant tranquillement sur la perception de la TVA (MacGillis 2021, 77). Plébiscitée jusqu’ici pour offrir des services universels et des emplois par milliers, désormais sans concurrent possible, l’entreprise de Bezos prélève une forme de commission sur l’essentiel des activités des entreprises américaines, soit pour traiter leurs données, soit pour la logistique de leurs ventes, devenant l’acteur central qui oblige les logisticiens publics ou privés à le servir au meilleur coût.
Mais à qui MacGillis s’adresse-t-il ? Par-delà les lecteurs de l’ouvrage, une élite culturelle loin de pouvoir changer la mondialisation, son livre s’inscrit dans la perspective d’une critique interne de la société des réseaux en passe de trouver ses porte-paroles et des relais dans l’administration américaine. Son enquête permettra à des élus américains de comprendre le devenir possible de leurs comtés si une partie des bénéfices des plateformes ne leur est pas reversée à due proportion de ce qu’elles prélèvent dans leur environnement. Cela aidera à les percevoir comme une industrie extractive d’une nouvelle espèce. Surfant sur la gratuité des données, sur la capture des producteurs, sur la standardisation des offres et sur l’énorme cash-flow libre rendu disponible par le circuit des affaires, et dont l’importance vient alimenter la hausse indéfinie des actions cotées, elles ont mis en place un écosystème archi-dominant. Ce dernier aspect n’est pas central dans la démonstration de l’auteur, qui, tout à sa description concrète, nous introduit dans les villes moyennes américaines qui font face à la fermeture de leurs enseignes traditionnelles au profit des supermarchés low-cost et des entrepôts du commerce en ligne. Nous voyons Milo Duke repartir à Saint-Louis, autre ville sinistrée, à présent que Seattle, où il a passé l’essentiel de sa vie, ne lui permet plus de vendre ses peintures comme du temps où les artisans et artistes disposaient d’une visibilité réelle dans une ville encore à échelle humaine où nombre de personnes avaient le temps de flâner. Bill Bodani, à Baltimore, sert de fil conducteur pour raconter l’histoire d’une sortie de l’histoire pour la ville qui a construit les Liberty Ships en 1944… Les entrepreneurs d’El Paso témoignent de l’énergie que mettent nombre d’Américains pour faire surnager leurs affaires en jouant sur la proximité et la fidélité de leurs meilleurs clients. Mais ils luttent en permanence pour éviter que les administrations locales et les particuliers ne se détournent d’eux au profit des plateformes aux tarifs archi-concurrentiels. Cette enquête exemplaire se se lit comme un roman grâce à une mise en scène visuelle et truculente. Il n’est pas étonnant qu’elle émane d’une organisation d’intérêt général, ProPublica, qui chronique la vie contemporaine. Les fondations de presse d’intérêt général sont indispensables dans un monde dominé par le buzz publicitaire et les réseaux d’influence… et par Jeff Bezos, propriétaire du Washington Post, qu’il qualifie lui-même de « plus important journal de la capitale la plus importante du monde occidental », ajoutant en face du directeur de Springer, c’est bien le moins, que
d’ailleurs, c’est bien pour cela que le travail du Washington Post et de tous les autres grands journaux à travers le monde est si important. Ce sont souvent eux qui opèrent cette première supervision, même avant que les agences gouvernementales ne s’y engagent8 (Bezos 2018b).
Ces traversées où se conjuguent des destinées personnelles et le devenir des territoires décrivent le monde qui vient. L’ouvrage se situe dans la lignée des Balzac, Zola, Dickens ou London. Il donne vie à des dizaines de personnages dont il ne méprise jamais la dignité. Qu’il s’agisse de la naïveté d’un self-made man d’El Paso ou de l’outrecuidance du patron de la financière Carlyle, de l’abnégation d’un camionneur de Baltimore ou des activistes de Columbus ou Seattle, toujours la personne est au cœur de l’enquête qui dessine une Amérique sur fond d’accidents du travail et de coups de projecteur sur les stratégies de lobbying qui ont permis à Amazon de se faire financer par les collectivités territoriales américaines sans jamais réellement payer d’impôts. Bien évidemment, des personnages liés au pouvoir, on ne voit que la face officielle sans pénétrer les arcanes de leur existence personnelle : tout juste MacGillis parvient-il à retracer leur carrière et à montrer leur ambition. Leur rôle est essentiel. Au confluent de la réussite financière et de l’entretien de leur réseau d’affaire, nous apercevons la faune des professionnels de l’entregent et du paraître social. MacGillis se délecte à raconter la carrière de David Rubenstein et du fonds Carlyle qu’il a créé, à l’intersection des pratiques de lobbying, et de LBO et qui en ont fait un des hommes d’affaires les plus en vue de Washington, et de la manière dont celui qui est à la tête du club d’affaires de Washington accueille Bezos lors d’un considérable événement mondain propice à tous les copinages. (Bezos 2018a ; Rubinstein 2018).
In Jeff we trust
Bien évidemment, les juristes les mieux cotés sont déjà affairés à dénoncer l’esprit partisan avec lequel l’équipe Biden aborde la question des lois antitrust :
Il n’est pas pensable que les régulateurs fixent le cadre légal selon lequel les entreprises vont profiter à la démocratie. Cette norme d’un genre indéterminé et nébuleux ouvre la voie à des décisions gouvernementales arbitraires. Les sociétés ne peuvent rien planifier sans que les lois sur la concurrence ne soient dotées d’un minimum de clarté. Et si on perd en capacité à planifier, on perdra en efficacité9 (McGinnis 2021).
En considérant que le principe de l’antitrust est de favoriser l’innovation, quelle que soit leur part des marchés, il serait anticonstitutionnel d’imposer des restrictions aux conglomérats du numérique. Les acteurs plus petits sont moins efficaces et moins innovants, le consommateur perdrait au démantèlement des majors. A cet argument classique en défense des puissants s’ajoute la suspicion sur la neutralité de Lina Khan, présidente de la FTC. Enfin, il est explicitement formulé que la supervision des marchés de l’emploi, si elle relève bien de la politique antitrust, ne devrait cependant interférer avec le marché du travail que par des avertissements utiles, certainement pas en s’attaquant au « monopsone » repéré par MacGillis à Baltimore (McGinnis 2021, 159). Pourtant, quand Amazon installe une grande unité, l’entreprise parvient à fixer les salaires à un niveau tel qu’on a repéré que cette création fait baisser la moyenne des salaires à cet endroit.
Il est tout à fait raisonnable d’inviter l’administration à superviser ces perturbations de l’équilibre de marché10 (McGinnis 2021).
Ainsi, les tenants du pouvoir des milliardaires sont donc très loin d’exprimer la neutralité qu’ils exigent des libéraux (au sens américain). Ils sont parfaitement engagés, au nom de la science juridique au besoin, pour la défense d’un néolibéralisme tenu pour augmenter l’efficacité des secteurs économiques pris un par un, en évitant naturellement de prendre en considération le devenir d’un système qui accroît grandement le stress de la plupart des Américains, réduit les chances de s’employer dans des conditions décentes près de chez soi, pèse en général sur les revenus de la plupart des salariés et enrichit sans nécessité quelques gigantesques entreprises et leurs actionnaires. Faute d’une redistribution à la hauteur des besoins, les lois antitrust seront probablement bientôt mobilisées contre ces firmes monopolistiques, mais le combat sera homérique si Biden entend se rapprocher de certains standards évoqués, voici cinquante ans, par John Rawls. C’est pourquoi il importe de rompre le lien entre innovation et concurrence qui sert d’alibi aux plus puissants. Abriter les monopoles sous le chapeau de l’innovation est un tour de passe-passe si cela aboutit non à restaurer la concurrence quand les clients n’ont pas le choix de passer par d’autres acteurs, mais à conforter un disrupteur qui prélève une rente sur l’activité d’une grande partie du pays. Que les plus puissantes firmes du numérique soient en concurrence entre elles au plan mondial et continuent d’innover empêche-il de s’inquiéter du maintien d’une concurrence domestique, surtout quand celle-ci se réduit au rythme des achats de start-ups par les majors ? Même les financiers pourraient préférer une diversification accrue de leurs options de placement. Peut-être arbitreront-ils le débat concernant les monopoles dans l’industrie technologique11.
MacGillis décrit les personnages de la vie ordinaire par des récits circonstanciés du cours de leur vie familiale et des épisodes qui finissent par les faire entrer dans l’univers Amazon, fut-ce dans une fabrique de cartonnages ou chez un sous-traitant de livraisons. C’est tout juste si nous n’imaginons pas leur visage et leur vêtement. L’écriture scénaristique dit beaucoup sur la géographie vitale des personnages, mais on voit mal comment la situation pourrait se transformer. Quand MacGillis évoque des accidents du travail, il montre les risques quotidiennement encourus par ces Américains pour tenir leur emploi. Le meilleures chaussures ne suffisent pas à protéger des douleurs, les horaires et les temps de transport rendent la vie infernale, les couples sont affectés jusqu’à la rupture, l’usage de médicaments conduit à des pertes de vigilance, etc. Il faut vraiment avoir tiré un bon numéro pour éviter de côtoyer des risques extrêmes. Le personnel est, toujours plus, la variable d’ajustement d’un ensemble automatisé orienté sur la performance totale – de là le turn-over infernal que connaissent ces entreprises dont les foires de recrutement sont la traduction éloquente.
Si la doxa européenne fait des investissements éducatifs la clé de la compétitivité dans la mondialisation, la réalité américaine montre tout le contraire. Pour quelques dizaines de milliers d’emplois hyperqualifiés, des centaines de millions d’employés exploités, du New Jersey jusqu’au Vietnam en passant par les immigrants mexicains, font tourner la machine à cash qui se repaît de délocalisations et défiscalisations sauvages. Comment éviter de choisir entre cultiver la religion du travail et se résigner à la misère ? Qui ne se résigne pas au quotidien trivial des entreprises doit réussir dans le show-business ou se laisser aller aux vertiges de la drogue.
La pandémie de Covid-19 et ses conséquences éclairent rétrospectivement les motifs du Brexit ou l’élection de Trump, et tout autant le conservatisme allemand ou les mouvements populistes si répandus partout. En contrepartie de l’enrichissement bienvenu de millions de personnes hors d’Europe, les vingt dernières années ont rogné certains privilèges des pays développés et accentué partout les écarts de richesse. C’est vrai en Chine comme ailleurs. Jadis, le capitalisme mobilisait de considérables ressources pour fournir aux régions les plus riches du monde les biens dont elles ne disposaient pas sur place. Ce capitalisme extractif était d’essence coloniale et pratiquait le commerce au long cours. Les industries de la connaissance étaient financées sur les impôts, les loisirs sur les revenus non consommés, la finance prélevait des commissions sur les crédits et les investissements. La ressource initiale et motrice du système était liée aux profits exorbitants des ressources quasi-gratuites provenant de la nature et de l’exploitation de la main d’œuvre, du hareng aux épices d’abord, avant l’extraction d’or et d’argent en Amérique du Sud au XVIIe siècle, la production de sucre au XVIIIe, avant que la production industrielle et enfin l’économie du pétrole ne prennent le relais. La mondialisation a en un sens retrouvé le fil de l’exploitation coloniale. Exporter du capital pour mobiliser la main d’œuvre asiatique au service des consommateurs du Nord a relancé un cycle qui a fini par inclure une part de la main d’œuvre du Nord dans ce système d’exploitation. Son destin est de promouvoir, de vendre et de distribuer ces produits coloniaux dans leur version technologique et tous autres biens disponibles. La mutation actuelle signale la cannibalisation des réseaux commerciaux locaux par les tiers de confiance numériques, ces plateformes multiservices dont l’interconnexion est imminente. A quand un tiers de confiance universel ? C’est ce que la Chine est en passe de réaliser à travers ses systèmes de notation sociale devenus indispensables pour toute transaction.
On ne cherche plus tant à fournir, moyennant une marge, des biens qui manqueraient, comme ce fut le cas au XXe siècle avec le boom de la voiture et de l’électro-ménager. Ce temps est passé. Il faut aujourd’hui rendre un service plus vite et pour moins cher, y compris pour se déplacer ou pour tenir son ménage. La valeur ajoutée remonte des acteurs traditionnels vers les plateformes, elles-mêmes contrôlées par les plus grands fonds financiers, lesquels varient leurs investissements selon les opportunités. Le capitalisme actuel réalise de meilleures marges en bouleversant les systèmes de distribution là où l’argent afflue qu’en améliorant les services de base là où les marchés sont moins florissants. Les marges prises sur la surconsommation sont plus juteuses que celles provenant de l’intégration de populations marginalisées. Maximiser le retour sur investissement signifie investir les plus grands centres et leur voisinage – nous en revenons aux villes mondiales et à la profonde séparation entre des groupes humains aux existences intrinsèquement différentes.
Fulfillment, ou la terre promise
MacGillis brosse une fresque des USA à l’époque de Trump à travers la promesse de fulfillment d’Amazon. La pilule est amère. Le déni d’égalité reste un moteur de prospérité au cœur de la première puissance mondiale, tant les nantis refusent de coopérer avec leurs semblables moins fortunés : la métaphore du ticket de loterie dit alors simplement « malheur aux pauvres ! ». On saisit sur le vif ce qui empêche les politiques sociales de s’enraciner aux USA. Comment croire que l’administration Biden réussisse sur ce front ? Il lui est inenvisageable d’obtenir les soutiens nécessaires pour contraindre les milliardaires à contribuer au bien être général. Ces derniers visent l’obtention de subventions et de gratuités d’une valeur bien supérieures aux impôts qu’ils paient, accusent l’État d’être mauvais gestionnaire, et font valoir leur prétendue philanthropie comme un joker – Dickens nommait « telescopic philanthropy » le fait de s’engager dans des causes lointaines en évitant de se compromettre pour les nécessiteux à domicile. Les taxes payées par les classes moyennes en voie de paupérisation financent nos pays. Et si les entreprises de travaux publics bénéficieront du grand plan d’investissement de Biden pour moderniser les réseaux physiques, les plateformes en bénéficieront plus que tous les autres acteurs. Rien ne devrait altérer le rythme de la concentration des fortunes sur des territoires particulièrement étroits, devenus inaccessibles au commun des mortels. Le risque majeur des décennies à venir est donc le décrochage de la grande masse de la population qui n’aura d’autre perspective que de quémander des emplois mal payés auprès des entreprises de logistique, d’emballage ou de catalogage. Ces emplois subalternes ont éclipsé les fonctions techniques qualifiées de la classe ouvrière d’autrefois. Ils seront eux-mêmes remplacés par des robots qui formeront la plus impitoyable armée de réserve du capitalisme.
Les salariés les mieux payés laissent l’essentiel de leurs revenus au marché immobilier, aux compagnies d’assurance, aux sociétés financières ou aux universités. A tous les niveaux, c’est une course effrénée pour éviter de tomber dans la misère et l’assistance, pour ne pas déchoir ni décevoir. L’equal opportunity qu’espérait John Rawls, l’un des inspirateurs de Biden, est une perspective plus lointaine que jamais. Il est saisissant de voir décrites par le menu les menées du big business et de son armée de lobbyistes, sur un terrain presque libre pour ses opérations que constitue le territoire américain. Le besoin urgent de travail des uns (d’ailleurs commenté mondialement dans les statistiques économiques) vient cautionner les exceptions au droit général que consentent les élus concurrents entre eux sur le marché des investissements privés, en fin de compte le seul levier de développement territorial de cette immense nation. Cela explique mieux que tout le trumpisme et décode la difficulté à en sortir. On ne redistribue qu’une frange infime des bénéfices – donc ceux-ci doivent être exorbitants pour permettre aux employés de vivre un tant soit peu. Contrairement au récit néolibéral de l’État prédateur, la situation décrite par MacGillis est celle d’un régime post-colonial qui confisque une rente qui se concentre aux étages supérieurs des principaux fonds d’investissement travaillant pour les milliardaires. C’est une suprême ironie de voir le premier ministre britannique, de passage à New-York pour l’assemblée générale des Nations Unies avoir rendez-vous avec Bezos pour discuter des impôts et des investissements d’Amazon en Grande-Bretagne.
On a récemment appris que les revenus d’Amazon en Grande-Bretagne avaient augmenté de plus de 50 % en 2020, atteignant 20,63 milliards de livres sterling, mais que sa filiale principale dans le pays n’avait payé que 18,3 millions d’impôts directs12 (Stewart 2021).
Le chiffre d’affaire annuel des diverses branches d’Amazon a atteint 20 milliards de livres en Grande-Bretagne, mais la firme parvient à n’y payer que fort peu d’impôts. Quel sera le prochain chapitre ? Il semble s’annoncer à Tijuana, cette conurbation monstrueuse de la frontière entre la Californie et le Mexique. Amazon vient d’y ouvrir un gigantesque entrepôt pour surfer sur la vague du commerce en ligne au taux de croissance énorme sur place depuis deux ans. Présent au Mexique depuis cinq ans, Amazon y ouvre dépôt sur dépôt (Elliott et Matsakis 2021). En même temps, cet entrepôt de Tijuana, à 3 km de la frontière américaine pourrait aussi alimenter par lots fractionnés d’une valeur inférieure à 800 $ des commandes de grossistes aux USA, les accords ALENA exemptant ces derniers de taxes d’importation (Resnick 2019). Ce serait un cheval de Troie dans la réglementation commerciale pour des marchandises chinoises dédouanées au Mexique. Il ne manque pas d’intermédiaires pour ce genre de services s’appuyant sur une main d’œuvre mexicaine coûtant le tiers des salaires américain. Aux USA même, le nombre d’unités d’habitation urbaines insalubres et sans eau courante augmente dans les villes les plus chères et dont l’expansion est la plus rapide. Ce phénomène culmine à San Francisco, mais se vérifie à Seattle, Phoenix, Portland, etc. Les foyers habités par des familles noires sont affectés pour une proportion double de leur proportion démographique. La cherté des loyers oblige les familles concernées (qui gagnent en moyenne la moitié du revenu américain médian) d’octroyer aux marchands de sommeil plus de 40 % de leur revenu mensuel à Phoenix ou à San Francisco, contre 25 % en 2000 ! Les logements mieux équipés ne mobilisent que le tiers des ressources de leurs occupants plus aisés.
La misère sanitaire se concentre généralement dans des îlots spécifiques qui renvoient à d’anciennes politiques de logement et d’infrastructures ouvertement racistes dirigées contre les populations de couleur et indigènes (Lakhani, Singh, et Kamal 2021). Il faudrait des années d’investissements massifs pour résorber ces poches de misère. Comme par hasard, une sénatrice démocrate de Phoenix que son énergie exceptionnelle a fait échapper aux déterminismes qui la vouaient à la pauvreté s’est mise en travers des projets sociaux du président et de l’aile gauche de sa majorité. Bien des militants locaux du parti se sentent trahis. Mais en devenant la voix indispensable pour un vote à la majorité, Kisten Sinema consacre son quart d’heure de célébrité à exposer malgré elle le clivage majeur de notre temps13. De toutes façons, le plan Biden ne produira ses effets, limités, que dans plusieurs années, durant lesquelles les milliardaires défendront leur supposé droit à ne pas payer d’impôts en insistant sur leur générosité spontanée. À quelques semaines de la COP-26 de Glasgow, The Giving Pledge, le club des plus grandes fortunes, n’annonce-t-il pas son intention de dépenser 5 milliards de dollars pour contribuer à l’objectif des Nations-Unies de préserver 30 % de la planète d’ici à 2030 ? Hansjörg Wyss (Bourget 2019) aurait convaincu Jeff Bezos à l’issue de son récent survol de notre planète sur son vaisseau spatial – une expérience qui aurait montré au prophète de Blue Horizon la fragilité de notre biosphère – de rejoindre les huit autres milliardaires qui ont rejoint sa stratégie d’investir massivement pour acheter des territoires préservés et financer les organisations engagées dans leur protection. C’est ainsi que Bezos vient de déclarer :
que sa Fondation pour la Terre se consacrerait pour commencer à des projets à fort impact en Amazonie andine, dans le bassin du Congo et dans l’océan Pacifique en se concentrant sur des régions ayant fait la preuve de leur engagement à protéger les droits humains14 (Greenfield 2021).
Sauvera-t-on 30 % des terres émergées de toute exploitation humaine grâce à la philanthropie des plus riches ? Cela ne résoudra ni les déséquilibres de nos sociétés, ni les problèmes des populations des régions concernées – mais, sous couvert d’une action désintéressée et non-partisane, cette libéralité augmente fortement la popularité des magnats du numérique ou du médicament auprès de leurs followers du monde entier, avides de participer par procuration à la philanthropie télescopique et satisfaits de croire qu’une part de leur abonnement au service Amazon Prime sert à financer des réserves naturelles et pas seulement le refroidissement des serveurs15. Reste que cette générosité unilatérale des plus riches ne compense, pas même superficiellement, ni les prélèvements énormes de leurs entreprises sur les services financés par le public, ni leurs effets sur les équilibres écologiques de la planète, et certainement pas la faible taxation dont ils bénéficient. Laisser la charge de réparer la société et la planète aux gouvernements tout en s’opposant aux taxes dont ces derniers auraient besoin pour le faire, c’est l’hypocrisie faite vertu. Même dans un des pays neufs a priori des plus équilibrés et l’un des conservatoires de la nature, la Nouvelle-Zélande, la division sociale explose sous le coup des loyers.
La prochaine génération sera toujours plus clivée entre ceux qui peuvent mobiliser un capital familial pour garantir un engagement d’achat et ceux qui sont exclus du marché16 (McClure 2021).
Effrayant, n’est-ce pas ?
La suite du roman reste à écrire, mais l’avenir est aux livrables, pas aux livres.
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« The only way that I can see to deploy this much financial resource is by converting my Amazon winnings into space travel. That is basically it. Blue Origin is expensive enough to be able to use that fortune. I am liquidating about $1 billion a year of Amazon stock to fund Blue Origin. And I plan to continue to do that for a long time. Because you’re right, you’re not going to spend it on a second dinner out. That’s not what we are talking about. I am very lucky that I feel like I have a mission-driven purpose with Blue Origin that is, I think, incredibly important for civilization long term. And I am going to use my financial lottery winnings from Amazon to fund that » (2018b).↩
Sociologue et géographe, Saskia Sassen décrivait la concentration des sièges des principales institutions nationales et internationales en un réseau connectant des villes-mondiales échappant à toute concurrence de la part de zones urbaines moins dotées. Ces grandes métropoles jouent de la « coo-pétition » avec leurs homologues et se trouvent presque en extraterritorialité par rapport à leur arrière-pays.↩
« I’ve won that lottery, of having so many people in my life who have given me that unconditional love, and I do think that MacKenzie’s definitely one of those »(Bezos 2018b).↩
« I am going to use my financial lottery winnings from Amazon to fund that » (Bezos 2018b).↩
« And we will find a new way, if need be, to delight customers. What you have to worry about and the problem I would not want to see happen is that you don’t want to block innovation and invention. One of the unintended consequences often of regulation is that it really favors the incumbents. Now, Amazon at this point is an incumbent, so maybe I should be happy about that. But I wouldn’t be because I think for society, you really want to see continued progress » (Rubinstein 2018 ; Bezos 2018a).↩
« You know, in my mind, I’m still delivering the packages to the post office myself. You see what I’m saying? I still have all the memories of hoping that one day we could afford a forklift? » (Bezos 2018b).↩
Le journal a chroniqué l’ouvrage, Sarah Leonard insistant pour sa part sur les exemptions de taxes obtenues par la firme : « les exemptions fiscales remettent souvent du sel sur la plaie (…) L’inégalité aux Etats-Unis a été profitable pour Amazon : la firme exploite l’angoisse des petits villes et agglomérations pour rénover leurs maigres infrastructures et leurs travailleurs harassés, et pour inonder de cash les centres de décision en ébullition » « The tax breaks often add insult to injury. (…) America’s inequality has been Amazon’s gain: It exploits the desperation of small cities and towns, to sponge off their meager infrastructure and battered workforces, and floods the sparkling centers of influence with cash » (Leonard 2021).↩
« That’s, by the way, why the work at The Washington Post and all other great newspapers around the world do is so important. They are often the ones doing that initial scrutiny, even before the government agencies do » (Bezos 2018b).↩
« It is not plausible for regulators to determine the legal rules by which companies will advance democracy. This kind of open-ended and nebulous standard invites discretionary actions by the government. Businesses cannot plan unless the law on competition possesses at least a modicum of clarity. And with less ability to plan, there will be less efficiency » (McGinnis 2021).↩
« it is perfectly reasonable to put agencies on notice that they should be on the lookout for this disturbance of market equilibrium » (McGinnis 2021).↩
Au sujet du monopole d’emploi et des conditions de travail, il est intéressant de le voir ce thème repris par le Parti communiste chinois dans sa lutte contre les grandes capitalisations du numérique. Ces dernières, bien sûr, offrent des emplois plus normés que bien des petites entreprises chinoises : leur demander d’améliorer les conditions de travail au moment de les menacer de scission ne sert qu’à rappeler l’objectif de prospérité partagée, devenu le slogan principal en Chine pour justifier les prérogatives du PCC. Que bien des cadres du parti s’enrichissent illégalement et qu’il soit impossible à Xi Jin-ping de créer un impôt foncier ou un impôt sur le revenu en dit long sur le chemin à parcourir dans son empire. Toujours est-il qu’un populisme de gauche est en passe de faire son apparition internationale au sein des deux principales économies de la planète. Le petit peuple en verra-t-il les retombées ?↩
« It was recently revealed that Amazon’s revenues in the UK increased by more than 50 % in 2020 to £20.63bn, but its key UK division paid just £18.3m in direct taxes » (Stewart 2021).↩
Au début 2022, Kristen Sinema s’oppose à la volonté du président de réformer la pratique, instituée au Congrès, de voter les réformes institutionnelles par une majorité de 60 % (filibuster, dont le maintien empêche de revenir sur les restrictions aux inscriptions sur les listes électorales instaurées dans plusieurs États républicains) tandis que Joe Manchin, son collègue de Virginie occidentale, une de ces régions marquées par le contraste aigu entre comtés gentrifiés et zones abandonnées (Harold 2022) s’est chargé de bloquer le plan Build back better (Reuters 2022). La majorité démocrate au Congrès ne tenant qu’à une voix, ces élus ont le pouvoir de bloquer toute réforme. Ils représentent des États où les Démocrates sont fragiles. L’élection, en novembre 2021, d’un gouverneur républicain en Virginie, État largement gagné par Biden en 2020, confirme la préférence des électeurs Blancs pour un conservatisme fondamental (Harriott 2021) : les Démocrates sont déjà virtuellement minoritaires.↩
« Through his Earth Fund, Bezos said he would initially focus on high-impact projects in the tropical Andes, the Congo Basin and the Pacific Ocean in regions that have already demonstrated a commitment to protecting human rights » (Greenfield 2021).↩
On est loin d’une situation, peut-être utopique, dans laquelle les GAFAM s’engageraient à consacrer un montant égal à 20 % du montant de chaque facture encaissée à des investissements sociaux et de préservation (dûment alloués à des organisations indépendantes d’eux-mêmes) à chaque fois qu’un client leur demanderait à payer lui-même ces 20 % en plus de celui de sa commande pour aller à cette même finalité et à ces mêmes organismes.↩
« The next generation will be increasingly divided into those who can leverage generational wealth to secure a deposit, and those locked out » (McClure 2021).↩