×

Ce site est un chantier à ciel ouvert habité par les éditeurs, lecteurs, auteurs, techniciens, designers de Sens public. Il s'agence et s'aménage au fil de l'eau. Explorez et prenez vos marques (mode d'emploi ici) !

La frontière américaine

Informations
  • Résumé
  • Mots-clés (15)
      • Mot-clésFR Auteur 1 article
        1 article
        Mot-clésFR Éditeur 1 article
        1 article
        Mot-clésEN Auteur 1 article
        1 article
        Mot-clésEN Auteur 1 article
        1 article
        Mot-clésFR Auteur 1 article
        1 article
        Mot-clésFR Éditeur 1 article
        1 article
        Mot-clésEN Auteur 6 articles
        6 articles
        Mot-clésFR Auteur 4 articles
        4 articles
        Mot-clésFR Éditeur 3 articles
        3 articles
        Mot-clésEN Auteur 4 articles
        4 articles
        Mot-clésFR Éditeur 6 articles
        6 articles
        Mot-clésFR Auteur 3 articles
        3 articles
        Mot-clésFR Auteur 1 article
        1 article
        Mot-clésFR Éditeur 1 article
        1 article
        Mot-clésEN Auteur 1 article
        1 article
      Texte

      Ils avaient dû se lever tôt pour ne pas manquer le départ de l’autobus aux aurores. Ce n’était pas un problème pour Réjeanne qui, toute sa vie, avait été matinale. À ses côtés, Paul s’était déjà rendormi, bien enfoncé dans son siège inclinable. Comme chaque hiver, Réjeanne avait du mal à contenir l’excitation qui s’emparait d’elle au moment de quitter le Québec pour la Floride. Dehors, les bancs de neige défilaient tout le long de l’autoroute. La vieille femme se massait les mains pour soulager ses doigts crispés par l’arthrite. Une file de plusieurs véhicules les attendait déjà lorsqu’ils arrivèrent à la frontière. Réjeanne se dit que le temps d’arrêt serait, comme toujours, beaucoup trop long. Pourquoi fallait-il prendre toutes ces précautions pour un simple groupe de touristes ? L’accompagnatrice du voyage organisé parcourut lentement l’allée centrale. Elle demandait les passeports aux passagers pour les remettre aux autorités. Réjeanne hésita. Elle n’aimait pas trop l’idée de confier des documents d’une telle importance à une étrangère. Elle voulait être certaine de les récupérer. Maintenant, les voitures défilaient devant eux. Réjeanne et Paul aussi, autrefois, se rendaient à la plage par leurs propres moyens. Après une attente interminable, un douanier demanda à un jeune couple de descendre. Ils détonnaient complètement du lot de têtes blanches présentes à bord. Réjeanne les vit sortir deux énormes valises du compartiment sur le côté de l’autobus, puis ils furent conduits dans le bâtiment principal à quelques mètres de là. L’homme arborait un tatouage qui couvrait une partie de son cou. Réjeanne se demanda comment il pouvait espérer occuper un emploi, peinturé de la sorte. Elle patienta longtemps, les yeux rivés sur la porte de l’immeuble, et elle ne retrouva le sourire que lorsque le jeune couple et l’accompagnatrice remontèrent dans le véhicule. L’autobus pouvait repartir. Une dizaine de passagers applaudirent sans grande conviction. Paul se réveilla brusquement. Il consulta sa montre, puis demanda pourquoi ils traversaient à peine les douanes à cette heure.

      À des milliers de kilomètres de là, Ricardo observait le bébé près de lui, qui s’était enfin endormi. Sans ses pleurs, l’autobus sembla immédiatement plus tranquille, malgré la cacophonie des conversations qui se faisait toujours entendre. Le véhicule, complètement bondé, roulait à vive allure, comme si le chauffeur sentait l’urgence de livrer ses passagers à destination. Sur le toit, on avait attaché une montagne de valises qui contenaient toutes les possessions des voyageurs. Ricardo avait aidé à fixer solidement les cordes pour être certain de ne pas perdre ses bagages en chemin. Le paysage salvadorien se laissait voir par la fenêtre, avec ses plantations de cocotiers, de café, et ses misérables habitations aux toitures en tôle. Devant eux, quelques poules se dépêchèrent de s’enlever de la route. Le chauffeur semblait ne vouloir ne ralentir pour aucune raison. Ricardo s’imaginait la vie qu’il mènerait une fois qu’il aurait rejoint son frère à New York. Tout serait bien plus facile, confortable. Il devait d’abord se débrouiller pour traverser la frontière américaine sans se faire prendre. Son cousin qui habitait la Floride le conduirait en voiture jusque dans la métropole. Un garçon se tenait debout dans l’allée. Il sourit à Ricardo. Ce dernier sortit un sac de bonbons au tamarin, et il lui en offrit un. Ces friandises, obtenues en mélangeant du sucre de canne à la chair du fruit de tamarin, connaissaient toujours un grand succès auprès des jeunes. Pour un court moment, leur goût suave savait répandre de la joie dans le cœur des plus démunis. Ricardo distribua le reste des bonbons aux autres enfants à bord. Dans un calme solennel, tous se mirent à la file indienne comme ils l’auraient fait lors d’une communion à l’église. Puis, ils retournèrent s’assoir à leur place, et ils mangèrent en silence, peu conscients que ce voyage pouvait sans doute les sortir de leur misère. Pour un bref instant, l’ordre fut rétabli à l’intérieur du véhicule. Sur le bord du chemin, un vieil homme les regarda passer. Ricardo ne sut pas lire l’expression au fond de ses yeux. Était-il incrédule ou simplement habitué de voir circuler les convois de migrants vers le nord ? Peut-être était-il envieux, lui qui n’avait probablement jamais eu l’occasion de quitter le pays.

      Comme toutes les fois où ils traversaient la frontière, Paul fit remarquer à Réjeanne l’exceptionnelle qualité des routes américaines. Il justifiait ainsi la nécessité d’imposer un long trajet terrestre à sa conjointe, alors qu’il avait, en fait, une peur incontrôlable de prendre l’avion. Pour le conforter, Réjeanne souligna la beauté des propriétés dans le nord-est du pays. Elle se souvenait du charme et du luxe des quartiers de Boston qu’ils avaient visité des années auparavant. Ça ne ressemblait en rien aux revêtements en vinyle qu’on trouvait sur les maisons des villages québécois. Le couple avait réservé un condo situé tout près de la plage de Fort Lauderdale. Ils prenaient toujours le même chaque hiver. Le chauffeur fit un arrêt dans une halte routière sur le bord de l’autoroute. Réjeanne détestait l’ambiance bon marché de ces endroits, là où se mélangeaient de bruyantes familles, de grossiers camionneurs et des amants qui se faisaient la gueule. Heureusement, pour ce premier repas, ils n’auraient pas à sortir de l’autobus. Elle avait préparé des sandwichs. Paul l’aida à les déballer, puisque certains gestes lui étaient devenus difficiles à accomplir avec son arthrite. Il avait toujours été protecteur et attentif envers elle. Réjeanne lui rappela de prendre sa pilule pour la tension. À deux, ils parvenaient à conserver une certaine autonomie. Ils mangèrent en silence en regardant l’incessant va-et-vient dans la halte routière. Le couple des douanes finit par apparaître, alors que la jeune femme était grimpée sur le dos de son amoureux. Elle riait aux éclats. La scène remémora à Réjeanne la féérie de son premier voyage aux États-Unis avec Paul. Maintenant, la passion avait disparu, mais la chaleur de la Floride leur faisait toujours autant de bien. Chaque séjour lui donnait l’impression de rajeunir d’au moins dix ans. L’autobus redémarra, et mit le cap vers la ville de Richmond. C’est là qu’ils passeraient leur première nuit.

      Plus ils montaient vers le nord, plus le paysage mexicain se transformait. Les étendues désertiques remplaçaient progressivement la flore équatoriale. Bientôt, Ricardo découvrirait les rues animées de Manhattan. Il savait qu’il entrait lentement dans la modernité. En accélérant un peu, ils atteindraient Nuevo Laredo avant la tombée de la nuit. Ricardo devrait sûrement attendre quelques jours avant d’entreprendre la traversée en sol américain. L’autobus s’engagea dans une courbe à toute vitesse, alors qu’une voiture arrivant en sens inverse effectuait un dépassement. Le chauffeur tenta de l’éviter. Les pneus du vieil autobus grincèrent sur la chaussée. Il fracassa la glissière de sécurité en bordure de route, et s’envola littéralement dans un ravin. Un long silence suivit. Le rêve d’une vie meilleure semblait soudainement leur échapper. Ils firent plusieurs tonneaux à l’atterrissage. Les gens furent projetés dans toutes les directions. Les vitres se brisèrent, et la carcasse abîmée du véhicule arrêta sa course contre un arbre, complètement à l’envers, posée sur son toit. Ricardo réussit à sortir par une des fenêtres. Il y avait du sang partout dans l’autobus et sur lui également. Miraculeusement, il ne semblait pas trop blessé, mis à part quelques coupures superficielles et un bon mal de dos. Un homme criait à l’aide en direction de la route. D’autres personnes pleuraient, assises sur le sol. Ricardo marcha péniblement en s’éloignant du lieu de l’accident. Il dut enjamber quelques corps inanimés, dont celui du jeune garçon à qui il avait offert bonbon. En grimpant la côte qu’ils venaient de dévaler, Ricardo aperçu des valises toujours intactes, d’autres ouvertes, et des vêtements qui traînaient par terre et accrochés aux branches des arbustes. Ne trouvant pas ses bagages, il ramassa un sac à dos au hasard. Derrière lui, une femme hurlait de douleur. Ricardo continua à pied sur la route, sans même se retourner. Il savait que les autorités allaient bientôt arriver sur les lieux de l’accident.

      Beaudoin David
      Matthey-Jonais Eugénie 0000-0001-6533-4210
      Wormser Gérard 0000-0002-6651-1650
      La frontière américaine
      David Beaudoin
      Département des littératures de langue française
      2104-3272
      Sens public 2025/02/03 La route et ses bas-côtés. Imaginaire des lieux autoroutiers liminaires
      Réjeanne and Paul are leaving Québec on a bus headed to Florida, where they planned a vacation. Meanwhile, Ricardo leaves El Salvador and heads to New York, hoping that the United States can provide a better life. (SP)
      Réjeanne et Paul quittent le Québec et se dirigent en autobus vers la Floride, où ils passeront leurs vacances. Simultanément, Ricardo quitte le Salvador en direction de New York, dans l’espoir d’une vie meilleure aux États-Unis. (SP)
      Route http://data.culture.fr/thesaurus/resource/ark:/67717/T990-1805
      Floride http://GeoEthno#FLORIDE
      immigration http://ark.frantiq.fr/ark:/26678/pcrtFucp6A7iH8
      Vacances http://data.bnf.fr/ark:/12148/cb13318549z
      Autobus http://data.culture.fr/thesaurus/resource/ark:/67717/T990-273
      route, vacances, Floride, autobus, immigration
      road, vacation, Florida, coach, immigration