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Orphelin du bled

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      Texte

      504 break chargé, allez montez les neveux

      Juste un instant que je mette sur le toit la grosse malle bleue

      Nombreux comme une équipe de foot, voiture à ras du sol

      On est les derniers locataires qui décollent

      Le 26 juin, mon frère et moi, on prend l’avion vers l’Algérie. On fait une escale à Paris CDG et on arrive le lendemain matin à l’aéroport Houari Boumédiène. Je m’imagine toujours toute ma famille – oncles, tantes, cousins, cousines – nous attendre en masse avec un bouquet de fleurs. Chaque fois, je suis un peu déçue de ne trouver qu’un seul de mes oncles, avec un petit gobelet blanc contenant son café noir et sa Marlboro dans la main. On fait deux heures de route pour rejoindre notre petit village en Kabylie. Il n’y a pas de clim dans sa voiture. On suffoque, pas encore habitués à la chaleur du bled. La règle d’or dans la voiture de tonton, nous n’avons pas le droit d’allumer la radio. C’est lui qui s’en charge. Pendant deux heures, il chante Aznavour, Brel, Joe Dassin. Une fois arrivés au village, ma cousine la plus âgée nous guette de la terrasse. Dès que la voiture est suffisamment proche, elle ouvre le portail. Les petits nous sautent dessus, mes cousins plus âgés viennent aider mon oncle à monter les valises. Je vais directement voir ma grand-mère. Elle me fait la bise, me serre fort dans ses bras ensuite. Ça dure moins de deux secondes, on ne se dit pas grand-chose, mais je sais que cela veut dire que je lui ai manqué. Pendant ce temps, ma tante dresse la table. Ils nous attendaient pour manger.

      Direction l’port, deux jours le pied sur l’plancher

      Jusqu’à Marseille avec la voiture un peu penchée

      Plus de 24 h de bateau, je sais c’est pas un cadeau

      Mon oncle de France et ses enfants ne sont pas encore arrivés. Pourtant, ma mère m’avait dit qu’ils partaient la même journée que nous. Je ne comprends pas comment ça se fait qu’il faut plus de temps pour traverser la Méditerranée que l’océan Atlantique. Ma tante me dit que c’est plus long, car ils viennent en bateau. Quelle idée ! Pourquoi ne pas prendre l’avion tout simplement ? Ma tante sourit, l’air de dire « tu es encore si naïve ma fille » : ton oncle ne peut pas se permettre d’acheter autant de billets d’avion, c’est beaucoup moins cher en bateau, et en plus ils peuvent embarquer leur voiture. Le lendemain, une fois arrivés, mes cousins m’expliquent que leur voyage, c’est comme dans la chanson « Tonton du bled ». Sauf qu’eux ils partent d’Audincourt, et qu’ils n’ont pas de 504 break bleue, mais une Peugeot 806 rouge. Ils font de grands gestes pour m’expliquer les similitudes avec la chanson de Rim’k, pour me raconter leur périple. On dirait presque que ce sont eux qui sont arrivés de l’autre bout du monde. Nassim me dit que les valises sont tellement lourdes que la voiture touche presque le sol. Il renchérit en mettant la faute sur sa mère. Des mois et des mois à l’avance, elle fait du shopping pour s’assurer que tout le monde puisse avoir des cadeaux. Mehdi m’explique que c’est presque sept heures de route d’Audincourt jusqu’au port de Marseille, et que son père est tellement stressé qu’ils ne font presque aucune pause. Mon oncle a horreur des haltes routières, s’il pouvait empêcher ses enfants de faire pipi, il le ferait. C’est qu’il appréhende, il sait qu’une fois arrivés à Marseille, il y aura une circulation folle pour se rendre au port. Il faut attendre au moins quatre heures avant de pouvoir embarquer la voiture. Ma cousine me parle de la chaleur, des odeurs, de l’impatience des conducteurs. Cette fois-ci, avec le klaxon, mon oncle sonnait au rythme de « Tahia Djazaïr » et les autres automobilistes faisaient de même. Au début c’était drôle, mais après deux heures à endurer ce boucan, ça devenait insupportable. Ils me racontent chaque détail, ils me parlent de tous leurs amis qu’ils ont croisé sur la route, au port ou dans le bateau. En fait, c’est toute la cité qui débarque au bled en même temps. Il ne reste presque plus personne au quartier.

      J’suis sur la plage à Boulimat avec mon zinc et sa derbouka

      Dans la main, un verre de Selecto imitation Coca

      Une couche de zit zitoun sur le corps et sur les bras

      Avec mon poste sur un fond de Zahouania

      Chaque jour au bled c’est la même chose. Comme un rituel. On se réveille vers midi, ma tante est déjà en train de préparer le diner. Mon oncle de France se rend au café du village pour discuter avec les hommes. Pendant ce temps, on mange. On doit finir avant 14 h sinon il sera trop tard, puisqu’on a une heure de route à faire. Mon oncle et sa femme aiment bien arriver avant 16 h pour pouvoir avoir accès au soleil tapant, enduire leur corps de zit zitoune et bien bronzer. Ils n’aiment pas non plus qu’on y aille le matin parce que sinon mon oncle doit nous acheter à manger là-bas et il n’a pas les moyens de nourrir toute la tribu. Chaque jour, il nous refile à chacun la moitié d’un paquet de gaufrettes en guise de collation. Il nous rappelle d’en faire bon usage, car il n’achètera rien d’autre si on a faim. Sachant cela, on se remplit le ventre avant de partir. Souvent, ma tante nous fait des sardines grillées, le plat préféré de tous, on se régale. Une fois repu, mon cousin Mehdi marche jusqu’au café pour dire à mon oncle qu’on est prêts. La 806 peut accueillir sept passagers, mais en réalité on est douze. En arrière, les plus petits s’assoient sur nos genoux. Les autres, ils doivent trouver une place par terre. C’est la seule route que nous partageons. Notre imaginaire commun. Mes cousins collectionnent les CD de Planète Rap. C’est ainsi qu’ils m’initient à Wallen, Booba, Rohff, Sinik, Psy4 de la Rime. Je ne me doutais pas que plus tard, j’allais troquer toutes les musiques américaines à la mode au Québec pour le rap français. Celle qu’on préfère à l’unanimité c’est Unité de La Fouine. On la chante tous en chœur. Nassim, mon cousin le plus âgé, nous explique à nous les plus jeunes le sens des paroles. Regardez, La Fouine illustre les inégalités sociales : « Parce que dans nos mains ils ont placé des guns, parce que dans des tours sont entassées nos reums, parce que trop de nos frères purgent de longues peines, parce que dans la merde toujours les mêmes qui traînent, parce qu’on est rien si l’on ne s’unit pas, car y’en a trop qui souffrent dans l’anonymat ». Il m’explique que c’est ça leur vie en France, et je bois les paroles comme s’il s’agissait de la mienne. Bien sûr, c’est pas tout à fait ça, mais le fond est le même : « L’unité, diviser pour mieux régner, parce qu’ils nous ont divisés, oubliés, séparés aux quatre coins du monde entier ». Nassim m’a appris que les inégalités dépassaient les frontières. Après trente minutes de route, une pancarte. À droite, c’est Azeffoun, et à gauche, Tigzirt. À Azeffoun, il y a de belles plages avec du sable dites familiales, et l’eau n’est pas profonde. À Tigzirt, il y a des criques. On crie tous en chœur Tigzirt ! Tigzirt ! Tigzirt ! Ce qu’on aime le plus, c’est les rochers, les chebika, la pêche, les bigorneaux. En plus, cette année ma mère m’a acheté une sandale en plastique au Walmart pour me protéger des oursins. Mon oncle nous fait des feintes, il fait genre il va tourner à droite. Alors, on crie à l’unisson nonnnnnnn ! et dès qu’il va à gauche vers Tigzirt, on pousse tous des cris de joie. L’explosion dans la voiture. Chaque jour, le même scénario. Chaque jour, mon oncle se délecte de nos émotions.

      Vu qu’à Paris, j’ai dévalisé tout Tati

      J’vais rassasier tout le village même les plus petits

      Du tissu et des bijoux pour les jeunes mariés

      Et des jouets en pagaille pour les nouveau-nés

      Quand je leur parle à mon tour de mon voyage, je me sens seule. Quand je pars en Algérie, ce n’est pas toute ma rue qui me suit. On doit être les seuls maghrébins du quartier de toute façon. Il n’y a pas de chanson qui raconte mon expérience. On dit que « Tonton du bled » est l’hymne des jeunes issus de l’immigration en France. On a pas ça, nous, des productions culturelles pour parler de notre expérience au Québec. Alors, j’improvise, j’essaie de trouver des particularités. Vous allez chez Tati ? Nous on va au Dollarama. On achète des porte-clés et des tasses avec le drapeau du Canada. J’ai une tante qui en raffole. Vous ramenez du chocolat et du camembert ? Nous on ramène des bouteilles de sirop d’érable avec le contenant en forme de feuille, et aussi du Irish Spring, des pyjamas, des chaussettes… Votre père il stresse dans la voiture, le nôtre à l’aéroport. Il appréhende toujours l’excédent de bagages, et chaque année il est convaincu qu’on va manquer notre vol même si on a quatre heures d’avance. Et vous, vous la sentez la première bouffée d’air chaud en sortant de l’avion? Je pensais que c’était propre à nous, mais eux aussi ils vivent ça à leur manière. On s’échange comme ça nos anecdotes, mais je dois avouer que je suis jalouse des leurs, de les retrouver dans des chansons, qu’elles soient collectives et partagées. Tellement, que je m’imprègne de celles-ci, elles deviennent miennes. Aujourd’hui, quand j’écoute « Tonton du bled », j’ai la chair de poule, les larmes aux yeux. Même si je n’ai jamais été jusqu’à Marseille en voiture, que je n’ai jamais dévalisé tout Tati, et que je n’ai jamais pris de bateau pour aller jusqu’en Algérie…

      Mansouri Sanna
      Matthey-Jonais Eugénie 0000-0001-6533-4210
      Wormser Gérard 0000-0002-6651-1650
      Orphelin du bled
      Sanna Mansouri
      Département des littératures de langue française
      2104-3272
      Sens public 2025/02/03 La route et ses bas-côtés. Imaginaire des lieux autoroutiers liminaires
      A text from the North African diaspora, this essay illustrates the similarities between the experiences of North Africans immigrants in France and Quebec. It also shows the gaps, the attempt to find a foothold, particularly a cultural one, in between Algeria and Quebec. (SP)
      Texte de la diaspora nord-africaine, ce texte illustre les similitudes entre les vécus des maghrébin·es issu·es de l’immigration française et québécoise. Il montre également les trous, la tentative de se trouver un ancrage, notamment culturel, lorsqu’on vient du Québec. (SM)
      Algérie http://sws.geonames.org/2589581/
      Route http://data.culture.fr/thesaurus/resource/ark:/67717/T990-1805
      Maghreb http://GeoEthno#MAGHREB
      immigration http://ark.frantiq.fr/ark:/26678/pcrtFucp6A7iH8
      Rap http://data.bnf.fr/ark:/12148/cb121873463
      diaspora http://ark.frantiq.fr/ark:/26678/pcrtkcJ8joLZtS
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