« Le rapport que les citoyens entretiennent aujourd’hui avec la politique est médiatisé par des pratiques esthétiques et technologiques qui modifient la qualité des anciennes perceptions et des rituels qui définissaient, jusqu’alors, l’expérience de la politique » (Tiburi 2021)
Pour un photographe, la perte de son matériel se compare à celle d’un instrument pour un musicien, d’un navire pour un marin – une mutilation. Ces outils sont des expansions du corps, devenu expert, virtuose, compétent, comme on voudra dire. Drame pour Ricardo Stuckert, le photographe officiel de Lula. Déposé quelques jours auparavant dans son nouveau bureau du Planalto, son équipement a été saccagé et volé. Osons la métaphore : pour qui est parvenu au faîte des honneurs, le gouvernement est un corps augmenté d’un autre genre. Est-ce pour cela qu’on parle de viol des institutions ? Est-ce pour cela que Jair Bolsonaro s’est refusé à transmettre le pouvoir dont il a joui sans retenue quatre ans durant ? Le sac de l’Esplanade restera cet épisode honteux de l’histoire politique brésilienne par lequel un président incapable de se faire réélire aura tout fait deux mois durant pour laisser macérer ses partisans les plus résolus, jusqu’à ce que les plus enflammés d’entre eux, sur ordre, aillent défigurer les symboles de la république moderne voulue par de grands esprits du siècle dernier, dans l’intention d’arracher sans vergogne du Brésil ce corps (politique) augmenté dont le pays s’était doté. Nombre de hiérarques civils et militaires auraient accompagné le développement de ce putsch, dont on voit toutefois mal comment il aurait pu réussir. Adieu Bolsonaro !
Du mythe au miracle
La mythologie du pouvoir compte avec le surnaturel. Bolsonaro est nimbé de l’auréole du coup de couteau reçu pendant sa campagne de 2018. A peine revenu aux commandes du pays, Lula est à présent nimbé du mystère de celui qui aura su mater à son commencement un coup d’État foireux. Cela ajoute un chapitre à l’épopée du Brésil magique vanté par les tour operators. L’Esplanade sera un lieu de mémoire public plus fameux que jamais, les bateleurs pourront vendre des tee-shirts de manifestants comme à Berlin des fragments du Mur… En bon machiavélien, Lula se montre au-dessus des circonstances : pas d’excommunications en masse, pas de chasse aux sorcières, on peut compter sur l’obséquiosité de traîtres qui se sentent observés. Au quotidien, bien sûr, il ne fera confiance qu’à ses proches – c’était déjà le message envoyé par la composition du gouvernement – et sommera le Congrès de voter selon ses vues.1
Du défi à la différence
« Il va se passer quelque chose ». Cette phrase m’avait choqué en 2017 quand elle signalait l’incrédulité des intellectuels face à Bolsonaro et leur impuissance à penser le devenir du pays. Déconnectés ? En tous cas, leur refuge dans un espoir mystique me semblait inconséquent. D’autant qu’il était partagé par les principaux médias et éditorialistes. Ce quelque chose fut donc Bolsonaro, impossible à battre dans le contexte du lynchage médiatique de la gauche et de l’incapacité sociologique des classes supérieures à faire émerger un représentant de leurs intérêts susceptible de rallier une majorité populaire sur son nom. Le prestige intellectuel ne faisant plus recette, Haddad sera sèchement battu par l’obscur député populiste d’extrême-droite. Il s’est alors passé quelque chose tous les jours : les médias de toutes obédiences n’ont rien trouvé de mieux à faire pendant quatre ans que de commenter la geste du « Mito » jusque dans sa vie familiale intense, contribuant – cyniquement ou en toute naïveté – à enraciner son attitude politique. Mais nous vivons du spectacle en direct – on dit live. Les bonnes familles connaissent des mésalliances et telle était l’opinion : « ce monsieur est sans éducation – sem noção ». Au Brésil, on ne se relève pas d’une telle appréciation – sauf à en jouer sur le registre de la provocation pour les imbéciles. Cela a failli marcher pour quatre ans de plus !
Déconstruire sa politique et passer sous silence son agitation stérile eut été le mieux. Seules des organisations extérieures aux jeux de pouvoir l’ont tenté : à titre d’exemple, l’APIB tout comme des acteurs des favelas de Rio ont choisi en toute clarté d’articuler des luttes spécifiques et des enjeux plus vastes – le respect des cultures et des droits constitutionnels comme préalable à la création (encore en germe) de la revendication d’une justice transclasse.2 Il s’agit là de tenir pour fait générateur l’irréductible diversité des situations pour élaborer des approches micropolitiques capables d’assumer un principe de différence. En clair, il s’agirait d’une approche qualitative basée sur une nécessaire dynamique de compensation plutôt que sur une simple égalité quantitative. Issue d’une politique des quotas et de démarcation de terres, cette orientation pourrait déboucher sur un vaste programme de décentralisation justifié par l’analyse fine des possibles de transformations dans les divers contextes du pays. Dans certains cas, il s’agira de beaucoup miser sur la formation professionnelle pour aborder la transition énergétique ou sortir de la monoculture. D’autres configurations privilégieraient une approche territoriale pour préserver les biotopes de régions entières tout en assurant un développement soutenable exigeant de contrôler la spéculation foncière et immobilière, ou bien, dans un contexte urbain, thématiser la drastique diminution à prévoir de l’usage des voitures individuelles par d’ambitieux investissements dans les transports collectifs.
Des accords transpartisans, même partiels, seraient la condition pour mettre en œuvre une fiscalité nouvelle, qui serait également différentielle en prévoyant de prélever un taux marginal de fiscalité sur des capitaux dormants ou spéculatifs. Les principaux bénéficiaires des investissements publics sont toujours les plus riches : leurs privilèges sont garantis par la confidentialité des affaires et la part des budgets publics allant aux infrastructures de transport, de santé et d’éducation privés dont ils jouissent allègent considérablement leurs dépenses pour ces services – de même que les forces de sécurité protègent absolument les plus fortunés, et très relativement les plus pauvres. Une telle réflexion permettrait de penser la fiscalité en fonction du bénéfice différentiel aux populations en incluant des dimensions immatérielles très faiblement prises en compte jusqu’à présent par une approche de simples transferts financiers centralisés. Ceci pour dire d’entrée de jeu que le Brésil pourrait recommencer à faire rêver. Utopique ? Pas forcément : dans un autre contexte, sans même parler de s’attaquer aux inégalités, Patrick Artus se demande si la meilleure politique pour financer la transition énergétique sans nourrir l’inflation ne serait pas de « contrôler l’inflation par une politique fiscale flexible. Certains impôts seraient augmentés en cas d’inflation, ou réduits en cas de désinflation – en l’espèce, l’impôt sur le revenu des ménages et la taxation des profits des entreprises » (Artus 2023).
Concrètement, voyant le pays ridiculisé, certaines bonnes têtes s’exiler, les investissements se tarir, et l’impossibilité de contrôler le « capitaine », les juges allaient progressivement agir, en particulier le Tribunal fédéral suprême, dont les membres agissent en censeurs du gouvernement, esquissant au gré des saisons divers compromis entre les pouvoirs tentés d’empiéter sur leurs prérogatives constitutionnelles. Le STF aura successivement autorisé la prison de Lula, puis annulé les procédures qui le visaient, et accompagné la gestion bolsonariste avant de veiller à la bonne tenue des élections. Les opérations contre le PT progressivement éteintes, les procédures contre Lula invalidées, la guerre ouverte entre Bolsonaro et le Tribunal fédéral suprême devenait un point de crispation. Bolsonaro parvenait encore à nommer par dizaines chaque semaine des fonctionnaires à sa main, mais devait de plus en plus composer, se justifier, démentir ses calomnies récurrentes, et perdait pied. Acculé sur la Covid-19, accusé sur l’Amazonie, contesté sur le port d’arme, conspué par les enseignants, il lui restait les évangélistes et les milieux économiques, bien servis par son ministre Guedes. Ces derniers sont opportunistes et soucieux tant de la crédibilité entamée du pays, de la misère croissante et même de leur réputation personnelle auprès de leurs clients et correspondants, et cela clignotait de partout, les signaux viraient rouge vif. Et pour les religieux, ils n’allaient pas lâcher ce président qui leur voulait du bien, mais nombre de leurs fidèles n’y voient pas clair en politique. Lula, c’est le diable, bien sûr – mais s’il gagne, ce sera la volonté divine ! Rien à craindre de ce côté, sauf de quelques enragés. A preuve, on nous dit que 80 % des sondés réprouvent les événements de Brasília (IPSOS 2023). Fora Bolsonaro !
Lula est le miraculé dont le Brésil avait plus que tout besoin. Sa gloire plongera désormais dans les arcanes du candomblé comme en celles de la sanctification chrétienne : au soir du premier tour, lui qui voyait comme un signe le fait de devoir faire une campagne de second tour quand ses conseillers lui vendaient une victoire par K-O, il a prononcé un discours proprement religieux. Annoncer une Conférence climatique à Belem, cela devient action de grâce. Le vieux chef est en passe de se muer en prophète. Tout en craignant que le retour de Lula ne connaisse un sort analogue à ceux de Churchill ou de Vargas, Bruno Meyerfeld commente pour Le Monde :
Lula n’a pas failli à sa réputation de metteur en scène de génie. Ce 11 janvier, il aura offert aux caméras une nouvelle image à la puissance irrésistible, du même gabarit que celle de son investiture, le 1er janvier, lorsqu’il posa à l’entrée de ce même Planalto au bras du cacique Raoni Metuktire. A 77 ans, le chef de la gauche brésilienne demeure le maître incontesté de la symbolique politique. (Meyerfeld 2023b)
Il s’est donc vraiment passé quelque chose ! Et le Brésil redevient Lula-le-Miracle – que les bolsonaristes le veuillent ou non. Le prochain miracle serait une assomption démocratique qui verrait les diverses classes sociales et populations du pays confraterniser – une fête de la Fédération qui suivrait un épisode autoritaire avorté. Même si telle n’était pas l’issue du 8-Janvier, Lula a bien mérité de l’histoire dont il est un héros.
Disqualifier les élections et les institutions
Soyons clairs, le modus operandi est très daté. Une émeute populaire est supposée donner prétexte aux forces armées pour intervenir, instaurer l’état d’urgence et suspendre sine die le gouvernement élu. Cela renvoie à des manuels insurrectionnels datant de la jeunesse de feu Pelé, ces années soixante qui virent l’acmé des révoltes de masse et des coups d’État militaires – de Martin Luther King et des marches contre la guerre du Vietnam d’un côté, des dictatures militaires en Bolivie ou au Brésil ou au Chili de l’autre. Guérilla et contre-insurrection. Toute analogie avec les révolutions arabes de 2011 serait erronée : il ne s’agit en rien de mettre du côté du peuple les militaires ayant trop longtemps servi un autocrate devenu sénile – mais bien de les appeler à sortir des casernes pour accroître encore les privilèges dont leur caste a bénéficié sous le gouvernement antérieur. N’est-il pas annoncé que 6000 militaires nommés à des fonctions civiles sous Bolsonaro devront prochainement réintégrer leur corps d’origine ? S’il avait réussi, ce coup eut plutôt ressemblé à des putschs africains – sauf que le Brésil, certains l’avaient oublié, s’est doté d’un gouvernement légitime après une compétition électorale ouverte, que les Brésiliens luttent depuis plus d’un siècle pour surmonter les séquelles de l’esclavage et vivent comme un cauchemar la confiscation des leviers du pouvoir par une caste de millionnaires plus prompts à s’expatrier avec leurs biens qu’à se solidariser avec leurs concitoyens.
De là l’échec de la manœuvre. Personne chez les militaires n’a voulu précipiter l’action. Et si les responsables du maintien de l’ordre à Brasília, des proches de l’ancien président, sont en prison, pourra-t-on prouver leur complicité active ? Ils diront avoir été débordés : nul n’a donné l’ordre d’intervention espéré par les manifestants. On reconnaîtra sur les photos des dizaines de fonctionnaires, qui seront mis à la retraite d’office. Les forces de l’ordre ont passivement au saccage avant l’intervention tardive des bataillons de choc. Sans cela, quelle était la suite ? Même si des soulèvements avaient eu lieu dans quelques cantons profondément bolsonaristes, on voit mal le nouveau gouvernement congédié. Voué à échouer, ce début d’insurrection donne tout de même à penser : les paroles de réconciliation de Lula, appelant au dialogue dans le respect de la constitution, heurtent les militants convaincus que la victoire leur a été volée par la collusion du Tribunal fédéral Suprême avec les analphabètes du Nordeste. Le racisme est un ciment très fort, même si quelques métis et indigènes sont bolsonaristes.
Jair Bolsonaro s’est lui-même présenté comme un histrion disrupteur, un anonyme antisystème, rendant plus aisée l’identification de la petite classe blanche urbaine à ses mauvaises manières et à son verbe salace. Sens public a édité en 2020 un important dossier, Le neolibéralisme autoritaire au miroir du Brésil (Sauvêtre, Laval, et Dardot 2020). À la lumière de l’étroite victoire de Lula, comprenons que la présentation des facteurs du succès de Bolsonaro et des risques encourus par la démocratie brésilienne restent présents : les auteurs présentent tout ce qu’il faut savoir à propos des inégalités aggravées, de la faible autonomie culturelle des classes moyennes, de la fascination pour le néolibéralisme doctrinaire et Ruy Fausto décrit les attitudes outrancières de Bolsonaro en 2019 avec une lucidité à toute épreuve. On se reportera à ce dossier et aussi au texte de Jesse Souza (2019a, 2019b) pour saisir le cadre des événements que j’évoque ici. Porté par la vague antipetiste née au moment du second mandat de Dilma Rousseff et qui devait culminer avec l’emprisonnement de Lula, cet homme sans qualité s’est employé avec adresse à adopter les codes du populisme. Outre son langage grossier symbolisant un franc-parler étranger à la classe politique et apparenté à celui qu’on imagine présent dans d’ordinaires cantines militaires – il s’est affublé d’un accoutrement qui le montre souvent dégingandé, et aura jusqu’au bout pratiqué une surenchère destinée à escamoter le vide de ses propos – plus c’est gros, plus ça passe ! Payer des militants équipés de barres métalliques ou de bois pour prendre le bus et donner l’assaut un dimanche après-midi, c’était tabler tout à la fois sur l’endoctrinement et la crédulité de ces émeutiers et sur des complicités au plus haut niveau – car il ne suffisait pas de disposer d’informateurs et de militants au sein des administrations de Brasília pour créer cette Festa da Selma – un cri de ralliement sur les réseaux.
Lors des derniers débats électoraux, si Lula a été le premier à quitter le pupitre pour se rapprocher de la caméra et entrer en plan rapproché dans les foyers brésiliens, Bolsonaro a facilement remporté le duel de la présence physique. Il s’est permis de saisir le bras de son adversaire et de lui imposer une symbolique de domination. Du coup, Lula s’est décidé à rester à son pupitre, disparaissant quelque peu des écrans pendant que Bolsonaro s’exprimait. Ce dernier, quelles que soient les platitudes émises, remettait son adversaire en situation de subordination, répétant vulgairement des « Presta atenção, Lula » sans mégoter sur la calomnie. Malgré toute son expérience, Lula finissait d’ailleurs par s’emporter – juste ce que voulait Bolsonaro. Incapable de se tenir à son programme présidentiel, l’ancien syndicaliste se réveillait alors en lui : il entamait de longues tirades d’autojustification, épuisait son temps de parole, abandonnait le plateau à son adversaire. Bolsonaro eût-il préparé deux ou trois déclarations structurées tournées vers les franges de son électorat, il gagnait l’élection : il est le seul auteur de sa défaite.
Il est vrai que nul n’imaginait – peut-être pas lui-même à ce moment – qu’il avait presque gagné. Certains diront que Lula doit sa victoire à la croyance, insufflée par des sondages imprécis ou tendancieux, que Bolsonaro ne réunirait que le tiers des votes sur son nom. Ces hallucinations sondagières à répétition et la répartition géographiquement très contrastée des votes ont nourri l’incrédulité des militants bolsonaristes des régions où ils sont clairement majoritaires, soit la plupart des grands centres urbains hormis ceux du Nordeste. Une partie de ces électeurs, même payés pour agir, est persuadée que la victoire leur a été volée au plan national – on a vu sur l’Esplanade des scènes pathétiques de militants demandant justice en vociférant après avoir campé deux mois près des casernes. Mais le suffrage universel a rendu son verdict, finalement très mal anticipé : ce ne sont pas les élites cultivées, fort divisées, qui ont expulsé Bolsonaro, mais les masses dominées d’un petit peuple en mal de protection, vivant d’expédients, en quête de dignité et de respect. Le visage ouvert de Lula, ses souffrances passées, sa lutte légendaire pour le partage démocratique, son antiracisme viscéral et ses propos clairement orientés sur l’éducation, la promotion des femmes et le respect de la légalité ont fortifié la mobilisation dans toutes les périphéries : en finir avec le mépris !
Deux jours avant l’attaque, l’ancienne présidente Dilma Rousseff prévenait : en l’absence d’un mouvement populaire organisé, le nouveau gouvernement serait faible. Expression de rumeurs anticipée d’un coup d’État ? La sortie vers les Etats-Unis du président battu faisait-t-elle craindre une ruse ? Son mutisme pendant deux mois, puis son discours du 30 décembre valait autorisation, libérant les organisateurs d’une vaste mobilisation de ses réseaux (Bolsonaro dans Poder360 2022). Mettant en avant les résultats obtenus durant son mandat malgré les crises, Bolsonaro faisait serment de se sacrifier pour le Brésil et s’attribuait le mérite d’inspirer des successeurs. Etait-ce dire que la partie n’était pas finie ? Quelques jours plus tard, ses partisans passaient à l’action avec l’appui tacite des autorités de Brasília.
La tentative insurrectionnelle n’a pas seulement visé Brasília, mais aussi des raffineries dans les régions bolsonaristes du pays – elle a joué partout sur des complicités internes, en l’absence de la moindre conviction républicaine chez nombre de fonctionnaires et de cadres. Cet aspect, qui n’est pas le moins grave, ne donnera pas lieu à des poursuites. Au vu de l’accompagnement des campements bolsonaristes par les militaires (qui sont allés jusqu’à protéger leur évacuation par la police), deux jours de blocage du pays auraient probablement suffi à l’Etat-major pour déclarer l’état de siège et paralyser la constitution du gouvernement. C’est en substance ce que déclare le lendemain le ministre de la justice Flavio Dino. Ce dernier avoue que l’équipe de la transition gouvernementale s’est heurtée à l’absence complète de coopération des autorités policières, militaires et du DF pour garantir la sécurité de cette transition en raison de l’« inoculation de valeurs exotiques jusque dans l’appareil d’État » (Dino 2023, 56’-59’ de la conférence de presse). La mission des manifestants était sûrement d’enclencher le processus dans lequel se serait reconnu le « peuple de droite ». L’inaction des troupes chargées d’interdire l’accès aux bâtiments du Congrès rendait les déprédations inévitables, c’était une invitation à l’intervention militaire. L’arrivée de brigades anti-émeutes a permis de contrôler très vite cette situation de péril institutionnel, preuve, disent les ministres, que les autorités de Brasília jouaient la collusion. Il s’agissait bien du troisième tour de l’élection. Le sac de la Place des Trois-Pouvoirs une semaine après l’investiture glorieuse de Lula ! Une symbolique sans appel de la perte d’autorité des institutions.
Le fantasme d’une démocratie plébiscitaire antisystème
Une fois encore, les éditorialistes « officiels » se seront fait piéger. Ils déclaraient prématurément que la sortie de Bolsonaro lui aliénait le soutien de nombre de ses partisans, tentés de participer aux délibérations parlementaires. Bruno Meyerfeld cite même en ce sens le nouveau ministre des affaires étrangères8. La prise de fonction de Lula fut émaillée de discours exposant les priorités sociales du gouvernement et en même temps par l’adoubement de Geraldo Alckmin, ancien gouverneur de São Paulo élu à la vice-présidence en même temps que lui, promu chef de l’équipe de transition et a présent ministre de l’industrie et de la planification. Du passé (récent) faisons table rase, semblait dire cette célébration euphorique au terme de deux mois durant lesquels ses partisans voulaient croire que Bolsonaro leur indiquerait quoi faire. Était-il prématuré de croire, comme nombre des électeurs de Lula, que les clés du pays étaient restituées à ses ayants-droits ? Cela énerve. Depuis le vote, craignant peut-être un embrasement, les compagnons de Lula, redevenus respectables à proportion des turpitudes de Bolsonaro, ont fait profil bas et se sont gardés de rien annoncer, les vainqueurs du scrutin attendant simplement du temps qu’il fasse son œuvre.
Des institutions aux réseaux sociaux
En envahissant les lieux du pouvoir, les bolsonaristes entendaient mettre à nu les prétentions du cérémonial républicain à créer la réalité politique qu’ils contestent d’avance. Comme le dit Peter Sloterdijk Aujourd’hui, il n’y a plus que des guerres de menteurs (Sloterdijk dans Brunfaut 2022). Et dans ces conditions, peu importe si le 8-Janvier fut le produit d’un débordement ou d’une conjuration. Au lendemain du coup, le ministre de la justice commente avec simplicité un jeu de dupes qui se serait produit ce jour-là. Les autorités du DF ont gravement sous-estimé – ou caché au gouvernement – ce qui pouvait se produire sur l’esplanade des Ministères, se contentant de dire au gouvernement que les responsables de la manifestation acceptaient de rester à l’extérieur de l’esplanade. Cette séquence valide le propos de Marcia Tiburi sur le ridicule politique :
[…]la démocratie devient en quelque sorte spectrale. Elle est effacée au moment où elle est mise en œuvre pour reproduire le pouvoir […]. C’est l’écran de fumée, les habits neufs du roi qui ne peuvent pas être considérés comme absents précisément parce qu’ils n’existent pas, et doivent donc être tenus pour un fantasme collectif ayant valeur de vérité absolue. C’est la dimension esthétique du populisme, l’accord de tous autour d’un mensonge, qui se confond avec sa dimension sociale. (Tiburi 2021)
Mes années d’observation des superstructures institutionnelles brésiliennes m’ont appris la forte déconnexion des commentateurs officiels d’avec le pays réel. La focalisation quotidienne des bulletins d’information sur les institutions formelles ne donne au pays aucune image de lui-même dans sa complexité. Interrogé au lendemain du 8 Janvier, Janio de Freitas, journaliste nonagénaire, assume le fait pour un journaliste de déclarer son opinion. Ayant travaillé sous la dictature, la précision dans le compte-rendu des débats parlementaires pour informer le pays sur les rapports de force institutionnels allait de pair avec l’absence méthodologique de toute prise de position. Vu l’état de la presse numérique, il voit la nécessité de ne pas se masquer sous un motif d’impartialité finalement équivoque (Silva Pinto 2023, 21’-23’). Mais cela ne dispense pas d’être au plus près de ses sources. Ainsi, l’action de Flavio Dino fut capitale pour bloquer le putsch. Seulement, aucun journaliste ne le suivait ce jour-là ni les suivants. Loin des décisions, sans préparation sérieuse, la presse n’a pas saisi sur le vif la tension entre le gouvernement et les autorités de Brasilla. La presse ne s’est pas montrée à la hauteur des enjeux démocratiques en se contentant de faire circuler des photos, des rumeurs et des communiqués officiels (Silva Pinto 2023, 29’). De fait, les journaux ont passé une semaine à chercher des témoignages… Metropoles présente comme un scoop la confirmation de ce que le palais présidentiel était désert en ce dimanche après-midi et que les gardes n’avaient reçu aucune consigne (Amado 2023). Les réseaux sociaux publient sans précaution des photos dénonçant des émeutiers. La délation avait fait partie des méthodes des procureurs contre le PT – elle est devenue une norme sociale (Meyerfeld 2023a).
Fréquentés plus que de raison par les éditorialistes, les aéroports de São Paulo et de Brasília ne sont pas des lieux où prendre le pouls de la population. Dominante, la chaîne Globo (du puissant groupe de presse de la famille Marinho) ne donne pratiquement jamais la parole aux Brésiliens. Les voix off des reportages, les déclarations des personnes mentionnées transformées en citations affichées et lues par les journalistes, la quasi-absence d’informations concernant les régions, tout cela a produit de longue date une autointoxication des leaders d’opinion, convaincus malgré eux que cette éditorialisation de la vie publique parle aux Brésiliens, alors qu’elle ne convainc plus qu’une étroite frange urbaine éduquée et globalement conservatrice. Les groupes WhatsApp et autres live Instagram prolifèrent pour un plus vaste public qui regarde une chaîne comme Record, proche des valeurs familiales et évangélistes vantées par Bolsonaro. Cette dimension étroitement conservatrice et moralisatrice alimente à flot continu les réseaux radicaux, comme le signale le Washington Post, constatant que la suppression au Brésil des modérateurs sur Twitter depuis le rachat par Elon Musk du réseau a laissé libre cours à leur phraséologie techno-réactionnaire.
En France, Damien Leloup synthétise l’article :
A l’inverse de Meta/Facebook qui déclare par le biais d’Andy Stone. « Nous suivons la situation de près et nous continuerons de supprimer ces messages qui violent nos règles. » […] Parmi les congédiés [de Twitter], huit salariés à São Paulo spécifiquement chargés de la lutte contre la désinformation et les incitations à la violence. La plate-forme a également rétabli les comptes de plusieurs militants bolsonaristes et complotistes connus, dont celui du député Gustavo Gayer. Un changement de politique qui n’a rien d’un accident : depuis son arrivée à la tête de Twitter, Elon Musk a fait de multiples clins d’œil à l’extrême droite brésilienne, accréditant dans plusieurs messages l’idée que les employés du réseau social au Brésil étaient acquis à la gauche. Jair Bolsonaro, qui avait rencontré Elon Musk en mai 2022, avait salué sa prise de contrôle du réseau social. « C’est le début d’une relation qui se terminera par un mariage », avait-il plaisanté après l’avoir rencontré. (Leloup 2023)
Elizabeth Dwoskin précisait que les appels à s’en prendre aux institutions pour créer le chaos s’étaient récemment multipliés sur les forums extrémistes, que les références implicites au 6-Janvier de Trump étaient nombreuses, tout comme la mention « je resterai », allusion à la déclaration faite un 9-Janvier par l’Empereur Dom Pedro I annonçant qu’il ne rentrerait pas au Portugal, signifiant ici une volonté de camper sur l’Esplanade. Au vu du fiasco de l’entreprise, les bolsonaristes les plus enragés conviennent immédiatement qu’elle servira le Tribunal fédéral suprême et le gouvernement Lula.
Selon Michele Prado, « depuis des années maintenant, notre pays traverse une phase de radicalisation très puissante qui pousse les gens à adopter des opinions extrémistes, principalement en ligne », a-t-elle déclaré. « Mais ces deux dernières semaines, j’ai vu des appels de plus en plus nombreux de personnes incitant à l’extrémisme et appelant à une action directe pour désorganiser les infrastructures publiques. En gros, les gens disent que nous devons faire dérailler le pays et créer le chaos. » […] Le 6 janvier fut bien mentionné dans certains messages cette semaine, mais le propos est souvent codé, a déclaré Viktor Chagas, professeur à l’université fédérale Fluminense (RJ), qui observe les mouvements d’extrême droite en ligne. Pourtant, selon Viktor Chagas, l’émeute de dimanche était « une évidente tentative de reprise de l’invasion du Capitole américain, comme une réplique des mouvements trumpistes et signal symbolique de la force et des connexions transnationales de l’extrême droite mondiale.» Chagas a noté que le 9 janvier est un symbole nationaliste important au Brésil, marquant le jour où le premier dirigeant du pays, l’empereur Dom Pedro I, a déclaré qu’il ne retournerait pas au Portugal, dans ce qui est populairement connu comme le jour « Je resterai ». « C’est comme si les bolonaristes assimilaient Bolsonaro à D. Pedro I, et indiquaient que l’ancien gouvernement restera », a-t-il déclaré. Certains messages évoquaient aussi la journée « Je resterai », indiquant que les manifestations se poursuivraient probablement jusqu’à lundi, a-t-il ajouté. La pagaille de dimanche était « un désastre », a déclaré Paulo Figueiredo Filho, un présentateur de la chaîne de droite Jovem Pan qui vit en Floride et dont les comptes sur les médias sociaux ont été annulés par Moraes. « C’est le rêve humide de Moraes9 ». (Dworskin 2023)
Ce peuple veut être vu
A force de servir un discours superficiellement moralisateur, les grands médias ont donc encouragé un esprit de dénonciation mimétique de leurs bulletins d’information, un sentiment général d’impuissance par rapport aux intrigues des puissants et à leur impunité, et de défiance par rapport aux institutions, taxées de protéger les crapules au nom des règles de l’État de droit tandis que les pauvres triment sans fin, sont accablés par la litanie des faits divers criminels et ne se sentent protégés qu’au sein de réseaux de proximité qui invitent le plus souvent leurs membres à une soumission conformiste. Ce terreau est le ciment du bolsonarisme. A l’époque où l’info en continu joue sur les émotions, le « peuple de gauche » a disparu des écrans en 2015 au profit des slogans anti-Dilma et contre la corruption du PT. Il n’est jamais réapparu. De son côté, le mouvement précurseur du coup d’état parlementaire fomenté par l’ancien président du Parlement Cunha (condamné depuis pour fraude aggravée), et par le vice-président d’alors, Temer, le mouvement Vem pra rua, qui soutenait ardemment le juge Moro, futur ministre de Bolsonaro (dont les excès de pouvoir tolérés par le STF en 2016 furent depuis censurés par cette même institution) s’est mué en force coactive du bolsonarisme. Une étude précise des militants anti-PT sur les dix dernières années s’impose pour comprendre les événements de janvier 2023. Elle fera sans doute apparaître que
L’hypnose et la production de l’extase deviennent des méthodologies politiques. Ce n’est pas par hasard que la religion, l’économie et la politique se rapprochent de plus en plus, du fait qu’elles utilisent des méthodes similaires. La société de la « sensation » dont parle Türcke est une société dans laquelle un contrôle des corps s’exerce au niveau de la stimulation de la perception par une stratégie de chocs à différentes intensités. Les chocs agissent sur les sens et sur toute la sensibilité des individus dont la capacité de perception, dans une vie définie par les conditions numériques, ne peut être négligée. (Tiburi 2021)
Tandis que le retour de Lula devenait probable, Temer (principal bénéficiaire de la crise institutionnelle entre 2016 et 2018) plaidait pour une amnistie générale permettant au pays d’échapper au feuilleton d’un procès contre Bolsonaro. Est-ce toujours d’actualité à ses yeux ? Editorialiste réputé de la Folha de São Paulo, Vinicius Torre de Freitas s’exprimait en direct. Selon lui, l’intrépidité bolsonariste n’avait eu d’égal que la placidité du PT qui avait uniment toléré les appels au soulèvement militaire et les campements ayant suivi l’élection du 30 octobre. Il est temps de sévir. Certes. Mais comment faire ? Le pays, quelques symboles à part, ne se connaît pas dans sa diversité, se réfugie dans des convictions toutes faites promues par des groupes de pairs, et voit chaque jour triompher, d’écrans en écrans, l’égoïsme individualiste le plus crasse. En quatre ans, la contre-propagande en réseau est restée sans effet. Voici donc confirmée la crainte des démocrates brésiliens : le retour aux affaires de Lula ne signifie en rien une réconciliation du pays avec lui-même. Le sac de l’Esplanade peut même raidir la situation et contribuer à structurer l’opposition entre des perspectives que tout oppose : un chemin de partage démocratique contre une logique clanique et patriarcale. John Rawls ou Carl Schmitt ? Ce serait une division insurmontable.
La division géographique de l’électorat est le fait majeur de l’élection présidentielle. Bolsonaro a progressé dans les bastions lulistes du Nordeste et fait élire partout ailleurs un grand nombre de députés et de gouverneurs. Sans la réduction de son avance incroyable de 2018 dans l’État de São Paulo, une performance difficile à rééditer après quatre ans de pouvoir, Bolsonaro eut été réélu : il s’en est fallu d’une bascule de 1 % des votants au plan national. Battu, il n’en reste pas moins pour la moitié des électeurs le « capitaine » proche des militaires et des entrepreneurs. Selon la position sociologique des uns et des autres, il a protégé le pays d’une réforme fiscale, rétabli le budget et privatisé certaines institutions, limité le pouvoir idéologique des intellectuels de gauche favorables à la libéralisation des mœurs et corrupteurs de la jeunesse, reversé en allocations à cent millions de pauvres une part des taxes sur les exportations et il a nommé ou fait élire par milliers des députés locaux ou fédéraux, des fonctionnaires à tous les niveaux de l’administration, des juges, etc. Ce peuple ne veut pas disparaître des écrans. D’ailleurs, il faudrait étudier le bolsonarisme à l’aune de cette question de la visibilité. Misère et invisibilité vont de pair, on comprendra donc au moins superficiellement le goût de bien des Brésiliens pour se rendre visibles, quitte à se limiter au registre des clichés – de l’imagerie des profils Instagram et Facebook à la prédilection pour de grosses voitures, pour le parler fort, pour des vêtements voyants et souvent « trop ».
L’adoption bolsonariste du maillot de l’équipe nationale de football comme signe de reconnaissance a pris le statut d’un signe interclasse – les images du 8-Janvier le démontrent. En dépit de la condamnation universelle qu’a suscité l’événement, cette conjuration de Brasília sonne l’heure d’une gloire sacrificielle : ils sont des héros et des martyrs, ils ont une cause. Ma conversation avec un petit entrepreneur ne laisse aucun doute : il me disait crânement n’être en rien intéressé au retour de visées internationales dans la politique brésilienne : « si c’est pour investir en Afrique ou au Venezuela des ressources qui manqueraient dans le pays… » Inutile de rétorquer que Lula veut ranimer un marché intérieur asphyxié par la baisse réelle des salaires, nul bolsonariste ne me croira – surtout pas s’il se sent majoritaire.
Lula-le-Miracle, un mandat sous l’œil des grandes entreprises
Le Brésil a donc échappé au pire. Mais les suites de l’attaque à Brasília sont d’une rare complexité. Vue de loin, cette émeute insurrectionnelle est l’exacte réplique de l’attaque du Capitole à Washington. Là-bas, il fallait empêcher la proclamation des résultats, et on a voulu « pendre » Mike Pence, le vice-président qui était sur place pour le faire. A Brasília, investir les bâtiments déserts un dimanche après-midi devait suspendre l’organisation du gouvernement Lula après proclamation d’un état d’urgence par les militaires. Ces événements ne sont pas autre chose que la simple poursuite de la stratégie de passage à la limite engagée par Bolsonaro dès 2016, quand il citait élogieusement le tortionnaire Ustra au moment du vote de défiance contre Dilma Rousseff, présidente torturée dans sa jeunesse. Depuis cette provocation, en incluant ses déclarations absurdes sur la Covid-19, laissant la politique sanitaire aux gouverneurs, et se réservant le rôle du mâle courageux, Bolsonaro se plantait en Duce dont les transgressions relèvent d’une prédestination. Le 30 décembre, il déclare voir dans son élection un signe divin, rien ne préparant le parlementaire qu’il était à ce rôle ; toute sa confiance va au Seigneur, il ne regrette rien. On pourrait croire qu’il se souvient de leçons reçues lors de sa formation militaire : il a bien dû étudier les campagnes de Jules César, entendre parler du coup de poignard fatal de Brutus. Lui, du moins, aura réchappé de sa blessure – il le rappelle avec lyrisme à ses partisans ! Qu’il médite désormais l’adage qu’il n’y a pas loin du Capitole à la Roche tarpéienne. Ou bien se retourne vers feu son mentor Olavo de Carvalho, dont Marcia Tiburi synthétisait voici peu la stratégie de désorganisation qu’il préconisait pour mettre à nu les idoles démocratiques :
Le maintien de l’hégémonie culturelle de l’extrême droite par le culte de l’ignorance, de la tromperie, de la désinformation, ne serait pas possible sans le simulacre d’érudition pratiqué par Olavo. […] Il suffit de voir qu’il a utilisé la culture pour détruire la culture, la langue pour détruire la langue, comme beaucoup aujourd’hui utilisent la politique pour détruire la politique. […] Le désir d’être un intellectuel est une constante chez les jeunes hommes des classes moyennes ou supérieures qui héritent de la posture de pouvoir de leur propre classe. C’est ce désir qui anime les partisans du discours de haine sur les réseaux, celui de faire partie d’une classe intellectuelle par le biais de l’antisystème. Au-delà d’un plaisir morbide, le discours de haine est un puissant capital culturel et social. Celui qui hait ne se voit pas comme un imbécile10. (Tiburi 2022)
Opération politique spéciale
Plusieurs analystes avaient noté que le président soumis à réélection hésiterait à lancer une opération spéciale s’il était convaincu de l’emporter à la loyale. Certes, en dehors du petit institut d’enquête d’opinion Paraná Pesquisas, dont on a dit qu’il était financé par Bolsonaro, les grands instituts de sondages avaient fortement minoré les intentions de vote en sa faveur. Que cela ait résulté d’une faiblesse des bases méthodologiques de mesure, ou de biais cognitifs répandus au sein du personnel des instituts, cela a conduit à un ensemble de prophéties autoréalisatrices ayant faussé le vote. Ou bien faut-il croire que nombre d’électeurs aient vraiment changé d’idée au tout dernier moment ? Sur la base de cette frustration, l’équipe de Bolsonaro avait étudié l’éventualité de faire corriger les résultats de l’élection (Veleda et Alcantara 2023), avant probablement d’en être dissuadée par ses conseils et les militaires. De là peut-être le silence de Bolsonaro en novembre, et le ressentiment de ses partisans, convaincus dès la fin du premier tour d’être victimes d’une manipulation. Dans l’entre-deux-tours, la présence active des bolsonaristes sur le terrain n’avait alors aucun équivalent en face.
En boycottant le cérémonial de passation des pouvoirs, Bolsonaro délaissait ses derniers partisans mobilisés. Après avoir fait cortège dans bien des villes fin décembre, ici à Belo Horizonte le 23 décembre 2022, certains ont été invités à marcher sur Brasília… (vidéo de Pedro Barreto de Oliva).
Paradoxalement, l’incertitude électorale aura protégé la démocratie brésilienne : les militaires ont récusé toute intervention ouverte, laissant Bolsonaro à sa campagne. Miraculé des sondages, ayant fait élire nombre de ses candidats aux élections locales, il s’appuyait immédiatement sur eux pour conforter son électorat là où il était majoritaire, soutenir ses partisans ailleurs ; il tentait de forcer le destin à Belo Horizonte et dans l’État de Minas Gerais, réputé voter comme le Brésil entier. S’il a échoué de peu chez les paulistas, est-ce la contribution du faiseur de rois Alckmin, rallié à Bolsonaro en 2018 ?
Les élites jouent bien : elles ont partagé un peu entre 2003 et 2013, puis ont confié leurs intérêts à Meirelles, puis Guedes (ministres des finances entre 2016 et 2022). Le pays est aux limites, et Lula revient pour le protéger d’une explosion, sa mission prenant immédiatement un tour spectaculaire. Après l’extirpation de la gauche, il fallait tout de même empêcher le populisme de ruiner la crédibilité du pays. Les riches à l’abri d’une révolution, les pauvres devront bientôt les remercier des menus sacrifices qui leur seront demandés – le ministre pourra-t-il seulement taxer l’immobilier de luxe, niche fiscale traditionnelle du pays ? On apprend déjà que le salaire minimum ne sera pas augmenté et que le sérieux budgétaire sera de rigueur – le ministère visera un déficit zéro en 2024 (Haddad dans Poder360 2023, 52’) : on ne privatise pas Petrobras, mais on se tiendra aux revenus que cette entreprise publique reversera. Geraldo Alckmin est doublement vainqueur : en 2018 contre Haddad, il met au pouvoir Guedes, et contrôle désormais Haddad-devenu-ministre au nom des industriels et des entrepreneurs. Son premier rendez-vous a été pour le président de Bayer, firme directement liée à l’agro-industrie.
L’aventure bolsonariste se conclut donc sur le suicide politique que signifie le sac de l’Esplanade. Cette mascarade finale dit la vérité d’un épisode qui a supposé la capture de l’électorat brésilien par des clichés médiatiques et des raccourcis idéologiques poussant à désacraliser de fond en comble le jeu institutionnel. Dans ce contexte, la partie était presque impossible pour Lula, tenant d’une politique fondée sur le clivage explicite entre les possédants assimilés à des rentiers et les travailleurs vus comme des challengers. Au temps des écrans, ce clivage a sauté au bénéfice de représentations fluctuantes : face aux masses inertes et captives, il y a les influenceurs de toute espèce. Les plus nombreux parmi les Brésiliens sont rivés à des situations de vie pratiquement fixées, jouées d’avance. A ceux-là, le couplage d’une espérance eschatologique (offerte par les religions) et de subsides d’État, maigre revenu de citoyenneté qui ne dit pas son nom. A ce jeu, si la droite gagne assez largement le vote populaire, c’est qu’elle n’assortit son offre d’aucune contrepartie : pour recevoir, nul besoin de travailler ni de penser changer sa condition – ce que les politiciens de gauche ont tendance à proposer, soit par conviction, soit pour se justifier d’utiliser l’argent public, soit enfin parce que le socialisme laïcise la promesse messianique. Il faudra vraiment convaincre pour ancrer ce projet d’ici quatre ans !
Outre le vote du petit peuple du Nordeste rallié traditionnellement au PT en souvenir des luttes d’émancipation contre les anciens maîtres et colonels, Lula doit son élection aux classes moyennes urbaines. Concernée qu’elle est par un projet éducatif et d’élévation sociale pour ses enfants, cette frange de la population veut se distinguer des fainéants pauvres comme des arrivistes fortunés. Le message principal de Lula est pour elle. Lula-le-Miracle n’a guère montré de capacité à innover : il a surtout exposé son bilan des années 2000, effectivement un âge d’or pour le pays. Son schéma parlementaire à l’ancienne, inadapté à la réalité sociopolitique du pays, recoupe du moins le mode de présentation des médias, qui donne un cadre prévisible à l’énoncé des informations par des présentateurs inamovibles. Les grands médias sont loin d’épouser les orientations concrètes d’une société tenaillée par un individualisme clivant et un provincialisme régionaliste aux antipodes de tout intérêt national partagé. Centrés sur une pédagogie paternaliste, ils ont perdu la main et abandonné l’hégémonie culturelle aux réseaux numériques de proximité. La suite reste imprévisible.
Si les villes majoritairement bolsonaristes n’acceptent pas un gouvernement Lula-Alckmin qui ferait partir de l’argent du Sud vers le Nordeste, le programme présenté par Lula – déforestation zéro, faim zéro, santé, logement, transport et éducation pour tous – ce programme sera inapplicable. Le Congrès, même sans se réclamer officiellement de Bolsonaro, refusera toute réforme fiscale et paralysera le gouvernement. Sans Lula-le-Miracle, le pays retrouvera ses divisions.
Quelle hégémonie culturelle ?
Nous sommes revenus aux considérations de Gramsci sur l’hégémonie culturelle. Sans reconquête de l’opinion, la victoire de Lula sera un feu de paille. Les dix ans écoulés ont amplement démontré que des réformes sociales coupées d’un discours structuré destiné à permettre à la population de mesurer les enjeux démocratiques sont incapables d’assurer cette hégémonie. Les termes dans lequel le débat pour ou contre Bolsonaro a été posé dès le début ne sont pas les bons : le lexique anti-bolsonariste oppose certes ódio à inclusão (haine à inclusion) et accuse le camp d’en face d’être pur lixo (ordure) et de susciter vergonha (la honte) des démocrates. Cela ne suffit pas à disqualifier l’adversaire. Richard Lapper disait très simplement que l’extrême-droite est engagée dans un marathon qu’elle peut gagner
En fait, les leaders les plus clairvoyants de l’extrême droite brésilienne, comme Hamilton Mourão, l’ancien vice-président, et Tarcisio de Freitas, l’ancien ministre des infrastructures de Bolsonaro récemment élu gouverneur de São Paulo, poursuivent un jeu à bien plus long terme. Ils sont déterminés à tirer parti de la popularité croissante du conservatisme social au sein de la société brésilienne ces dernières années, illustrée par la croissance, par exemple, des églises évangélistes. Lors des élections d’octobre dernier, la droite a fait des gains au congrès, accroissant sa représentation par rapport à 2018, où l’on avait cru voir un point culminant de l’avancée conservatrice. Elle va maintenant chercher à faire fructifier ce capital politique et ne réfléchira pas à deux fois, si nécessaire, pour se passer de l’homme parti se reposer en Floride11. (Lapper 2023)
Faute de s’être battus programme contre programme, les deux champions se sont départagés sur des sentiments collectifs. Insuffler de la répulsion pour l’autre candidat, telle est la règle du suffrage universel. A ce jeu, Lula a gagné à la régulière : il a savamment discrédité son adversaire en évitant le piège de le salir sans motif. Lors des débats successifs, il a pu montrer le vide du projet social de Bolsonaro. Quand Lula lui demande des comptes sur ses politiques de santé, d’éducation et de logement, les point névralgiques de son programme, on voit le président vitupérer en boucle contre un PT corrompu tout juste bon à financer les régimes discrédités de Caracas et La Havane… Répondant aux accusations personnelles de Bolsonaro contre lui (accusé d’être un voleur ruinant les comptes publics), Lula parle de mettre fin à la déforestation, place au centre de ses interventions la dignité des femmes, la formation de la jeunesse pour un meilleur avenir et l’indispensable restauration des institutions démocratiques. Les enragés du bolsonarisme ne se sont pas trompés en investissant les institutions centrales de Brasilia ! Que, parmi eux, figurent nombre de fonctionnaires de ces mêmes institutions confirme que les bolsonaristes les tenaient pour des prises de guerre, un butin qui devait leur assurer l’impunité. Il échoit aujourd’hui à Lula d’exposer sans fard les plaies d’où sont sorties les spectres fascistoïdes : ignorance, soumission, inégalité, résignation – tel est l’essentiel – et pour les cautériser : éduquer, sanctionner, investir, promouvoir. C’est le programme d’une génération.
La fiction du politique restera donc maîtresse du théâtre brésilien. La transition a offert le spectacle de tractations jusqu’au dernier jour entre partis pour accoucher d’un gouvernement divisé entre son « aile sociale » et son « aile entrepreneuriale », dirigée par le vice-président Alckmin. Pour saisir le sens de ces négociations, nous pouvons nous reporter au discours tenu par Lula au soir d’un premier tour qui a sonné comme un coup de tonnerre aux oreilles de ceux qui rêvaient d’obtenir déjà les 50 % de votes indispensables. De manière surprenante, ce discours est devenu introuvable sur les réseaux électroniques, et je me contente de ma transcription et traduction partielles notées en direct : après les remerciements d’usage et quelques traits humoristiques destinés à masquer la déception générale de n’avoir pas été élu du premier coup – il est vrai que Lula gagne moins de 5 % des suffrages entre les deux tours – Lula remercie Dieu pour sa carrière et déclare affronter une machine d’État et non un candidat. Le peuple a tranché, dit-il : une coalition pour la démocratie, le respect pour tous, la fraternité entre nous tous. Il dit sa gratitude au peuple brésilien qui a laissé la faim de côté pour aller voter. Il espère prospérité et justice, politiques de qualité, culture. La démocratie, dit-il, est sensible au quotidien, concrète. A construire jour après jour.
En économie, il déclare son appui aux petits entrepreneurs ; il engagera des politiques contre la violence et pour l’égalité des femmes, contre le racisme et les discrimination. Le Brésil est le pays de tous (país de todos), rappelle-t-il, un seul pays, une grande nation. Contre la haine. Personne ne souhaite vivre dans un pays en guerre – nous sommes fatigués des brigas – à bas les armes. Vive la vie.
Tout est à refaire, clame-t-il : « Nous devons construire une république pratiquant les vertus chrétiennes pour de vrai… » Nous devons en finir à nouveau avec la faim, c’est son premier engagement. Logement et inclusion viennent juste après. Assez d’inégalités sordides. Nous devons reprendre le dialogue dans l’harmonie des pouvoirs, dit-il. Et en respect de la constitution. Il organisera des conférences nationales pour engager ses politiques !
Il martèle que le monde manque d’un Brésil contribuant au développement de la planète et que son gouvernement renouera avec la prévisibilité et la stabilité indispensables. Il se dit opposé au veto des membres permanents du Conseil de sécurité et favorable à un cadre international pour l’Amazonie, dans le respect de la souveraineté, pour parvenir à une pacification environnementale.
« Nous ne sommes pas concernés » (« não nos interessa »), dit-il, « par les polémiques stériles et nous rallions aux propos du pape François : « Que l’espérance soit plus forte que la peur » et allons pratiquer l’amour du prochain. Paix, Amour et Espérance, unis pour le Brésil ». Il conclut : « Mettons à profit notre chance ! Et avec Alckmin ! Comptez sur moi : ce qui fait vieillir, c’est l’absence de projet ! »
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J’avais esquissé une réflexion sur la question de la confiance dans mon article, La fête Temer, (2016).↩
Pour le travail de l’APIB, je renvoie le lecteur au Dossier de Junia Barreto Voix Indigènes, Pistes pour un renouveau du Brésil (Barreto 2022a) / Vozes indigenas; Trilhas para renovar o Brasil (Barreto 2022b) et au site de l’Apib ; pour les initiatives des favelas, on se reportera aux contributions de Roberto Ponciano (2021a, 2021b) et par exemple au site Voz das comunidades où Rafael Costa publie les propos d’Anielle Franco, nouvelle ministre de Lula (Costa 2023).↩
Cette expression s’inscrit dans une socio-anthropologie proprement brésilienne inaugurée par Sérgio Buarque de Holanda puis reprise par Roberto DaMatta. Littéralement, « jeito » veut dire « façon » et fait allusion à la pratique du « jeitinho » – comme diminutif euphémistique de ladite expression. Il s’agit d’un mécanisme d’ajustement social où le raisonnement émotionnel précède l’obtention d’une faveur. La débrouille ne doit pas être comprise comme la capacité d’un sujet à improviser mais plutôt comme sa capacité d’articuler ses capitaux au profit de ses propres ambitions, désirs, envies. Dans cette histoire des idées proprement brésilienne, le jeitinho s’incorpore à une identité nationale où l’émotion semblerait précéder la raison, l’éthique et l’esprit civique.↩
Cette surveillance accompagne ontologiquement les régimes autoritaires; dans les années récentes, la Chine a produit des systèmes à une telle échelle que les prix sont tombés et que les institutions et les particuliers s’équipent dans le monde entier (Leplâtre 2023).↩
Traduit par nos soins, extrait original en anglais : Sen proposes interpersonal utility comparisons based on a wide range of data. His theory is concerned with access to advantage, viewed as an individual’s access to goods that satisfy basic needs (e.g., food), freedoms (in the labor market, for instance), and capabilities. We can proceed to make social choices based on real variables, and thereby address actual position.↩
The empowerment approach focuses on mobilizing the self-help efforts of the poor, rather than providing them with social welfare.↩
Cette idée ne substiste que par le renvoi à un article d’Anne-Emmanuèle Calvès (2009), dont une sorte de double a aussi été rédigé par Marie-Hélène Bacqué et Carole Biewener (2013).↩
Le nouveau ministre des affaires étrangères reste fidèle à d’anciennes illusions. Il se refuse aujourd’hui au moindre propos contre Poutine, qui serait bien sûr invité pour toute réunion au sommet des BRICS. S’il déclare l’opposition du Brésil à l’invasion de l’Ukraine, « nous ne prendrons des sanctions que si celles-ci sont approuvées par le Conseil de sécurité de l’ONU », une manière de se dire neutre puisque l’Assemblée générale de l’ONU a par deux fois condamné la Russie, ce qui permet aux membres d’agir. Vu l’activisme des réseaux sociaux russes et leur connivence avec l’extrême-droite internationale, nous ne pouvons que nous étonner de l’ingénuité du nouveau ministre (Meyerfeld 2023c).↩
Traduit par nos soins, extrait original en anglais : “For years now, our country has been going through a very strong process of radicalizing people to extremist views – principally online,” she said. “But in the last two weeks, I’ve seen ever-growing calls from people incentivizing extremism and calling for direct action to dismantle public infrastructure. Basically, people are saying we need to stop the country in its tracks and generate chaos.” […] If Jan. 6 is referenced, as it was in a handful of posts this week, the utterances appear in code, said Viktor Chagas, a professor at Fluminense Federal University in Rio de Janeiro state who researches online, far-right movements. Still, Chagas said, Sunday’s riot was “a clear attempt to emulate the invasion of the U.S. Capitol, as a reproduction of Trumpist movements and a symbolic signal of strength and transnational connections from the global far right.” Chagas noted that Jan. 9 is an important nationalist symbol in Brazil, marking the day the country’s first ruler, Emperor Dom Pedro I, declared that he would not return to Portugal, in what is popularly known as “I Will Stay” Day. “It is as if Bolsonarists were equating Bolsonaro with D. Pedro I, and indicating that the former government will remain,” he said. Some posts have also referenced “I will stay day,” indicating that the demonstrations would probably continue through Monday, he added. The mayhem Sunday was “a disaster,” said Paulo Figueiredo Filho, a presenter for the right-wing channel Jovem Pan who lives in Florida and has had his social media accounts canceled by Moraes. “It is Moraes’s wet dream.”↩
Traduit par nos soins, extrait original en portugais : A manutenção da hegemonia cultural da extrema-direita pelo culto da ignorância, da enganação, da desinformação, não seria possível sem o simulacro de erudição praticado por Olavo. […] Basta ver que ele usava a cultura para destruir a cultura, a linguagem para destruir a linguagem, assim como tantos usam hoje a política para destruir a política ». […] O desejo de ser um intelectual é uma constante entre homens jovens de classe média ou alta que herdam as veleidades de poder da própria classe. É esse desejo que move os adeptos dos discursos de ódio nas redes, o de fazer parte de uma classe intelectual pela via do antissistema. Além de um prazer mórbido, o discurso de ódio é um capital cultural e social poderoso. Quem odeia não se sente imbecil.↩
Traduit par nos soins, extrait original en anglais : In fact, the more far-sighted leaders of Brazil’s far-right such as Hamilton Mourão, the former deputy president, and Tarcisio de Freitas, Bolsonaro’s former infrastructure minister and recently elected governor of São Paulo, are pursuing a much longer game. They are determined to build on the increased popularity of social conservatism within Brazilian society in recent years, which is reflected in the growth, for instance, of the evangelical Protestant church. In last October’s election, the right made gains in congress, increasing its representation compared to 2018, a year that had been thought to be a high-water mark of conservative advance. It will now seek to build on this political capital and won’t think twice, if necessary, about dispensing with the man nursing his wounds in Florida.↩