L’écrivain YouTubeur : une figure en question
L’écrivain qui s’improvise vidéaste sur YouTube est-il un bricoleur ? Pour certains critiques et écrivains, l’analogie semble évidente, et pour cause. Elle permet avant tout d’insister sur une pratique autodidacte voire amatrice de la vidéo, dans l’héritage d’un Do It Yourself numérique. L’écrivain qui « fait du YouTube », pour reprendre une formule de François Bon, ne se revendique pas plus chef opérateur que monteur ou ingénieur son. Ses compétences audiovisuelles, quelles qu’elles soient, visent moins la performance technique que le travail du langage, à partir de matérialités et de médiations nouvelles. Lorsque la captation s’apparente à un geste de collecte, l’écriture-vidéo vient également faire écho à un « bricolage du réel » propre à certaines pratiques cinématographiques (pensons, entre autres, aux documentaires si poétiques d’Alain Cavalier1 ou à la « cinécriture » d’Agnès Varda2). Séduisante, donc, cette figure du bricoleur l’est d’autant plus qu’elle nous renvoie à La Pensée sauvage de Lévi-Strauss, et à sa façon d’opposer l’improvisation créative du bricoleur – qui « parle, non seulement avec les choses, […] mais aussi au moyen des choses3 » (Lévi-Strauss 1990, 49) – à la démarche de conception et de réalisation de l’ingénieur.
Et pourtant, au rebours de l’usage que j’en ai fait moi-même dans certains travaux antérieurs, il me semble aujourd’hui difficile d’y avoir recours sans reconnaître dans ce terme d’écrivain-bricoleur les enjeux – et les pièges – sous-jacents. Car c’est bien d’ethos (entendu comme construction d’une identité et d’une légitimité) qu’il est au fond question ; soit de tout ce qui engage l’auteur ou l’autrice sur YouTube dans son étant d’écrivain. Or, très vite, la notion de bricoleur ramène à un rapport de force qui ne cesse de se jouer en creux. S’il écrit en marge du champ littéraire institutionnel, dans un espace médiatique qui fait la part belle aux pratiques ludiques et collectives, l’écrivain YouTubeur se voit renvoyé au statut d’amateur par opposition aux écrivains publiés en maison d’édition et consacrés par les institutions culturelles. Il explore, essaye, s’amuse, en bref, brouillonne sur son établi, mais ne fait pas vraiment oeuvre. Parmi la somme de questions à considérer, je reprendrais celles soulevées par François Bon dans un billet publié au printemps 2022 sur le site des rencontres LittéraTube à Evry :
Autre thème de débat dont il me semble qu’on est nombreux à être concernés : me suis plusieurs fois vu renvoyer, cette année, le terme « bricoleur », « bricolage », or il se trouve que je suis hyper mauvais dans la catégorie plomberie, et pas forcément meilleur dans les ISO ou le php… […]
_ on fait du YouTube, plateforme populaire, avec les moyens du bord, un petit Zoom, un téléphone ou un Canon compact et embarquez… les gens sérieux, eux, ils font des livres, ou bien montent des productions avec France Culture (mais ça, c’était il y a 20 ans) ou France Télévision Nouvelles Écritures (mais ça, c’était il y a 10 ans…) ; […]
_ mais si, au contraire, on considère l’écriture, la conception, la réalisation, l’édition et la diffusion d’objets web au niveau symbolique des autres productions, alors comment l’imposer, comment en obtenir […] initiatives permettant la commande et la production ? […] _ […] qu’est-ce qu’on bouscule esthétiquement, que les dispositifs de production plus lourds ne garantissent pas, et qu’est-ce qu’on gagne, avec ingé son et possibilité de travail en équipe, à pouvoir dignement travailler « ensemble » ? _ voir même : y a-t-il un nom pour ces œuvres ? (Bon 2022)
Ces questions, nous les avons en partie dépliées aux journées LittéraTube d’Evry de mai 2022, notamment à l’occasion du débat en live entre écrivains. C’est donc à partir de ces réflexions collectives, de ma propre écriture-vidéo et de mon engagement au sein de cette communauté YouTube émergente, que j’entreprendrai dans cet article d’interroger à grands traits ces nouveaux modes d’existence et de légitimation. En adoptant une démarche très empirique, je chercherai moins à circonscrire un corpus, par nature ouvert et évolutif, qu’à raisonner des pratiques socio-littéraires nouvelles par le biais d’une observation participante.
Publier la voix vive
En choisissant de publier via la plateforme YouTube, l’écrivain réinvestit un geste de publication délégué jusque-là à d’autres instances. Il est lui-même en charge de faire exister, de rendre public. Si l’on suit Lionel Ruffel, ce réinvestissement rejoint l’évolution contemporaine de la représentation du littéraire, marquée par le passage d’un imaginaire centré sur l’objet-livre à un « imaginaire de la publication » (Ruffel 2016, 109). Pour autant, ce geste de publication doit s’entendre comme partie prenante du geste de création ; il infléchit l’esthétique, la technique, la temporalité de l’écriture, ce qui le rend indissociable des poétiques qu’il révèle.
À cet égard, la publication sur YouTube ne se cantonne pas dans la diffusion d’une œuvre audiovisuelle (ce que la plateforme Vimeo permet d’ailleurs beaucoup mieux, ne serait-ce qu’en limitant l’impact de compression sur la qualité de l’image) ; elle accompagne plutôt un geste de parole, une culture de l’oralité que la plateforme ne cesse de promouvoir.
Dans leur immense majorité, les youtubers ne revendiquent ni un cadre, ni un statut, mais un geste – « faire des vidéos » –que nous pouvons définir pragmatiquement comme un « geste de parole » soutenu par une technique : la vidéo. (Lavallée 2019)
En ce sens, YouTube fait davantage écho à la scène théâtrale comme « espace de visibilité de la parole », ainsi que la qualifie Jacques Rancière : « espace des traductions problématiques de ce qui se dit dans ce qui se voit » (Rancière 2003). Cette analogie avec le théâtre permet de se détacher un instant d’une pensée de l’objet audiovisuel pour envisager plutôt le rectangle de la vidéo comme un cadre au sein duquel la parole se donne à voir en train de se faire. Cette dernière prend forme à travers son accomplissement (au sens aristotélicien de l’energeia) ; dans le mouvement même de sa mise en acte, face à l’internaute spectateur.
C’est ainsi que peut se comprendre ce travail de l’oralité qui a cours sur la plateforme, que ce soit par la mise en voix des textes par leurs auteurs (pratique partagée quasi unanimement par les écrivains YouTubeurs), par des dispositifs d’improvisation in situ (pensons à la « poésie embarquée » de Charles Pennequin en face cam4), ou encore par une écriture aux prises avec le flux du réel quotidien (exemples parmi d’autres, le microjournal de Gracia Bejjani, les poèmes de Milène Tournier, le journal filmé de Michel Brosseau ou celui d’Arnaud de la Cotte)… D’une façon ou d’une autre, la cinétique de la vidéo est mise au service d’une parole qu’elle révèle dans le mouvement de son apparition. Elle cherche à déjouer la fixité de l’imprimé de façon à mieux atteindre cette voix vive, dont le poète suisse Paul Zumthor disait qu’elle « habite toute poésie, en exil dans l’écriture » (Zumthor 1983, 160). Le travail du souffle se fait avec la voix, les sons et les images, comme pour mieux sceller le lien vivant du langage au corps, lui-même pris dans un monde.
S’il y a donc un semi-amateurisme technique (ou professionalisme-amateurisme, pour reprendre ici la notion de « pro-am » (Flichy 2010) qui, selon Patrice Flichy, caractérise ces nouvelles formes de compétences acquises grâce aux outils numériques), c’est parce que l’écriture-vidéo sur YouTube se veut moins un « outillage » de l’écriture qu’une recherche de la parole saisie dans le lieu et le moment de son surgissement – soit dans cette instantanéité de la rencontre avec un réel qui fait entrer en parole. Pour ce faire, les prises de vues et de son cherchent à épouser la mobilité et l’imprévu du monde. À la marge des standards cinématographiques et de ses lourds équipements, elles se placent dans le sillon du pocket film, qui consiste à filmer avec un appareil compact, petit appareil photographique ou téléphone portable, de sorte à fondre le geste du filmeur dans les gestes quotidiens. L’intermédiaire technique se fait ainsi le plus discret et malléable possible, dans le prolongement de l’œil et de la main, sans préparation ni mise en scène du réel. Stéphen Urani explique cette captation « brute » du monde à la lumière de ses propres pratiques YouTube :
Quel que soit l’investissement financier auquel nous avons consenti pour nos petites réalisations, ça tremble (en somme, le réel bouge le cadre), ça passe (comme si le figurant se rebiffait), ça klaxonne (et alors, la bande son s’émancipe), l’image est mauvaise (ainsi l’enregistrement se montre comme tel). C’est-à-dire que nos limites techniques font la force de la pratique ! Les correctifs que nous apportons n’y peuvent rien : le réel ne se dissout pas et la contingence travaille le processus d’écriture. (Urani 2019)
Le support vidéo vient servir une écriture avec la contingence du réel. D’une certaine façon, la médiation qui se faisait jusqu’ici par les instruments d’écriture (stylo, encre, clavier, papier…) s’efface devant un fantasme d’immédiation, au plus près de la perception de l’écrivain. Cette captation spontanée se veut une écriture du corps – compris, dans une perspective phénoménologique, comme lieu d’interaction avec le monde. Elle se formule depuis un regard, une ouïe, un toucher. Elle cadre l’environnement de l’écrivain dans un rapport d’inclusion réciproque. Écrire à même « la peau du monde5 », comme le dit ailleurs le diariste Arnaud de la Cotte, c’est se situer dans la « chair du monde » qui se fait, selon Merleau-Ponty, solidaire du corps phénoménal ; soit dans cette inter-corporéité complexe où l’ouverture au dehors creuse en dedans.
Surtout, les éléments du réel captés sur le vif conservent le mouvement intérieur qui les anime. Car l’immédiation est aussi affaire de temps, d’immédiat, d’intensité de la présence. Pour l’écrivain-vidéaste, la collecte de matériaux sonores et visuels est une façon d’écrire avec l’animation des êtres et des choses, avec le mouvement immédiat et immanent de leur apparition (selon le concept grec de phusis). Véritable « parti pris » du réel, près d’un siècle après que Francis Ponge en a fait le cœur de sa poétique, elle exprime une prétention à « faire physiquement partie^[« Il suffit d’abaisser notre prétention à dominer la nature et d’élever notre prétention à en faire physiquement partie, pour que la réconciliation ait lieu. » (Ponge 1988, 197) » du monde. À affirmer depuis son langage l’être humain en tant que vivant, tel que l’a formulé avec beaucoup de poésie Jean-Christophe Bailly : le vivant « comme une action ininterrompue et mouvante au sein de laquelle nous sommes pris » (Bailly 2013, 43).
La publication sur YouTube participe alors pleinement à ce geste de parole. En supprimant les instances intermédiaires, en ramenant l’écriture et la publication à une même temporalité, elle accompagne cette idée d’immédiation, au sens d’une saisie immédiate de la parole comme présence au monde. Si elle tend du même coup à invisibiliser les logiques de plateforme axquelles l’écriture-vidéo est inévitablement soumise, ce n’est pas tant pour hisser le langage comme pure matière de la création (débarrassée, donc, de toute contrainte matérielle, économique, technique) que pour valoriser son rôle actif dans la relation à ce qui nous environne. François Bon, au détour d’un de ses récents Carnets sur YouTube, revient sur la démarche d’écriture numérique en ces termes : « Internet : outil pour apprendre la parole avec corps souffle voix, et publier son irruption même. Internet : outil de publication par d’abord l’irruption. » Cette formule me semble parfaitement traduire le dessein de l’écriture-vidéo sur YouTube comme saisie de la voix vive ; une saisie qui n’entend pas capter un instantané, fixer un état, mais plutôt révéler la parole depuis ce qui la fait surgir.
L’auteur en partage
La création littéraire sur YouTube modifie alors le statut auctorial de l’œuvre sur un plan non seulement juridique mais aussi poétique. Si, comme le remarque Gilles Bonnet, elle « revendique une littérarité non logocentrée » (Bonnet 2018), elle soutient conjointement un décentrement de la figure d’auteur. Le format audiovisuel exige en effet une pluralité des rôles et des compétences (d’écriture, de cadrage, de sonorisation, de mixage, d’édition…) qui invite aussi bien à la collaboration qu’à la création par emprunt et recyclage – autant de pratiques au travers desquelles l’écrivain sur YouTube ne parle pas seul.
La collecte et le réemploi de matériaux multimédias, d’une part, interviennent très fréquemment dans le processus de création sur YouTube. Ainsi, l’usage de musiques existantes dans les bandes-sons (voir, par exemple, les narrations filmées de Gwen Denieul) ou le réemploi d’images existantes (comme dans « L’espace d’un instant » de Pierre Ménard, construit exclusivement avec des plans empruntés au cinéma ; ou « Les fantômes des animaux hantent les parcs municipaux » d’Annabelle Verhaeghe, qui repose sur sur le découpage et l’enchevêtrement de GIFs animés, récupérés sur une plateforme en ligne) viennent renforcer le brouillage de l’identification littéraire et, simultanément, de son auctorialité. L’écrivain investit un patrimoine commun, dans un espace façonné par le partage et les échanges. Il se place ainsi au confluent d’une longue tradition littéraire qui a toujours procédé par citation et collage (que l’on pense aux loci communes des poètes de la Renaissance, ou, plus récemment, au cut-up de William Burroughs ou aux détournements poétiques d’Henri Chopin) et d’un art numérique très contemporain, qui n’a cessé de valoriser ces dernières années les créations par recyclage et remix (on ne compte plus, sur YouTube, les mashup visuels et sonores qui recréent des œuvres audiovisuelles à partir d’archives collectées sur le web).
De cette façon, l’écrivain valorise une parole émergeant avec ce·ux qui parle·nt autour, ailleurs et autrement. Loin d’être un îlot, l’œuvre littéraire sur YouTube se pense dans une « écologie de l’attention » (Citton 2021) qui tient compte d’un entour. Elle porte une écriture hybride, plurielle, aussi bien prise en charge par l’écrivain que par les éléments multimédias eux-mêmes, perçus, collectés, montés, et avec lesquels il s’agit de converser. Cette intermédialité polyphonique, voire désauctorialisante, s’inscrit de plain-pied dans le modèle du réseau et, notamment, dans l’économie de partage qui régit les plateformes de contenus comme YouTube. Selon André Gunthert, leur « principe de collectivisation des contenus » modifie notre rapport aux biens culturels en suppléeant les questions de propriété individuelle :
De ce principe découle un nouvel état de l’image comme propriété commune, qui a transformé fondamentalement les usages. Aujourd’hui, la véritable valeur d’une image est d’être partageable. (Gunthert 2009)
Partie prenante de cet écosystème, l’écriture-vidéo sur YouTube est d’emblée collective ; elle fait coexister sans distinction des images et des sons de la sphère publique et privée, inédites et patrimoniales, nativement numérique et remédiées. En tissant des relations vives avec un déjà-là, elle s’ancre dans un environnement numérique qu’elle participe elle-même à faire évoluer.
Ce décentrement de la figure d’auteur se retrouve, d’autre part, dans les collaborations faites entre YouTubeurs sur le principe du featuring. Des liens entre artistes semblent se nouer par le biais de la plateforme et donner lieu à des cocréations spontanées tels que la « Dérive nocturne » de Gwen Denieul sur des images de Patrick Muller, ou le poème-vidéo « il aurait fallu te faire araignée » de Gracia Bejjani mis en musique par Stewen Corvez. Non seulement ces pratiques permettent de faire dialoguer des compétences artistiques, en renforçant la dimension intermédiale de l’écriture, mais elles participent à la logique des communautés YouTube par le tissage de liens entre les différentes chaînes et par la stratégie de mutualisation des abonnés. Elles façonnent ainsi une auctorialité plurielle, collaborative, qui prend place dans la nature collective de l’espace numérique (voir Neeman, Meizoz, et Clivaz 2012) ; au point que des projets communs voient le jour, comme celui des vases communicants, qui consiste à publier dans une playlist partagée, chaque premier vendredi du mois, de nouvelles collaborations entre écrivains YouTubeurs sur le principe de l’échange vidéo.
Le réseau, entre mythe et résistance
Cette évolution de l’auctorialité, qui accompagne la remise en question de l’auteur unique en milieu numérique, témoigne de l’usage fait par les écrivains de la plateforme. Car YouTube, à la différence d’autres hébergeurs de contenus comme Vimeo ou Dailymotion, est aussi un réseau social : il offre la possibilité aux écrivains de mettre en place des stratégies d’identification collective et de reconnaissance par le groupe. Les cocitations régulières, les échanges entres auteurs dans les fils des commentaires, ou encore les repartages des uns et des autres sur les réseaux parallèles Twitter et Facebook, participent au façonnement d’un véritable groupe « LittéraTube » (le néologisme est de Gilles Bonnet) – un groupe littéraire, mais qui emprunte aux codes des communautés en ligne. Ainsi certaines initiatives s’inscrivent-elles dans l’esprit des challenges entre YouTubeurs, comme le défi #aventaire lancé par Guillaume Cingal en décembre 2020, qui invitait les écrivains YouTube à présenter, durant les 24 jours de décembre qui précèdent Noël, d’autres chaînes YouTube jusque-là peu visibilisées.
En plus de ces interactions permanentes, l’identification du groupe passe par une série de hashtags qui tendent aujourd’hui à se stabiliser : #vidéo-écriture, #littératube, #vidéo-poème. De cette façon, les écrivains sur YouTube mettent en place un processus d’identification et de légitimation collectives. Ils acquièrent leur statut d’auteur par leur mise en réseau et leur participation à l’élaboration d’un « ethos collectif ». C’est dire que l’image de groupe, construite par les interactions socio-discursives en ligne, assure la construction identitaire d’un « nous » pluriel, qui aide par extension à affirmer l’ethos du « je » singulier.
À cet égard, le collectif Littératube occupe plusieurs fonctions. Dans un premier temps, il établit son identité en déterminant ce qui le définit comme groupe littéraire et ce qui la distingue des groupes existants. Dans son ouvrage sur la présentation de soi, Ruth Amossy rappelle que toute construction identitaire passe par « un processus de stéréotypage », qui inclut « la différenciation » avec les autres groupes (Amossy 2010). Ici, il est clair que la représentation de l’écrivain YouTubeur joue autant de l’imaginaire sociodiscursif de l’écrivain qui fait œuvre aux prises avec son temps que de la rupture avec une représentation sociale de l’écrivain institutionnalisé, de l’écrivain académique, voire de l’écrivain bourgeois. Faire littérature sur YouTube, c’est à la fois reconnaître une contiguïté des espaces et des supports littéraires, qui justifie le glissement d’une culture imprimée à une culture numérique, et défendre conjointement l’idée de bien commun culturel, d’accessibilité démocratique, par opposition aux élites consacrées. Cette logique communautaire rejoint plus largement la « conviction brandie comme signe de reconnaissance » par les auteurs du web, qu’A.-Marie Petitjean identifie en ces termes :
Ce principe consiste à considérer que l’ère contemporaine de la création littéraire est à situer dans le champ du numérique, entendu à la fois comme rupture pragmatique et comme filiation idéelle à la tradition du livre papier. (Petitjean 2013)
Par cet effort d’identification/différenciation, le groupe peut ensuite établir une reconnaissance entre pairs. L’ethos singulier de l’écrivain YouTubeur se voit appuyé par le nombre de partages, de citations, de commentaires et de likes des autres membres du réseau, qui lui offrent, sur le principe de la popularité, la valorisation de sa propre figure auctoriale. Cette légitimation par la communauté numérique semble d’autant plus opérante, dans le cas des LittéraTubeurs, qu’elle finit par s’ancrer dans une réalité sociale. Dans le prolongement de la sphère virtuelle, elle donne lieu à des rencontres et des réunions qui visent à renforcer les relations au sein de l’« endogroupe6 » : pensons aux rencontres nationales, qui se sont tenues pour la première fois à Evry en mai 2022, ou aux dîners informels qui s’organisent ponctuellement à Paris et qui favorisent, dans des cercles plus restreints, la nature amicale des liens tissés.
C’est, en somme, un modèle social horizontal, ouvert et décentralisé qui tend à se mettre en place, à rebours de la verticalité des institutions traditionnelles. Ce nouveau processus de légitimation de l’écrivain emprunte directement à un imaginaire du numérique tel qu’il a modelé la cyberculture et qui valorise les formes de coopération horizontales, contrairement à la rigidité hiérarchique des institutions politiques, économiques et culturelles. Pour autant, dans cette représentation de l’espace numérique qui confine au mythe ou à l’utopie (« utopie des pionniers » du web aime à dire Dominique Cardon (Cardon et Smyrnelis 2012), « alliance d’utopie médiatique et d’utopie culturelle » écrit pour sa part A.-Marie Petitjean (Petitjean 2013)), la singularisation de l’écrivain reste une gageure. Car, en se légitimant par le biais de la communauté YouTube, l’écrivain court le risque de brader ce régime de singularité qui façonne l’imaginaire sociodiscursif de l’écrivain ; et, tombant de Charybde en Scylla, de quitter les logiques industrielles de l’édition pour celles, non moins terribles, des GAFAM7.
Sans prétendre résoudre ici ce qui se présente comme une aporie, je me contenterai d’en tirer quelques pistes de réflexion – ou, plutôt, de conversations. En commençant par souligner toute l’ambiguïté de la notion de « communauté virtuelle », telle qu’elle s’est popularisée avec le développement du web (Proulx et Latzko-Toth 2000) au point de devenir le nouveau mantra des plateformes (un onglet communauté vient désormais arborer chaque chaîne YouTube qui a atteint les 500 abonnés). Tout en reconnaissant les logiques communautaires à l’œuvre, la convergence des pratiques créatives et l’implication sociale qui en découle, j’emploierais plus volontiers ici le terme de « réseau d’écrivains » pour rendre la complexité d’une posture d’auteur qui oscille entre le sentiment d’appartenance et le besoin de s’en dégager. À échelle du groupe, une même indécision semble se jouer, entre la multiplication d’initiatives pour se formuler une identité et le refus d’enclore un corpus, de définir des pratiques ou de prescrire des formes esthétiques. De façon significative, le répertoire des chaînes de LittéraTube créé au printemps 2022 se complète de façon participative, hors de tout jugement critique ou de discours des valeurs.
En ce sens, on touche davantage à un « réseau de coopération » tel qu’il est décrit par Howard Becker (Becker 2010) qu’à une école ; sur YouTube, l’action collective œuvre à réviser les rôles des acteurs, la matérialité des supports, les pratiques de lecture, les espaces de sociabilité, de production et de diffusion, bref, tout le modèle économique et symbolique du champ littéraire numérique. Dans cette reconfiguration où ils publient eux-mêmes, les écrivains ne prétendent pas se consacrer ; pas plus qu’ils ne peuvent s’en remettre aux principes algorithmiques d’autorité et de popularité des plateformes qui, de toute évidence, tendent plutôt à les invisibiliser, sans par ailleurs jamais poser la question de la valeur littéraire. Aussi y a-t-il co-existence des mondes littéraires, circulation des auteurs dans une pluralisation d’espaces. Pour asseoir leur statut d’écrivain, les YouTubeurs continuent de recourir à des instances littéraires éditoriales et académiques, que ce soit par la publication de livres en amont (c’est le cas de François Bon et de Charles Pennequin, par exemple, qui ont reçu leur légitimité d’écrivains en publiant largement à compte d’éditeur avant de créer une chaîne YouTube), en aval (le recueil L’Autre Jour de Milène Tournier a récemment reçu le Prix Révélation de Poésie 2021 de la Société des Gens de Lettres) ; ou encore, comme je m’y prête moi-même, en coopérant avec un milieu universitaire apte à leur accorder leurs lettres de noblesse.
Bibliographie
Sur les liens intimes entre le film documentaire et le journal filmé sur YouTube, voir l’ouvrage d’Arnaud de la Cotte (La Cotte 2021).↩︎
Florence Thérond en fait un très juste parallèle dans son article « Un saut en avant littéraire ? » (Thérond 2019).↩︎
J’ai notamment évoqué cette idée dans l’article « La poétique du geste en LittéraTube » (Riguet 2021)↩︎
Voir à ce sujet les nombreux travaux de Gaëlle Théval.↩︎
Extrait du Journal filmé, cité sur le site de La Marelle.↩︎
J’emprunte l’expression à Ruth Amossy : « On a souvent insisté sur le fait que cette différenciation servait dans bien des cas à rehausser l’image du in-group (l’endogroupe) en dévalorisant ou en minimisant la valeur du groupe extérieur (out-group ou exogroupe). » (Amossy 2010)↩︎
Au début de novembre 2022, en réaction au rachat de Twitter par Elon Musk, Marcello Vitali-Rosati a entamé avec François Bon un échange public sur la question des GAFAM et la possible émergence d’un nouveau champ littéraire sur le web. À la vidéo de François Bon, « de Twitter en particulier, et des GAFAM en général », Marcello Vitali-Rosati a répondu par ce billet.↩︎