Introduction
Cet article vise à étudier, à travers l’exemple privilégié du blog de l’autrice française Fanny Chiarello, la présence numérique d’écrivaines ou d’écrivains au sens traditionnel du terme, c’est-à-dire connus et reconnus au sein du milieu littéraire avant tout comme des auteurs publiés dans des maisons d’édition renommées, produisant des livres imprimés. Ces écrivains détiennent ainsi des espaces parallèles en ligne qui leur assurent un espace de publication plus autonome et dématérialisé – qui peut, pour certains, être considéré comme secondaires, car ils ne sont pas à la source de la notoriété de ces écrivains, mais bien plutôt des espaces autres, d’après coup, conçus pour accueillir les à-côtés de l’écriture, la pensée dans ses éclats et son long cours, plutôt qu’une œuvre définitive et retravaillée par le regard éditorial. Si l’on peut postuler une véritable continuité d’un support de publication à l’autre, et s’il ne s’agit pas ici d’entendre dans « secondaire » l’idée d’une hiérarchie de valeur, il n’en reste pas moins que ce qui se joue dans cet espace numérique est souvent peu interrogé, peu exploré, dès lors que l’écrivain en question est aussi, ou bien surtout, publié au sein des circuits traditionnels.
L’ancrage principal de l’exploration que cet article propose réside dans le travail de Fanny Chiarello, autrice de treize romans et fondatrice du blog [« Ghost with feet. Le vide-poches de Fanny Chiarello » ] (https://www.fannychiarello.com/)1. Pour cette écranvaine, si l’on suit la proposition terminologique de Gilles Bonnet, l’espace numérique ne permet pas seulement de construire « une représentation et [une] médiation de soi grâce aux technologies numériques » : il est également exploité comme « un véritable environnement doté de ses contraintes et potentialités spécifiques » (Bonnet 2017, pp.8). Que se passe-t-il alors si l’on cherche à confronter les œuvres que Fanny Chiarello a publiées selon le circuit éditorial traditionnel et celles qu’elle écrit sur les plateformes numériques ? Peut-on identifier une œuvre principale au sein de cette bipartition, c’est-à-dire le travail pour lequel l’écrivaine – ou l’écranvaine – détient sa légitimité première ? Comme on va s’attacher à le montrer, le blog est investi par Fanny Chiarello en tant qu’espace de création continue : on pourra alors se demander si, d’une part, les textes ainsi produits peuvent prétendre à la même reconnaissance littéraire que ses romans, et d’autre part ce que cela suscite si l’on choisit de considérer que le cœur du travail de l’autrice réside précisément dans cette écriture au jour le jour. Il s’agira en somme de tenter de ressaisir cette écriture blog dans son interaction avec les œuvres publiées dans les circuits traditionnels, et d’interroger ce que génère cette interaction. Comme on le montrera, celle-ci tend à redéfinir la voix de l’écrivaine. À partir d’une étude de la production imprimée et numérique de Fanny Chiarello, il s’agira de dire que l’appréhension de son travail comme un tout, dans une démarche refusant la hiérarchie des modes de publication, permet de faire émerger la singularité d’une voix circulant entre les œuvres et les publications de blog et transcendant les personnages et les narrateurs des romans imprimés. Cette voix, qu’on identifiera à un ethos auctorial2 spécifique garant des valeurs et de l’éthique portées par l’autrice, se fait alors entendre autrement au sein de l’espace public (physique comme numérique) : on fait l’hypothèse qu’ainsi exposée, dans tous les sens du terme, elle permet à l’écrivaine/écranvaine d’activer une posture sociale, publique, voire politique.
Situer l’œuvre
Le propos qui précède l’a suggéré, Fanny Chiarello publie de deux façons différentes des textes eux-mêmes de nature un peu différente : elle est l’autrice d’un certain nombre de récits et romans qui trouvent à s’incarner dans un objet bien connu, le livre, et elle est aussi l’autrice d’un grand nombre de fragments textuels prenant la forme de billets, rassemblés au sein d’un espace numérique personnel, le blog – qui présente également à la lectrice de passage des photographies. Si l’on s’en tient au discours officiel, que l’on retrouve sur la quatrième de couverture ou dans le rabat de la jaquette des livres de l’autrice, mais aussi sur les sites de ses principaux éditeurs, ou même sur des sites généralistes comme [Wikipédia], on la présentera comme suit : Fanny Chiarello est une autrice française publiant, depuis l’an 2000, principalement des romans, ainsi que de la poésie, quelques nouvelles et des romans pour la jeunesse (« Fanny Chiarello » 2023). Elle est publiée, pour la plupart de ses romans, aux éditions de L’Olivier, et on peut citer notamment L’Éternité n’est pas si longue, paru en 2010 (Chiarello 2010), qui raconte, à partir du point de vue d’une jeune femme et de son petit groupe d’amis, ce que deviendrait notre société face à la réémergence du virus de la variole et de son expansion, ou encore Le Zeppelin paru en 2016 (Chiarello 2016a), roman kaléidoscope entrecroisant douze personnages de la petite ville de La Maison, ville imaginaire située dans le Nord de la France (qui est le cadre de la plupart des récits de Fanny Chiarello, « née à Béthune en 1974 » comme le rappellent les quatrième de couverture avec insistance). Ces douze personnages sont confrontés au survol de leur ville par un zeppelin qui va s’y écraser. Fanny Chiarello publie également de la poésie et des textes plus expérimentaux, comme Tombeau de Pamela Sauvage paru en 2016 aux éditions de la Contre-Allée (Chiarello 2016b), récit entièrement composé de notes de bas de page. Si l’on se réfère à [la page Wikipédia portant sur l’autrice](« Fanny Chiarello » 2023), on en déduira que Fanny Chiarello est une écrivaine de livres imprimés, ayant reçu quelques prix, et dont la liste des « Œuvres » est déjà bien fournie. À peine remarque-t-on, au détour de la dernière des sections de la page, « Liens externes », la mention de son « site officiel et blog », présenté ici par l’architecture même de la page Wikipédia comme une ressource ayant permis d’établir la fiche et permettant de la prolonger, plutôt que comme un espace de création, une autre des « œuvres » de l’autrice.
Pourtant, cet espace numérique ne ressemble pas tout à fait à un site officiel, même si on retrouve une section « biographie » et une liste cliquable des ouvrages publiés, ainsi qu’une section intitulée « factuel » rassemblant les informations diverses concernant l’actualité de l’autrice (les rencontres et salons auxquels elle participe, par exemple) ; on peut considérer, à la lecture du site, que cette partie s’apparente à un passage obligé – comme s’il s’agissait de respecter un code implicite selon lequel tout site d’auteur se devrait de le présenter et de permettre une forme de publicité. L’enjeu de cet espace autre de publication réside toutefois ailleurs, dans les différents billets rassemblés dans une petite vingtaine de « catégories » aux titres suggestifs mais peu explicites (« Acouphènes », « Bas de page », « Jambes en l’air », etc.) ; ces billets sont publiés quotidiennement ou presque, et apparaissent sur la page d’accueil dans un ordre antéchronologique : c’est le mode de publication classique d’un blog. Ce blog d’autrice a vraisemblablement été créé en 2016, et portait préalablement le titre « Anything goes » ; comme Fanny Chiarello l’explique dans [une publication datée du 13 octobre 2016], la création de ce blog résulte du départ de l’autrice d’un « réseau social » non nommé qu’on comprend être Facebook (https://www.fannychiarello.com/2016/10/13/nothings-shocking/) :
J’ai quitté le réseau social il y a un mois maintenant. Il ne me manque pas. Personne ne prétend plus me dire ce que je dois lire, penser, mépriser, encenser. Personne ne m’impose plus ses photos de vacances. Quant à moi, je me sens moins minable depuis que je ne participe plus à cette mise en scène de soi collective. Mais on me dit que je ne suis pas une vraie femme du XXIème siècle si je n’ai pas, quelque part sur Internet, un espace dédié à moi-même : une vitrine de mon travail, un T-shirt à ma propre effigie. Alors voici mon nouveau blog. On trouve, à gauche de cet écran, des détails sur tous mes livres et ce qu’il convient d’appeler des bonus et making of, parfois. Je suppose que j’étofferai ces pages au fil du temps. (Chiarello 2016c)
Si Fanny Chiarello, en mettant en ligne son blog personnel, n’échappe pas à la “mise en scène de soi” - et donc, peut-être, à la contradiction -, elle le fait désormais à travers un espace qui lui est propre (il n’est plus, à proprement parler, “collectif” car on n’y retrouve que ce que l’autrice veut bien y publier elle-même). Elle n’est ainsi plus soumise, sur cet espace à soi, à d’autres voix qui prétendraient lui “dire ce qu[’elle doit] lire, penser, mépriser, encenser”. Par ailleurs, les « bonus et making of », mais surtout les bonus, semblent avoir peu à peu pris le pas sur les autres publications de type « vitrine », de sorte que le blog est devenu un véritable espace d’expression pour l’autrice, où elle publie du texte (souvent enrichi de liens hypertexte), mais aussi des photographies qu’elle réalise elle-même ou que certains de ses proches ont réalisées, et où elle partage le travail de musiciennes et musiciens qu’elle affectionne. Elle appartient donc à ce faisceau d’auteurs contemporains qu’a étudiés Sylvie Ducas dans un article paru dans la revue Itinéraires en 2015, Chloé Delaume, Éric Chevillard et Régine Detambel, et desquels elle affirme qu’ils « n’explorent pas dans leur œuvre les potentialités d’une littérature numérique, dématérialisée, conçue comme exploration expérimentale de l’hypertexte et de l’architexte » ni qu’ils « s’exhibent […] en experts aguerris du Web ; ils sont avant tout des écrivain(e)s ouverts aux possibilités d’outils modernes de communication et d’écriture, [et qui] continuent d’écrire et de publier des livres » (Ducas 2016). Autrement dit, et si l’on accepte l’idée que Fanny Chiarello entre dans cette catégorie d’écrivains, il nous faut revenir sur son inscription dans le champ des « écranvains » construit par Gilles Bonnet : il semblerait qu’un écranvain, à la manière d’un François Bon ou d’une Cécile Portier, aille un pas plus loin dans l’appropriation des outils et interfaces numériques pour la création littéraire. Fanny Chiarello quant à elle pratiquerait davantage une écriture déplacée sur le web, peu technologisée, consciente des possibles du blog – et on peut d’ailleurs rapprocher son usage de la photographie de celui pratiqué par Cécile Portier sur son site Petite racine – mais non expérimentale.
À ce titre, il est intéressant de noter que les publications ou textes dans lesquels Fanny Chiarello évoque son projet d’écriture sur le blog sont très rares. Dans [sa présentation biographique sur le blog], elle dit « Je suis née à Béthune en 1974. J’écris des romans et de la poésie, un peu de littérature jeunesse, parfois des nouvelles de commande. Mes seules activités annexes sont les ateliers d’écriture et les rencontres, principalement dans des établissements scolaires et culturels » (Chiarello s. d.a). À la mention des « seules activités annexes », on pourrait s’attendre à l’évocation de son écriture quotidienne sur le blog, mais il n’en est rien. De même, un peu plus bas, elle évoque ce qui occupe son temps « à [ses] heures perdues » : non pas, là encore, l’écriture blog, mais la constitution d’un « répertoire de créatrices sonores (pour la plupart très underground) du monde entier ». On peut alors considérer que cette écriture numérique constitue, au sein des propos de l’autrice elle-même, une sorte de point aveugle – une œuvre non-assumée, non pensée comme telle.
Dire et raconter, du roman au blog et du blog au roman
Pourtant, comme cet article s’attache à le montrer, il serait dommage de négliger le travail d’écriture auquel se livre Fanny Chiarello sur son blog. Il semble acquis que pour l’autrice, les pratiques d’écriture diffèrent selon leur espace de publication – le blog ou le livre imprimé. Prenons-la au mot, et confrontons ces espaces d’écriture. Sylvie Ducas, dans l’article déjà mentionné, suggère que « pour l’écrivain en son site, il ne s’agit pas de se peindre, il s’agit de rendre vivante l’image de soi, autrement dit de produire un ethos incarné, vivant. Et la façon la plus « numérique » d’y parvenir, c’est de convertir la vitrine de l’œuvre déjà réalisée, publiée, en geste de créer ou d’écrire » (Ducas 2016) : la narrativité très présente dans les publications de Fanny Chiarello sur son blog est précisément ce qui vient déjouer la lecture de ce dernier comme « vitrine » (terme employé par Sylvie Ducas comme, avec ironie, par Fanny Chiarello), dont le seul but serait de faire la publicité de l’œuvre. Considérer le blog comme vitrine ou site officiel de l’œuvre, ce que Fanny Chiarello suggère lorsqu’elle emploie, même ironiquement, le terme de “vitrine” ou lorsqu’elle refuse d’inclure son écriture blog dans le champ de son travail littéraire, ce serait considérer que l’œuvre serait nécessairement ailleurs que sur le blog. Or les publications quotidiennes sont majoritairement consacrées à autre chose que faire la publicité des œuvres imprimées de l’autrice : il s’y joue quelque chose d’autre qu’un discours promotionnel, qui invite à vraiment lire les textes. Comme nous commencions à le suggérer, ces billets sont majoritairement narratifs, caractéristique qui permet de faire émerger un premier élément de continuité d’une pratique à l’autre. Dès lors, nous pouvons à ce stade de la réflexion faire l’hypothèse que le blog apparaît, à la lecture, comme un espace narratif continu, c’est-à-dire un lieu de publication où l’autrice peut raconter et se raconter sans solution de continuité d’un fragment à l’autre ; là où les romans seraient des espaces narratifs discontinus car chacun d’eux raconte une nouvelle histoire, avec de nouveaux personnages, etc.
Si le blog comme les romans sont donc deux espaces de mise en récit, qu’est-ce qui, précisément, y est raconté ? On peut en premier lieu considérer que le blog serait un espace pour le déploiement de récits non fictionnels, tandis que les romans, comme leur appartenance générique semble l’indiquer, développeraient des univers de fiction. De fait, une partie des billets de blog propose bien des récits du véridique, de l’authentique, relevant de l’autobiographie – il s’agit pour l’autrice de livrer des fragments de sa vie quotidienne, comme le récit de ses footings récurrents – tandis qu’un roman comme L’Éternité n’est pas si longue (Chiarello 2010) peut être rangé dans le rayons des dystopies contemporaines, de même que Tombeau de Pamela Sauvage (Chiarello 2016b). Toutefois, une lecture croisée des billets de blog et des romans instaure du trouble dans cette partition conventionnelle : en effet, elle permet de faire émerger des points de coïncidence entre les multiples voix narratives des romans, et cette voix qui fait l’unité des différentes publications sur le blog. Les différents récits publiés par Fanny Chiarello sont pour la plupart des romans – sauf A Happy woman, paru en 2019 à L’Olivier (Chiarello 2019) et retraçant le mois passé par Fanny Chiarello aux côtés de la chorégraphe Meredith Monk à New York, texte qui s’apparente, pour le dire rapidement, à l’écriture menée par Fanny Chiarello sur le blog : elle en reprend les codes, dans une écriture qui se déploie au jour le jour comme un carnet de bord, et fait la part belle aux sentiments, petites joies et déceptions de l’autrice. Les romans quant à eux ne forment pas de cycle, sont autonomes, et Fanny Chiarello revendique une esthétique de la diversité, comme elle l’affirme dans [sa section « biographie »] : « J’aime changer d’univers, de forme et de tonalité dans (presque) chaque nouveau texte » (Chiarello s. d.a). On constate cependant que d’une œuvre à l’autre circulent des questionnements (comme la solitude et la communauté), des thématiques et des types de personnages (dont celui de la jeune femme lesbienne). Du côté du blog, on identifie une voix unique, et il n’y a bien qu’une seule locutrice dont on peut caractériser le ton comme teinté d’un humour mélancolique, et dont l’écriture passe et repasse par plusieurs thèmes et lieux (les territoires du nord de la France, les friches, les forêts – également présents dans certains des romans), traduisant une façon de travailler bien spécifique qu’elle expose dans [sa section « biographie »] :
Chaque jour, je poursuis l’exploration des villes et des campagnes qui m’entourent, en courant ou à vélo, avec mon appareil photo et mon carnet ; ces allers-retours entre l’extérieur et mon bureau sont devenus ma méthode de travail à part entière. (Chiarello s. d.a)
S’il est un peu oiseux d’adopter une lecture générique pour des publications de blog, on peut toutefois dire que celles-ci alternent entre fragments relevant de la réflexion et parfois de la pensée, et fragments fortement narrativisés, oscillant entre confession autobiographique, récit du quotidien et inventions pures et simples. La lecture au long cours permet de déterminer des récits de fond construisant une unité sous-jacente, comme l’histoire d’amour entre l’autrice et sa compagne, qui parsème la plupart des publications récentes, et qui colore l’écriture d’une dimension romanesque certaine.
Ces éléments pourraient suggérer une proximité entre la pratique d’écriture sur le blog et l’écriture romanesque et narrative publiée dans les circuits éditoriaux classiques : on pourrait dire qu’il n’y a pas de différence de nature entre les deux, seulement de degré. Cela irait dans le sens de la « pérennité du geste d’écrire » qui, selon Sylvie Ducas, s’expose sur les sites des écrivains qu’elle étudie, geste visant, pour reprendre cette fois les propos de Gilles Bonnet, à « montrer que l’écrivain l’est constamment, écrivain, perpétuellement » (Bonnet 2016). Par ailleurs, et c’est ce qui nous intéresse davantage ici, cette conclusion partielle permet d’interroger ce que produit cette « pérennité » : s’il y a continuité entre les différentes mises en récit, peu importe le support de publication, peut-on également postuler une continuité dans la voix qui les porte ? Dans ce cas, peut-on identifier, caractériser la voix narrative du blog ? Cela fait-il sens de parler de « narrateur » pour ces fragments textuels ? Le cas de Fanny Chiarello est intéressant car la narrativité présente sur le blog ne relève pas exactement du storytelling qu’évoque Sylvie Ducas (Ducas 2016) (par lequel l’écrivain vient se raconter en tant qu’auteur) : en effet, on peut faire l’hypothèse que depuis 2016, les publications du blog construisent une voix narrative qui est en fait l’incarnation d’un personnage, certes projection de Fanny Chiarello elle-même mais non en tant qu’autrice, bien plus en tant qu’ultime avatar de cette figure de femme mélancolique et ironique, narratrice à la première ou la troisième personne, mais focalisant le point de vue, qui se dédouble de roman en roman. Si cette figure prend les traits de différents personnages dans les romans (Nora dans L’Éternité n’est pas si longue (Chiarello 2010), Solveig Cruette dans Le Zeppelin (Chiarello 2016a), ou même ce « je » renvoyant à un personnage d’écrivaine dans Le sel de tes yeux (Chiarello 2020)), elle ne s’embarrasse pas de descriptions sur le blog, puisqu’il est entendu que cette femme, c’est Fanny Chiarello. La figure projetée par cette voix circulant de texte en texte au-delà des frontières médiatiques n’est pas sans évoquer une figure plus ancienne, celle du conteur, de la conteuse, telle que la décrit notamment Walter Benjamin, pour qui le conteur est celui qui a vu, qui a vécu, et qui est capable de transmettre par le récit son expérience du monde. La mission de cette voix est alors de dire et se dire, dans un rapport au monde propre à la figure du conteur, où tout devient objet de mise en récit ou en intrigue, comme en témoigne le billet intitulé « Conversion » publié le 10 avril dernier (2022) ; l’autrice décrit une promenade à vélo, et les choses vues, agrémentées de photos qui deviennent le point de départ d’une micro-fiction animale faisant la part belle à l’imaginaire, avec le personnage du grèbe huppé facétieux (c’est un canard), et le drame du renard et des lapins.
On le voit donc, des romans aux publications sur le blog existe une véritable continuité de l’écriture, qui prend racine dans une trame de fond à la fois thématique, géographique et stylistique au sens fort du terme, c’est-à-dire une écriture incarnant dans le langage une vision du monde, humoristique et mélancolique, dans le langage3.
Plaidoyer en faveur d’une unité de l’œuvre
Nous proposons alors, à partir de cette continuité, de postuler une unité des productions textuelles de Fanny Chiarello, replaçant le blog au sein de la catégorie « œuvre » présente sur la page Wikipédia et venant contester la hiérarchisation induite par les espaces de publication. Cette voix surplombante que nous venons d’identifier constitue le lieu même d’expression de la posture de l’écrivaine, au sens que donne Jérôme Meizoz (Meizoz 2007) à ce terme. Cette voix se traduit par un style spécifique, à comprendre comme rapport au monde : Dominique Maingueneau l’évoque lorsqu’il suggère que l’ethos est l’objet d’une véritable incorporation par laquelle « la manière de dire implique une manière d’être » (Maingueneau 2016). On peut décrire cette posture, dont on fait l’hypothèse, grâce au travail de confrontation entre l’écriture romanesque et l’écriture numérique de l’autrice, qu’elle est la même quel que soit l’espace de publication : la voix de Fanny Chiarello est marquée par le sceau de l’humour, d’un humour visant à rendre légère la mélancolie d’être au monde ; cet humour n’est jamais très loin de la plainte, et lui résiste par la mise en place d’une poétique de l’absurde, comme en témoigne par exemple le billet intitulé « Superficie », en date du 8 avril 2022 sur le blog :
Je devais donc participer aujourd’hui à une grande fête et lancer la Maison de la poésie de Bordeaux en formidable compagnie, au lieu de quoi je n’ai pas vécu cette journée – passés les premiers moments où, à peu près disponible intellectuellement quoique l’œil éteint, j’ai pu discuter avec mon amoureuse, elle sur son oreiller des Pouilles et moi sur mon oreiller minier, puis elle s’est levée tandis que je suis restée amorphe, assommée, incapable de bouger seulement le bras pour répondre à ses messages pendant parfois des heures. Une journée à dormir, la tête pleine de sable. […] Au milieu de tout cela, un appel des finances publiques : Monsieur A. me demande quelle est la superficie de ma maison. Excellente question, man. J’ai l’impression d’avoir pris du LSD (c’est du moins l’idée que je m’en fais), je dis, Oh là, je peux vous dire ça plus tard ? Je n’ai pas de mètre-ruban sous la main. […]. (Chiarello 2022b)
Le même phénomène se retrouve à de nombreuses reprises dans Le Zeppelin (Chiarello 2016a) notamment, récit de l’absurde dans lequel il est, par exemple, de coutume de jeter à intervalles réguliers son réfrigérateur dans le canal, récit parodiant les pires films catastrophes, mais roman que Fanny Chiarello a écrit, comme elle l’indique sur son blog et dans des entretiens, pour exorciser à la fois sa catastrophe personnelle – une hospitalisation qui intervient juste après la fin de l’écriture de la première version du roman, qu’elle évoque dans la page consacrée à la présentation de celui-ci sur le blog :
Une heure plus tard, je plongeais dans une aventure hospitalière de trois semaines dont j’ai totalement raté la première pour cause de coma, et dont j’ai vécu la deuxième dans un état second (la conscience, comme les muscles et la mémoire, ne revenant qu’au compte-goutte et partiellement d’un coma, même aussi court). (Chiarello s. d.b)
– et pour exorciser la catastrophe collective qu’ont été les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis d’Amérique. Cette unité stylistique du roman au blog, construisant une posture, projette une figure qui n’est pas précisément, on l’a dit, celle de l’autrice, mais d’une sorte de personnage interstitiel plus ou moins fictionnalisé. Cela a une double conséquence : l’identification de cette figure interstitielle confère un sens autre aux œuvres romanesques (en leur ôtant, en quelque sorte, un degré de fictionnalité), et elle fictionnalise la voix blogueuse.
On propose ainsi de considérer que cette voix surplombante produit une figure interstitielle qui fait basculer l’analyse du côté de la catégorie de l’autofiction, que l’on définit comme un récit de soi adoptant des techniques d’écriture narratives le rapprochant du romanesque et insérant, sans que l’on puisse les distinguer, des passages fictionnels pris dans ce même régime stylistique. Cela est un peu inattendu pour le travail de Fanny Chiarello, qui ne revendique pas (en tout cas pour la majorité de ses romans) cette étiquette. Et si la clé de lecture autofictionnelle est stimulante pour ses romans (où elle dissémine des éléments autobiographiques plus ou moins anecdotiques au sein de trames très majoritairement fictionnelles – le coma et l’hospitalisation que l’on vient d’évoquer faisant également retour dans L’Éternité n’est pas si longue (Chiarello 2010), par exemple), c’est également intéressant pour comprendre ce qui se joue sur le blog. Cela nous autorise à l’interpréter comme un espace – Gilles Bonnet évoque d’ailleurs le blog comme une sorte de maison d’écrivain numérique (Bonnet 2017) – de mise en scène de soi, dans lequel l’auteur s’institue lui-même en œuvre ; ce procédé, l’auteur institué en œuvre, serait peut-être alors le seul à même de pouvoir résorber l’aporie que notaient déjà Étienne Candel et Gustavo Gomez-Meija en 2013, lorsqu’ils se demandaient « comment une présentation auctoriale au sens littéraire du terme peut […] se construire alors que tout utilisateur est auteur par défaut en tant que sujet scripteur ? » (Candel et Gomez-Mejia 2013, pp.52). Notre analyse semble ici rejoindre celle proposée par Servanne Monjour dans son article sur les profils d’écrivains sur Facebook :
Si une question s’impose alors, c’est donc celle de la capacité de ces profils numériques à servir une stratégie à la fois autoportraitiste et autofictionnelle, grâce à laquelle l’écrivain serait capable de construire sa propre figure auctoriale, faisant fusionner une fonction paratextuelle et une exigence esthétique. (Monjour 2017)
Dans son travail d’écriture sur son blog, Fanny Chiarello projette une figure auctoriale esthétisée, littérarisée, car prise dans un régime d’écriture autofictionnel. Elle devient son propre sujet d’écriture.
Conclusion : une voix garante de valeurs esthétiques et éthiques
En définitive, c’est bien cette « exigence esthétique » , c’est-à-dire cette volonté de faire œuvre, qui se trouve déclinée d’une œuvre à l’autre de Fanny Chiarello, y compris sur son blog. À ce propos, on notera que le rapport que l’autrice entretient avec son lecteur sur le blog (c’est-à-dire la place qu’elle lui laisse, notamment dans la possibilité d’entrer en dialogue) reste très proche de celui construit dans les œuvres romanesques : il n’y a pas d’espace de commentaire, et bien souvent les textes des publications ne sont pas adressés ; on retrouve très rarement la marque de la deuxième personne du pluriel : elle intervient spécifiquement dans les textes informant d’un événement ou d’une rencontre. Le lecteur est invité à la lecture par le biais d’une forme de ludique (clins d’œil et autres effets de connivence) qu’on retrouve également, par exemple, dans Le Zeppelin (Chiarello 2016a) ou Tombeau de Pamela Sauvage (Chiarello 2016b). Cette unité, rapatriant en quelque sorte le blog dans le champ des œuvres littéraires de l’autrice, est produite par cette voix que cet article a identifiée : cette dernière se donne à lire avec clarté sur le blog, véritable espace la façonnant et donnant corps à cette figure interstitielle, et par effet de résonance elle refait surface à la lecture des romans publiés dans le circuit éditorial traditionnel. De la sorte, on peut dire que la pratique numérique de Fanny Chiarello sur son blog, loin d’être une simple excroissance du travail de l’écrivain, est le lieu de mise au jour de cette figure implicite : l’atelier de Pygmalion, si l’on veut – où Galatée et Pygmalion seraient les deux facettes de l’autrice.
Cet article présentait un cas d’étude singulier, mais il est intéressant d’élargir le spectre d’analyse. En effet, si Fanny Chiarello s’expose sur son blog, elle reste une autrice peu présente ailleurs en ligne (absente notamment des réseaux sociaux qu’elle envisage comme des espaces concurrents au blog, comme on a pu le voir), et de ce fait on mesure difficilement la portée, en particulier politique, de cette voix identifiée au sein de l’espace public numérique. On pourrait cependant prolonger cette analyse en interrogeant les revendications féministes portée par cette voix circulant d’un texte à l’autre, revendications disséminées au sein des textes littéraires. On la retrouve littérarisée au sein du recueil La Vie effaçant toutes choses paru en 2018 (Chiarello 2018a), que l’autrice présente ainsi sur son blog :
J’ai entrepris l’écriture de ce texte animée par une amertume (rage serait peut-être plus juste) face au regard simpliste et sexiste de nombreux critiques et lecteurs sur ceux de mes romans qui ont eu le plus d’écho, Une faiblesse de Carlotta Delmont et Dans son propre rôle : dans ces romans, je suis censée avoir écrit “de beaux destins de femme”. L’on m’a rarement soupçonnée d’avoir un projet littéraire plus ambitieux que cela, pour la seule raison que je suis une femme. La vie effaçant toutes choses est une réponse ironique à ce regard sur mon travail, un texte queer dans la mesure où il montre des femmes se défaisant ou essayant de se défaire des prérogatives traditionnellement liées à leur genre – une femme doit procréer, elle ne connaît rien à la musique, elle est à sa place dans une cabine d’essayage, elle ne peut pas revendre la maison de ses parents sans l’aide d’un homme, etc. (Chiarello 2018b)
Ces revendications se lisent en filigrane des romans, en particulier dans sa dernière publication, réalisée à quatre mains avec Wendy Delorme, L’Évaporée (Chiarello 2022a) : il s’agit d’une fiction qui évoque la relation amoureuse qu’entretiennent deux femmes et qui trouve sa fin, fin exposée par deux points de vue pris en charge par les deux autrices ; l’œuvre entre singulièrement en écho également avec les différents billets cette fois-ci présentés comme autobiographiques qu’écrit Fanny Chiarello sur son blog, et qui racontent le quotidien de sa relation à distance avec sa compagne. Toutefois, cet ancrage queer et féministe se lit bien plus clairement dans le blog, tout comme d’autres prises de position, en faveur du droit des animaux par exemple. On peut alors considérer que le blog est un espace offrant une plus grande liberté en raison même de la nature du projet qu’il porte : construire cette figure interstitielle garante des valeurs et d’une éthique circulant dans les œuvres. Parce qu’il est lu sans doute d’abord par ses lecteurs fidèles, le blog peut permettre cette plus grande liberté, qui peut aussi s’apparenter à une prise de risque.
D’autres auteurs, comme Christophe Claro par exemple, constituent un terrain d’investigation peut-être plus révélateur encore de ce que peut produire l’interaction entre l’écriture numérique et l’écriture imprimée, en ce sens que, pour Claro, le travail d’écriture sur son blog (où celui-ci incarne avant tout la figure du critique littéraire) se double d’une présence très active sur Twitter, faisant entendre une voix plus incisive, plus nette, plus polémique également. Il serait intéressant d’étudier la façon dont cette voix, plutôt que de résonner avec celles développées sur le blog ou dans les œuvres littéraires, crée éventuellement des discordances complexifiant la posture auctoriale. De la même façon, on pourrait prolonger l’étude de Sylvie Ducas autour de la présence numérique de Chloé Delaume, véritable médiatrice engagée pour la cause féministe sur Facebook, animant régulièrement des rencontres mettant à l’honneur de jeunes écrivaines, rencontres qu’elle rend visibles sur ce réseau social, ou offrant des conseils de lecture à même d’accroître notre bibliothèque d’autrices. On pourrait, dans cette même lignée, explorer les prises de positions fortes de Marie Cosnay dénonçant inlassablement les catastrophes migratoires en Méditerranée sur Twitter, ou même étudier les prises de position politiques affirmées d’un Laurent Binet, toujours sur Twitter, et la façon dont elles coïncident et renforcent les propos romanesques de l’auteur. Se dessine là une amorce de typologie de l’interaction entre écriture numérique et production imprimée dans la constitution d’une posture d’auteur, qu’il ne reste qu’à prolonger.
Bibliographie
On pourrait élargir le corpus à d’autres cas d’étude, en explorant par exemple ce qu’écrit Arnaud Maïsetti à la fois sur son site personnel « Arnaud Maïsetti / Carnets »(https://www.arnaudmaisetti.net/spip/) et sur les réseaux sociaux comme Twitter ou Instagram, ou encore en se penchant sur les travaux de Christophe Claro, auteur du blog « Le Clavier cannibale » (https://towardgrace.blogspot.com/) et également très présent sur Twitter.↩︎
Nous définissons l’ethos auctorial à partir des travaux de Ruth Amossy : “L’ethos auctorial est un effet du texte, il vient préciser une dimension de l’échange verbal. Il désigne la façon dont le garant du texte désigné par un nom propre construit son autorité et sa crédibilité aux yeux du lecteur potentiel. En esquissant une image de celui qui assume la responsabilité du dire, il montre comment elle permet au texte de nouer un certain type de rapport à l’allocutaire(Amossy 2009).”.↩︎
La démarche s’apparente à un travail classique de figuration de soi. Voir à ce propos une autre étude de cas : (Ruiz 2013).↩︎