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Machines romanesques

Effets d’autorité à l’ère du numérique

Informations
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Texte

Le développement de nombreuses formes d’écriture numérique, depuis maintenant plusieurs décennies, a modulé les représentations de l’écriture littéraire et, avec elles, les figurations des écrivains au travail1. Ce sont d’abord les outils de l’écriture qui se sont renouvelés au fil du temps, de façon à permettre la coexistence de différents imaginaires de l’écriture, de la plume au clavier. Les travaux d’Isabelle Krzywkowski montrent bien comment les mutations techniques de l’écriture d’une part, et la prise en charge, d’autre part, par la littérature, de l’imaginaire machinique de son époque, ont étendu ce répertoire d’images (Krzywkowski 2017). Alors que les mutations technologiques vont s’accélérant, au début du XXIe siècle, et que leur usage quotidien devient massif, j’ai voulu interroger dans cet article la manière dont les supports numériques s’intègrent aux représentations réflexives de l’écriture dans le roman, figurant ainsi le rapport des écrivains à ces outils, à partir de quatre exemples. Le plus ancien, Éros mélancolique de Jacques Roubaud et Anne F. Garréta (2009), est une méditation sur la mémoire et l’archive en contexte numérique : le code informatique et les documents numérisés qui s’intègrent à la fiction en sont les principes figures. Plus récent, Comme un empire dans un empire d’Alice Zeniter (2020) témoigne de la façon dont les langages informatiques, désormais communément intégrés à la fiction et aux poétiques narratives, font l’objet d’une réflexion thématique sur les enjeux politiques de ces espaces. Dans La Demoiselle à cœur ouvert de Lise Charles (2020) et dans La Toile de Sandra Lucbert (2017), deux textes qui réinvestissent la forme du roman épistolaire, les échanges numériques font l’objet de traitements très distincts : si dans le roman de Lise Charles l’environnement numérique donne son cadre à l’intrigue et offre une variation sur la maîtrise auctoriale, il suscite pour Lucbert une réflexion politique sur les enjeux de pouvoir qui le structurent. Ce parcours n’est certes pas exhaustif, mais il permet d’interroger quatre modalités distinctes de la représentation de l’écriture numérique ainsi mise en abyme dans des livres imprimés, qu’il s’agisse d’emails, des réseaux sociaux, de manuscrits numérisés ou encore de lignes de code. Ils attestent, pour ce qui concerne le début du XXIe siècle, d’une forme de fascination des écrivains pour les outils numériques, qui conduit à les intégrer de façon fluide à l’économie narrative de chacun de ces récits. Ce qui diffère, c’est alors la valeur critique de ces éléments à forte réflexivité. Parce qu’ils représentent, dans la fiction, la mise en œuvre du récit par ces outils et plateformes numériques, ces récits étendent la gamme des figurations réflexives de l’écriture, et mettent au jour les rapports de force et les enjeux de pouvoirs qui traversent les environnements numériques. À travers la représentation romanesque de différentes formes d’écriture numérique, ils suscitent donc, à des degrés divers, un regard critique sur les usages numériques et sur leur influence sur les pratiques littéraires, jusqu’à valoriser nettement, dans certains cas, la fonction critique et satirique de l’écriture et de la lecture littéraires, entendues comme pratiques de résistance à la normativité des outils numériques.

En effet, dans La Demoiselle à cœur ouvert (Charles 2020), où le numérique fonctionne comme moteur de l’intrigue, un projet d’écriture numérique et connectée fait l’objet d’une relative mise à distance, pour se couler plutôt dans la forme ancienne du roman épistolaire. De façon plus critique, dans La Toile (Lucbert 2017), la composition polyphonique d’un texte déplaçant le topos du manuscrit trouvé crée les conditions d’une satire des médias numériques et de leurs effets de conditionnement idéologiques, dans une forme qui reprend aussi les codes du roman par lettres. Éros mélancolique (Roubaud et Garréta 2009) met aussi en abyme un mystérieux manuscrit, trouvé en ligne, dont la découverte ouvre une réflexion sur la valeur poétique des langages et des plateformes numériques. Enfin, dans Comme un empire dans un empire (Zeniter 2020) , le personnage de la hackeuse L invite à réfléchir aux différents langages qui structurent les réseaux, et à la manière dont ces compétences techniques prolongent l’écriture littéraire hors du livre, et hors du langage verbal. En déployant différentes représentations de l’auteur devant les écrans, ces textes prennent une valeur spéculaire ; ils interrogent ainsi la maîtrise relative de l’écriture numérique par les écrivains et mettent les figures de l’auctorialité à l’épreuve des univers techniques qu’elles rencontrent, à travers ces machines réflexives – une expression que j’emprunte indirectement aux « machines romanesques » de Philippe Vasset (2007).

Portraits de l’écrivain au clavier

Un des premiers enjeux de ce face-à-face entre l’écrivain et la machine, c’est d’abord la rencontre avec des outils qui transforment radicalement l’écriture. Comme le rappelle Magali Nachtergael, les logiciels destinés à l’usage le plus quotidien sont aussi devenus de plus en plus complexes, et demeurent intrinsèquement liés à l’industrie du numérique et aux entreprises qui les commercialisent (Nachtergael 2020, 9). En maîtriser le fonctionnement relève donc, en un sens, d’une forme de résistance politique à l’hégémonie de ces entreprises ; a fortiori, les utiliser pour créer de la littérature constitue une forme de contre-emploi, de détournement, voire de hacking – de piratage (Candel 2020). De façon corollaire, les représentations littéraires du rapport aux machines prennent désormais souvent en charge un discours critique sur ces pratiques, sur leurs contraintes techniques, commerciales et sur les effets d’aliénation qu’elles engendrent. C’est du moins l’une des lectures que l’on peut faire du début du roman de Lise Charles, La Demoiselle à cœur ouvert. L’autrice, qui a été pensionnaire à la villa Médicis en 2017-2018, y propose un récit épistolaire par mails, dont la construction met en place une réflexivité ludique à plusieurs niveaux. Son personnage principal est un auteur, Octave Milton, pensionnaire à la Villa Médicis et publié chez P.O.L, qui souhaite écrire un roman dont le protagoniste est lui-même un écrivain qui séjourne à Rome pour écrire2. Le projet initial d’Octave permettrait de créer une « véritable » boîte mail consultable, au sein de laquelle le lecteur se fraierait son propre chemin3 :

Si ce projet s’inscrit dans la longue tradition du roman par lettres, il prendra une forme neuve, celle d’une messagerie électronique véritable. Ce livre se lira en ligne. Le lecteur aura un mot de passe, se connectera à une messagerie, et verra les messages nouveaux apparaître progressivement, au fur et à mesure qu’il fermera les messages lus. Une fois sa lecture terminée, il disposera donc d’une messagerie complète, dans laquelle il pourra circuler comme bon lui semble. Le lecteur sera ainsi mis en position de voyeur et choisira plusieurs types de lecture : il pourra passer plus ou moins vite sur certains messages, ouvrir ou non les pièces jointes (photographies de la ville, articles…). Cette forme suppose de faire figurer tous les messages de la boîte électronique, des plus importants aux plus anodins (courriers administratifs, spams…). (Charles 2020, 13)

Ce projet, suggéré à Octave Milton par Livia Colangeli, une éditrice qui est aussi son ancienne compagne, recopié et présenté tel quel au jury de la Villa Médicis, reste fantasmatique. En effet, ni Octave Milton, ni Lise Charles ne construisent cette base de données épistolaire. Intéressant à plusieurs titres, ce projet est techniquement difficile voire impossible à réaliser, et renvoie à un imaginaire caractéristique de la création numérique, celui d’une œuvre que le lecteur explore, selon des trajectoires de lecture multiples (Debeaux 2017). Qu’il s’agisse de la littérature combinatoire, de la logique de l’hypertexte, ou bien d’œuvres numériques dont l’agencement dépend des gestes du lecteur (Saemmer 2007 ; Bonnet 2017), les formes numériques s’inscrivent bien souvent dans la double perspective d’un parcours commandé par le lecteur et potentiellement infini (ou, du moins, proposant de si nombreuses combinaisons qu’elles peuvent donner l’impression d’une actualisation unique pour chaque parcours de lecture). En pratique, le projet d’Octave Milton se heurte bien vite aux contraintes, notamment économiques, de sa création :

Octave Milton à Paul Otchakovsky-Laurens, 30 avril 2017

Cher Paul,

J’ai justement parlé hier avec un informaticien, il a l’air partant. J’aimerais que, quand on se connecte, la boîte soit déjà à moitié constituée (pour donner au lecteur une impression de faire intrusion dans l’univers du personnage), mais que de nouveaux messages apparaissent ensuite peu à peu (pour que le lecteur soit quand même guidé).

L’informaticien me dit que ce sera plus cher s’il fait une application qui puisse se lire ailleurs que sur des Mac, mais je ne suis pas favorable à l’idée de faire un texte qui ne puisse se lire que sur des machines Apple, ça m’ennuie (idéologiquement). Il me dit qu’il va vous envoyer un devis, et que nous pouvons candidater pour une bourse, par exemple du Dicréam ou du CNL, afin de financer le projet. (Charles 2020, 17)

Derrière le scrupule éthique de l’écrivain, réticent à associer sa création à une grande entreprise du numérique, apparaît aussi son absence d’indépendance technique : l’auteur et son projet dépendent en fin de compte des compétences de « l’informaticien ». Une figure d’auteur-collaborateur surgit ainsi, qui n’échappe pas à la domination des machines, ni sur le plan technique, ni sur le plan idéologique. Mais l’enjeu collectif de la création, ici, ne se réalise pas, ramenant l’auteur à une singularité perçue comme insuffisante, ou tout au moins frustrante. Ce qui se joue ici, derrière la fausse opposition entre écrivains et techniciens, renvoie en fin de compte à un malentendu – celui de la technicité des outils numériques, qui rend leur appropriation marginale et de plus en plus difficile – il faudrait, à tout le moins, savoir coder et programmer, et pas seulement écrire4. L’autorité de l’écrivain semble s’arrêter au seuil des premières lignes de code qui l’empêchent de prendre pleinement possession des dispositifs, qui le cantonnent du côté de l’utilisation, et non d’une maîtrise créatrice5 des outils numériques.

La Demoiselle à cœur ouvert, de fait, est bien un roman épistolaire par mails, mais publié sous forme imprimée. Sur le plan poétique, la dimension numérique du roman apparaît à la fois comme une forme nouvelle, inventée par et pour les réseaux, qui met en valeur le contenu de nos boîtes mails comme matière narrative d’une écriture numérique de l’intime ; et comme l’un des ressorts satiriques de l’intrigue, qui place le lecteur en position de voyeur. Le réalisme du projet, en intégrant les courriers « anodins » au texte, souligne aussi la dimension exponentielle de ces flux qui mêlent, dans l’espace intime d’une messagerie électronique, correspondance privée et contenus insignifiants. Certains mails, manifestement tirés des archives personnelles de Lise Charles – mails techniques concernant les infrastructures de la Villa Médicis, annonce de la mort de Paul Otchakovsky-Laurens, mais aussi correspondance avec l’auteur et dessinateur François Matton, etc. – actualisent le projet de la représentation réaliste des échanges quotidiens et créent un jeu humoristique entre fiction et réalité, puisqu’ils constituent autant de métalepses, au sens de Genette.

Le roman de Lise Charles est constitué des échanges d’emails d’Octave Milton, et notamment par sa correspondance avec Livia Colangeli dont le ton et les commentaires portant sur la petite société de la villa Médicis évoquent, par clin d’œil intertextuel, le souvenir des Liaisons dangereuses. Octave, peu pressé de réaliser le projet pour lequel il a été sélectionné, apparaît comme une figure fragile d’écrivain. La Demoiselle à cœur ouvert présente plusieurs niveaux de mise en abyme, qui ont en commun la mise en évidence des emprunts incessants d’Octave à sa propre correspondance dans son activité d’écrivain. Son projet présenté à la Villa Médicis est la copie d’un mail de Livia Colangeli ; il n’hésite d’ailleurs pas, dans ses emails, à utiliser les réponses des uns pour écrire aux autres déployant ainsi un jeu permanent de fausses attributions ; la première nouvelle qu’il écrit à Rome est directement inspirée par un dîner avec d’autres pensionnaires et leur famille, provoquant leur colère ; l’une de ses chroniques pour Les Inrocks reprend les extraits de mails envoyés par une admiratrice, Prune Mordillac, qui s’en trouve humiliée ; le roman qu’il soumet à P.O.L, enfin, à l’issue de sa résidence italienne, est constitué par le pillage en règle du journal d’une adolescente, Louise, la fille de Marianne Renoir, une universitaire spécialiste de la langue classique avec qui il a une aventure et correspond – l’issue en sera particulièrement sombre.

Le projet de roman électronique d’Octave Milton va donc de pair, ici, avec une innovation littéraire réalisée par parasitage et détournement du discours d’autrui. Si la tendance à la copie qui caractérise toutes ses productions rappelle surtout la part de reprise – intertextuelle, mais aussi dialogique – qui sous-tend tout geste créateur, cette question prend un relief tout particulier en contexte numérique, puisqu’elle renvoie au montage, aux pratiques d’hybridation caractéristiques de la littérature hors du livre et en particulier numérique (Bisenius-Penin, Audet, et Gervais 2022) et, aussi, au piratage, entendu comme détournement. Le geste de copie permet aussi, ici de railler le milieu culturel contemporain réuni à la Villa Médicis, ainsi que la figure de l’auteur qui, cherchant l’inspiration, « vampirise » (Charles 2020, 152) celles et ceux qui l’approchent, se rabattant sur une forme dégradée et usurpée d’écriture collective. Le roman offre cependant un autre niveau de lecture, puisqu’il se termine par une lettre de Livia Colangeli à Marianne Lenoir, lui proposant de publier, à son tour, sa correspondance avec Octave, en manière de vengeance – on peut choisir de comprendre que La Demoiselle à cœur ouvert en est, pour partie, le résultat. Enfin, le roman tisse d’autres fils entre fiction et réalité : un article universitaire de Lise Charles, signé Marianne Renoir, est inséré dans le roman, le nom de Marianne Renoir étant à la fois celui de personnages des romans de Lise Charles et d’Octave Milton. Ces nombreuses métalepses, aux effets spéculaires, invitent à commenter, dans ce livre, bien d’autres enjeux que la seule question d’une fiction épistolaire à l’ère numérique. Pourtant, c’est bien ce dernier aspect qui, en donnant à la tradition du roman par lettres un tour numérique, autorise aussi une lecture plus ironique de ce projet. Sous le masque techno-littéraire d’un projet de résidence utopique, c’est sans doute la forme ancienne de polyphonie épistolaire qui fait preuve de son efficacité narrative, ici mise au service d’une réflexion qui porte tant sur l’invention littéraire que sur la manière dont les échanges numériques exposent et façonnent l’intime. Les formes numériques ne font systématiquement pas l’objet, ici, d’un traitement satirique ; la forme épistolaire à l’ère numérique se prête plutôt à un traitement plutôt ludique des formes d’écriture numérique et des emprunts qu’elles semblent autoriser. Mais il s’agit bien, par là, d’un renouvellement de la figuration de l’écrivain aux prises avec la question de l’inspiration, qui interroge à nouveaux frais la question de la maîtrise auctoriale.

Efficacité romanesque des machines et satire des mondes numériques

Dans La Toile, Sandra Lucbert revisite également le genre du roman épistolaire, qui s’écrit à travers un réseau social nommé Medium, dans une perspective nettement plus satirique. Le roman est composé des statuts que les personnages y affichent et des messages qu’ils y échangent ; sont représentées également les marques d’adhésion et la mention de messages en train de s’écrire, figurant ainsi l’immédiateté des échanges sur les réseaux sociaux. S’y ajoutent des échanges de mails, qui permettent de raconter plus amplement certains pans de l’intrigue. De manière similaire au roman épistolaire de Lise Charles, et comme le souligne Erika Fülöp, l’absence de régie narratoriale laisse au lecteur le soin de reconstituer l’intrigue à travers les récits polyphoniques des personnages – un dispositif qui ne manque pas d’interroger les points de confusion possible entre fiction et réalité, entre univers factuel et univers virtuel (Fülöp 2021).

Là encore, la figuration d’un couple dont les échanges épistolaires déterminent un ensemble de rapports de force réactive le modèle des Liaisons dangereuses. Plus clairement que chez Lise Charles, cette présence intertextuelle associe à la représentation des outils de communication numérique une réflexion sur les enjeux de pouvoirs inhérents à ces supports. S’y ajoute également un détournement du topos du manuscrit trouvé qui interroge la possibilité même de la notion d’autorité, dans un monde fait de circulation et d’échanges de discours désancrés. Présenté comme un agrégat de données et comme le résultat d’un travail invisible réalisé via la plateforme Mechanical Turk d’Amazon6, le livre s’ouvre en effet par un « Avis au lecteur » :

Autant prévenir : je m’exprime sous contrat. Les phrases, je ne les ai pas écrites. Je n’ai pas choisi un seul mot. Je ne suis pas convaincu par ce livre, je ne veux pas vous convaincre de l’ouvrir. Point de lyrisme ni de démonstration. J’ai mis en ordre des informations, rien de plus. Je compense l’algorithme quand il ne sait pas faire. L’intelligence artificielle ne peut pas tout, quoi qu’on en dise. Elle ne peut pas composer de roman. Même les romans optimisés par les indicateurs de fréquentation des liseuses, il y faut un sens de la narration. Il y aura toujours un humain dans la machine. N’empêche que je ne suis pas l’auteur. Je suis l’opérateur. Catégorie « Tri de données complexes » sur Mechanical Turk, l’application qu’Amazon a créée pour faciliter la vie des patrons. Parmi les offres d’emplois non qualifiés, il y avait un contrat « Assemblage de données épistolaires (roman) », j’ai postulé. Ça ou autre chose. L’épistolaire, je ne m’y connais pas plus que vous, j’ai reçu des mégabits de correspondances et puis débrouille-toi, visionne des tutoriels. (Lucbert 2017, 13)

Le roman épistolaire numérique permet ici de mettre en relief la technicité de l’écriture numérique et de souligner, ironiquement, la relative incompétence du narrateur. Ni geek ni programmeur aguerri, l’instance qui s’exprime ici à la première personne reconduit le topos narratif du manuscrit trouvé. Cette mise en abyme du texte, placée ainsi au seuil du livre, prend une valeur particulièrement critique en contexte numérique puisqu’elle soulève le problème de l’indéfinition énonciative des flux de données et de l’autorité qui peut leur être conférée.

[…] Ainsi, ce livre est une machination sans auteur ni éthique. Du reste, les correspondances que j’y ai agencées ne parlent pas d’autre chose. C’est l’histoire d’un jeu à double fond, intriquant des humains, des machines et des informations. Je n’ai pas d’avis la concernant. J’ai bricolé des datas qui s’apparentaient aux débris d’un crash collectif. Le meuble d’où j’active les leviers de narration ressemble à une boîte noire, mais je ne suis pour rien dans l’accident. Maintenant que j’ai ajouté une vraie fausse préface pour vous informer des conditions de fabrication, que vous les acceptiez ou non, la suite ne me regarde plus. Je me tasse de nouveau dans le compartiment secret. Le moment venu, j’activerai la boîte vocale du Turc. Son mécanisme de gagnant n’a qu’une parole disponible : « Échec ». (Lucbert 2017, 15‑16)

La « vraie fausse préface » permet de mettre en place une fausse dénégation d’autorité, au seuil du livre et, ce faisant, réaffirme indirectement un principe d’auctorialité, de façon tout à fait classique. Mais elle décentre aussi l’écriture du côté d’une opération machinique et réduit le texte à un amas de données, dont la source n’importe plus, plaçant le récit dans une généalogie formelle qui emprunte davantage au cut-up qu’à la fabrique du roman moderne que rappellent ces procédés réflexifs. Le livre devient un artefact, un « bricolage », comme le montrent les expressions qui placent l’écriture et la narration toutes entières du côté d’une mécanique (« assemblage », « agencer », « leviers »…). « [Mettre] en ordre des informations », « [bricoler] des datas » : l’écriture devient compilation de données numériques, et l’auteur devenu « opérateur » place le lecteur en position de dupe (par analogie avec l’automate joueur d’échecs).

Cet effacement de l’auteur, cependant, renvoie ici à deux thématiques, centrales dans le roman : l’ultra-libéralisation du monde du travail, à laquelle la littérature n’échappe pas (comme le montre, ironiquement, la fiction d’un éditeur recrutant sur la plateforme Mechanical Turk d’Amazon), et l’invisible violence sociale qui caractérise le travail numérique (Casilli 2019). La structure techno-épistolaire va également de pair avec la satire acerbe d’un monde de la culture très superficiel, dont les échanges virtuels révèlent surtout la vanité. En mettant en scène la fabrication d’un texte comme un produit de consommation, Lucbert interroge les multiples relations de pouvoir qui structurent en profondeur les mondes numériques et appelle en creux le rôle politique, de contre-pouvoir, de la littérature7.

Le terme de « machination », présent dans l’« Avis au lecteur » de La Toile, prend alors valeur de syllepse : le texte est bricolé, obtenu par agencement de données, et sa composition renvoie à un imaginaire machinique de l’écriture. Mais la « machination » renvoie aussi au complot et à la ruse : le terme fait écho aux différentes manipulations (professionnelles et amoureuses) dont les personnages se rendent coupables, au fil de l’intrigue, autant qu’il renvoie à l’activité de déchiffrement des lecteurs et lectrices, invités à reconnaître la langue néo-libérale8 qui irrigue les pratiques numériques et à déceler ses logiques de domination. En effet, ce roman par mails et messages met en scène des personnages férus d’informatique. Guillaume Thévenin et Agathe Denner, fondateurs et managers de l’agence d’art numérique LineUp, qui manipulent à l’envi leurs employés, sont aussi hackeurs sous les pseudonymes de GoogleATor et AAArg ; Anastasia est programmeuse, son fiancé Alexandre est designer graphique ; Maud Trévian, qui postule au début du livre chez LineUp, est une juriste spécialisée en droit du numérique et autrice d’un livre sur la protection des données personnelles. S’y ajoutent les personnages de Marion Pisani, réalisatrice de films qui a déjà travaillé avec LineUp pour la production d’un film numérique, et sa productrice, Jeanne Letterman. De près ou de loin, ils sont non seulement usagers de ces réseaux mais également familiers de leur fonctionnement. Leur maîtrise parfois virtuose de ces outils ne les empêche pourtant pas d’en être dépendants, voire d’être victimes des manipulations permises par leur fonctionnement même. Anastasia ne peut se passer de ses centaines de connexions quotidiennes, Maud est fascinée par le fonctionnement de LineUp, qu’elle prétend observer de l’intérieur pour en documenter les excès et si les hackeurs GoogleATor et AAARg œuvrent, sous couverture, pour le maintien de la liberté et de l’horizontalité caractéristiques d’internet, comme le montrent par exemple les pages sur le procès qui oppose GoogleATor, sous les traits d’un activiste lanceur d’alerte, à une entreprise de téléphonie (Lucbert 2017, 50‑56), ils sont, sous leurs identités officielles, des managers en quête de rentabilité qui règnent avec violence sur leurs salariés. Les comportements des deux directeurs littéralisent les logiques de domination et la violence latente qui structurent le monde du travail néo-libéral, ici exacerbées par l’utopie cybernétique d’une part, et l’esprit pseudo-subversif du monde de l’art contemporain : en témoignent, par exemple, les véritables balles de tennis qui volent à travers l’open-space lorsqu’un employé déçoit, les coups de batte de base-ball que Guillaume Thévenin assène aux murs de son bureau, mais aussi les stratégies de manipulation par la séduction mises en place par Agathe Denner qui défait et refait, un à un, les couples de ses subordonnés. La maîtrise technique des instruments de production (les outils numériques), ici, a systématiquement pour revers une forme singulière de domination, qui mêle public et privé, s’appuyant sur les contraintes du milieu professionnel et les affects de la vie affective ou amoureuse, soigneusement entremêlés. Lucbert explore ainsi une hypothèse radicale :

[…] le numérique massifié a construit un régime de pouvoir spécifique, il engage un régime de vérité propre et, ce faisant, une « gouvernementalité » particulière, une nouvelle « grammaire générative » d’usages règne par les plateformes, elle est algorithmique, répandue par Internet – technologie autant que forme sociale – et instigatrice d’un régime pulsionnel singulier […]. (Lucbert 2019)

Les termes empruntés à Foucault et à Chomsky montrent bien dans quelle perspective travaille Lucbert : une critique politique de la verticalité des réseaux et de leurs enjeux de pouvoir d’une part, l’étude, attentive aux effets d’aliénation, des discours qui y circulent, d’autre part. La Toile déploie ainsi un imaginaire dystopique du numérique marqué par l’idéologie néolibérale et par l’asservissement mensonger des utilisateurs qui, même les plus spécialistes, croient pouvoir s’y mouvoir en toute liberté.

Les langages d’internet : poétique, autorité et performativité du code

Ces deux exemples de romans épistolaires numérique montrent à la fois la dimension productive, sur le plan romanesque, d’une telle matière, et sa valeur critique, surtout lorsque le papier la prend en charge : placés au cœur du livre imprimé, les échanges numériques produisent de fait un effet de télescopage entre les régimes de lecture attachés à ces supports ou, pour le dire avec Katherine Hayles, entre lecture rapprochée et hyperlecture (N. K. Hayles 2016). Représenter les pratiques numériques dans le roman invite ainsi à remettre en question les usages numériques les plus quotidiens, pour en penser les enjeux intimes, comme le propose Lise Charles, et pour en révéler les impasses idéologiques et politiques, comme le fait Sandra Lucbert. La Demoiselle à cœur ouvert et La Toile, bien que très différents, sont ainsi construits de manière à défaire les représentations traditionnelles de l’autorité littéraire, où les notions de maîtrise et d’inspiration sont persistantes (Pluvinet 2012) : Octave Milton, à rebours de son projet initial, procède par emprunts et copie ; et la « vraie fausse préface » de La Toile crée la fiction d’un texte agencé de toutes pièces. La figure de l’auteur comme celle du narrateur s’en trouvent rendues caduques, fragilisées, si ce n’est raillées, et elles tendent à s’effacer, au profit d’un imaginaire de l’agencement, de la combinaison et du détournement qui décentre le geste même de l’écriture. En ce sens, c’est sans doute la figure du hackeur qui s’impose, dans le sillage des gestes de bricolage ou de braconnage que décrivait Michel de Certeau (Certeau 2010).

Jacques Roubaud et Anne F. Garréta proposaient, en 2009, dans un contexte correspondant à un état bien antérieur du Web et des réseaux, un autre exemple de fiction de manuscrit trouvé en ligne. Le texte d’Éros mélancolique, en effet, aurait été trouvé en ligne par Roubaud, après réception d’un mystérieux email lui indiquant un lien. Anne F. Garréta décrit la page ainsi découverte, qui contient un texte à télécharger. Dans le texte qui accompagne le fichier, les marques de la première personne restent anonymes et, comme dans l’exemple précédent, font de la pseudo-dénégation d’autorité un principe moteur : dans La Toile, on lisait « Les phrases, je ne les ai pas écrites » ; ici, « Je ne suis pas l’auteur de ce que je veux transmettre ». Ces procédés de mise en abyme du récit permettent de mettre en valeur des instances anonymes, à peine esquissés, qui diffractent la figure auctoriale : l’« opérateur » dans le livre de Sandra Lucbert et, dans Éros mélancolique, le dépositaire transitoire d’un texte dont apprendra ensuite qu’il s’agit d’un tapuscrit photographié puis scanné et mis en ligne. On retrouve ici le motif récurrent de l’effacement auctorial attaché aux espaces numériques, dont les flux dissolvent l’autorité comme les possibilités de signature. Dans ce roman, les jeux de variation typographique matérialisent les différents points de vue énonciatifs, soulignant par là l’origine opaque des voix numériques. Ainsi, on lit ensuite le commentaire de Garréta :

Cliquer ou ne pas cliquer ? Télécharger le document annoncé ou passer son chemin virtuel ? Etait-ce, selon moi, un nouveau tour de hacker, une ruse maligne pour infiltrer, véroler, zombifier, espionner les machines naïves ?

[…]

Est-il possible que Jacques Roubaud fût le premier à atterrir à cette intersection de quelques noms propres de la mathématique ? D’autres avant lui peut-être avaient surfé jusque-là et s’étaient abstenus de télécharger la pièce. Ou peut-être la promesse (ou la menace) de sa disparition n’était-elle qu’un appât, un leurre.

Je scrutais le code source. Du xhtml sans fioritures. Ni date ni auteur. Rien que des noms propres pour métatags. Un script java banal pour le téléchargement.

Quant au site qui hébergeait la page elle-même, rien de suspect : des dévots de l’open-source et des digital commons. Leur devise annonçait : Code is Poetry. (Roubaud et Garréta 2009, 10)

Le couple Roubaud-Garréta renvoie à deux autres modalités de l’autorité numérique : celle du néophyte, un peu désemparé devant le surgissement de cette page Web, et celle de l’amatrice, suffisamment spécialiste pour reconnaître le code source, qui ne porte aucune signature ni marque qui permette d’en identifier l’auteur. Cette rapide stylistique du code, à valeur métalittéraire, rappelle que le code lui-même est écriture. De même, la devise de la plateforme WordPress (bien connue de ses utilisateurs, et qui renvoie à un idéal de clarté autant que d’accessibilité du code), ainsi placée au seuil d’un roman, fonctionne comme une syllepse, qui invite à prendre au sens propre le mot « Poetry ». Au sein de cet imaginaire technique de l’écriture, le code est tout à la fois une langue quasi babélienne9, transparente, et une langue secrète, chiffrée, qui renvoie alors au dévoilement de ce qui est caché, pour qui sait la lire ou la traduire. Dans les deux cas, sa présence remotive une pensée de l’interprétation (du dé-chiffrement, si l’on veut jouer sur les mots), intrinsèquement liée à une logique de l’efficacité, puisque le code est un langage orienté vers une action. En effet, Katherine Hayles écrit que le code « fait advenir des choses » et doit donc « être exécuté sous forme de commandes traitées par la machine » (K. N. Hayles 2022, édition numérique). En contexte numérique, tout texte, y compris imprimé, résulte en réalité de strates de code et de conversions successives, faisant preuve d’une intermédialité dont la fiction de Roubaud et Garréta rappelle la teneur. Ce feuilletage technique a pour corollaire une dissolution, ou du moins un étoilement des formes d’autorité : le code sous-jacent à un texte et à ce qui le rend lisible engage lui-même une autorité collective, comme c’est le cas ici, dans le cadre du logiciel libre. Si Sandra Lucbert montrait surtout la dimension idéologique et marchande dissimulée derrière la (fausse) disponibilité des données, Roubaud et Garréta insistent sur la transmission, la libre circulation (voire l’errance) d’un texte à travers les supports et les réseaux. Justement, l’open source et les digital commons ici mentionnés ouvrent une nouvelle piste de réflexion, qui inscrit le texte (le PDF tout comme le livre de Roubaud et Garréta) dans le sillage de la culture cyberpunk, faite d’écarts et de détournements. Revendiquer, depuis le texte littéraire, cet héritage, c’est d’emblée pouvoir mettre à distance la dimension capitaliste, et libérale, des outils numériques (ordinateurs, mais surtout logiciels et Web) afin de développer d’autres modèles – c’est tout le sens de l’esprit hacker, qui substitue à la logique verticale de l’autorité celle, horizontale, d’une quête de liberté politique.

Pour terminer ce parcours à travers les figurations romanesques de l’écriture numérique, je voudrais évoquer une autre représentation du code informatique. Dans Comme un empire dans un empire, Alice Zeniter interroge elle aussi les formes possibles de l’engagement contemporain, à travers deux personnages dont les trajectoires, d’abord parallèles, vont se croiser : Antoine, un jeune assistant parlementaire d’un député socialiste dont les idéaux se heurtent à la réalité de l’exercice d’un mandat politique, et L, désignée par cette seule initiale, une jeune hackeuse, proche un temps du groupe Anonymous, dont le compagnon, Elias est, dès le début du roman, arrêté et emprisonné pour avoir piraté les données d’une grande entreprise de surveillance. Les passages qui évoquent le code s’inscrivent à la croisée de deux imaginaires. Le premier, du côté de la SF, entre littérature et cinéma – on pense par exemple à Matrix en lisant cette description du monde virtuel, le « dedans » (qui s’oppose au « dehors » du monde réel), portée par une métaphore spatiale :

Elle avait basculé au-dedans. Le dedans était libre, flou et immense, il connaissait des murs, des parois chiffrées qui barraient soudain les avenues noires et liquides que L dévalait du bout des doigts, mais elle avait appris, à force de se cogner aux lignes de codes, que celles-ci pouvaient disparaître, se briser, ou s’ouvrir. (Zeniter 2020, 25)

Dans le même temps, les imaginaires de la langue d’une part, et de l’écriture poétique d’autre part, sont omniprésents pour évoquer le code informatique :

L était polyglotte au dedans, elle parlait Python, SQL, Java, Script et autres sortes de C […]. (Zeniter 2020, 95)

L aurait pu, en revanche, lui parler de l’être formidable qu’était Elias au dedans, de la brièveté élégante de ses lignes de code, des motifs récurrents qu’elle pouvait repérer dans ses commandes DOS, ou des fonctions secrètes qu’il intégrait à chacun des programmes installés au cœur de ses instruments de musique […]. (Zeniter 2020, 66)

Somme toute, Zeniter brosse un portrait extrêmement positif des hackeurs, véritables bricoleurs créatifs rendus virtuoses par leur maîtrise du code et de ses langages. Comme chez Roubaud et Garréta, comme chez Lucbert dans une certaine mesure, la figure du hackeur déploie un nouvel imaginaire de l’écriture, perçue tout à la fois comme création poétique et comme mode d’action.

Les rencontres entre L et Antoine sont l’occasion de quelques développements, un peu didactiques, sur le monde des hackeurs, sur leur éthique (horizontalité et collaboration), sur leur logique (celle du détournement) et sur leurs engagements politiques (mettre à mal de grandes entreprises, pour contester leur puissance de domination). Le personnage d’Antoine veut écrire un roman sur la guerre d’Espagne, projet un peu idéaliste, qu’il ne parvient pas à mener à bien ; L, de son côté, a cessé d’opérer avec le collectif des Anonymes, et regrette les débuts de son engagement, avant que les pirates ne soient marginalisés et ne basculent dans l’illégalité.

Les hackers, c’étaient ceux qui utilisaient la technologie pour faire autre chose que ce qu’on leur avait dit qu’ils pouvaient faire avec. Il y avait un côté bricolage protestataire. Un des plus vieux groupes de hackers qui existe, le CCC (à Berlin) dit que si tu utilises une bouilloire pour faire cuire tes Knacki dedans c’est déjà du hacking […]. (Zeniter 2020, 230)

Elle définit ainsi le piratage comme un contre-pouvoir, adossé à une langue commune tournée vers l’action – en effet le code est une langue avant tout fonctionnelle, « bien plus performative que le langage lui-même » (N. K. Hayles 2005, 50). Sa maîtrise permet donc de créer des espaces de liberté et des territoires communs, contre la mainmise de l’industrie du numérique sur les outils ainsi produits. Le hackeur et sa maîtrise du code fonctionnent alors comme mises en abyme de l’autorité littéraire –  le hacker comme figure d’écrivain ou de poète, mais aussi, l’écriture comme piratage.

En pratique, la figure de l’auteur-programmeur demeure encore marginale, dans la mesure où la distinction entre littérature imprimée et littérature numérique reste prépondérante. Une enquête reste à mener afin d’interroger les auteurs et autrices sur leurs compétences numériques et sur la manière dont celles-ci déterminent, ou non, leurs pratiques de création. Cependant, l’omniprésence des outils numérique irrigue tout à la fois les pratiques d’écriture et les imaginaires de la création littéraire, qui affleurent dans les textes eux-mêmes. Les représentations fictionnelles de l’écriture numérique étendent ainsi le répertoire d’images associées à l’écriture, à la lecture, mais aussi à l’autorité littéraire. La mise en abyme du dispositif d’écriture, dans la plupart des exemples que j’ai évoqués, montre que le numérique infléchit peu à peu l’imaginaire de l’écriture, et étoffe le répertoire réflexif et métatextuel du roman contemporain : la maîtrise auctoriale se trouve nuancée par un imaginaire du numérique et des réseaux en voie de stabilisation, voire déjà topique, autour de figures anonymes, collectives, éventuellement spectrales. Pour autant l’auteur, s’il se trouve mis en retrait ou fragilisé, s’efface au profit d’autres figures à valeur réflexive, du côté d’une revendication subversive, comme celle du hackeur, qui rappelle alors qu’une des fonctions possibles de la littérature est justement de produire, par le détournement du langage courant, des formes d’art. Les environnements numériques, en ce sens, s’intègrent et prolongent une mythographie de la création littéraire comme puissance critique et de décentrement. C’est ce qui est perceptible à travers le déploiement d’un imaginaire du code et des langages numériques qui apparaît en filigrane et qui invite, dans une perspective d’inspiration pragmatique, à réfléchir d’une part aux pouvoirs de la langue littéraire en contexte numérique, d’autre part aux enjeux performatifs du code et des modes d’écriture qui y sont attachés.

Bibliographie

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  1. De nombreux travaux ont, cependant, rappelé que ces mutations ne sont ni radicalement neuves, ni ne remettent en question les pratiques de lecture et d’écriture attachées au support écrit. Voir par exemple Grafton (2015).↩︎

  2. Pour un compte-rendu détaillé du roman de Lise Charles, voir Marcandier (2020).↩︎

  3. Lors d’un entretien mené le cadre de la seconde édition du festival « Effractions », Lise Charles explique que son projet initial visait à construire cette base de données numériques. Le projet a finalement vu le jour sous la forme, habituelle, du livre imprimé, pour les raisons qu’évoque le personnage d’Octave Milton. Voir Charles (2021).↩︎

  4. Pour le dire autrement, de tels objets numérico-littéraire supposent de distinguer deux modes d’écritures, comme le propose Serge Bouchardon qui évoque le « texte-code » et le « texte à lire ». Bouchardon précise que le code étant habituellement dissimulé, les créations de littérature numérique qui le font apparaître le transforment en « forme sémiotique à interpréter en tant que telle » (Bouchardon 2014, 225, 242).↩︎

  5. À l’inverse, c’est précisément cette maîtrise technique qui permet par exemple à François Bon de se construire une figure d’autorité désormais capable de contester le circuit traditionnel d’édition et de diffusion de la littérature, jusqu’à faire de ses compétences numériques un outil de lutte politique, comme en témoigne sa rupture avec ses éditeurs traditionnels et sa défense d’autres modes de publication, à même de rémunérer correctement les auteurs. Voir notamment son site internet, Le Tiers Livre. Web et littérature (https://www.tierslivre.net/), qui comprend désormais une section « Librairie » (https://www.librairie-tiers-livre.store/) et s’étend également sur Patreon, à travers une formule d’abonnement (https://www.patreon.com/francoisbon).↩︎

  6. Il s’agit d’une plateforme bien réelle de micro-travail : les travailleurs y effectuent des tâches ou de micro-tâches dématérialisées, contre rémunération. Le nom de cette plateforme renvoie au « Turc mécanique », un automate construit au XVIIIe siècle par Wolfgang von Kempelen, en Autriche. Vêtu à la manière turque, il était manifestement capable de remporter une partie d’échecs. La supercherie – un véritable joueur d’échecs est dissimulé dans le meuble – n’est révélée qu’au début du XIXe siècle, ce qui n’empêche pas le Turc mécanique de poursuivre ses tournées et de susciter une certaine fascination.↩︎

  7. Son dispositif rappelle d’ailleurs le premier volume du diptyque Machines de Philippe Vasset : Exemplaire de démonstration (2003), où le protagoniste part en quête d’un logiciel, ScriptGenerator, capable de produire en masse tout type de récit par réagencement des histoires existantes, afin de les vendre – le roman lui-même s’avérant en fin de compte être lui-même produit par la machine. Or, selon Vasset, les structures métatextuelles des deux volumes de Machines sont à saisir comme des « machines romanesques », c’est-à-dire des dispositifs, des « mécanismes », dont le lecteur peut se saisir. Chez Vasset, c’est l’appropriation de ces « machines romanesques » par les lecteurs qui ouvre une pensée de l’émancipation par le texte. La machine est alors une figure réversible : symbole d’aliénation par son appartenance au monde techno-libéral, elle est aussi un mécanisme que l’on peut détourner.↩︎

  8. Sandra Lucbert a prolongé cette réflexion sur la langue à travers deux ouvrages, Personne ne sort les fusils (2020), à propos des procès de France Télécom, et Le Ministère des contes publics (2021), sur la langue commune à l’entreprise et aux institutions publiques.↩︎

  9. Milad Doueihi qualifie le « monde numérique » de « nouvelle Babel ». Mais il rappelle aussi que le code n’a de sens qu’en fonction des « usages inattendus et imprévisibles qui façonnent l’habitus humain au sein du numérique », nuançant ainsi l’utopie d’un langage qui soit transparent et universel. (Doueihi 2011, 29)↩︎

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Machines romanesques
Effets d’autorité à l’ère du numérique
Estelle Mouton-Rovira
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2024/12/20 L’écrivain et la machine. Figures auctoriales à l’ère du numérique
Cet article propose de réfléchir aux représentations, dans plusieurs récits contemporains parus entre 2009 et 2021, de l’écriture numérique, et en particulier à la figuration d’écrivains aux prises avec les outils numériques. Qu’il s’agisse de les saisir de façon humoristique, ou plus résolument satirique, ces représentations constituent une forme de réflexivité particulière, qui donne à penser la part littéraire des usages numériques contemporains.
This article examines the representations of digital writing in several contemporary stories published between 2009 and 2021, and in particular the figuration of writers grappling with digital tools. Whether taken in a humorous or a more decisively satirical way, these representations constitute a particular form of reflexivity, giving us an opportunity to think about the literary aspect of contemporary digital uses.
Réflexivité (philosophie) http://data.bnf.fr/ark:/12148/cb121376504
Mise en abyme (littérature) http://data.bnf.fr/ark:/12148/cb119517033
Métalepse http://data.bnf.fr/ark:/12148/cb14560706t
réflexivité, mise en abyme, métalepse, représentations littéraires du numérique, poétique du code
reflexivity, mise en abyme, metalepsis, literary representations of the digital, poetics of code