La philosophie pratique et la philosophie de terrain sont deux expressions distinctes, qui ne sont pas équivalentes. J’ai toutefois l’hypothèse qu’il est possible de comprendre la philosophie pratique comme une philosophie de terrain, ou alors que la philosophie pratique peut être interprétée comme une philosophie de terrain, ce qui va demander des explications.
Avant donc d’interroger notre rapport à divers terrains, on se demandera que mettons-nous sous ces termes (philosophie pratique, de terrain) et ce que cela veut dire de les tenir ensemble. Il s’avère que bien des terrains sont possibles, et que plusieurs attitudes devant ces implications sont également envisageables. Ensuite, il se peut également que le terrain ne soit pas un donné brut mais qu’il faille le sélectionner et le construire, et peut être que toutes les thématiques de recherche ne se prêtent pas aussi facilement que d’autres à la notion de terrain ou à son usage.
Une conception de la philosophie pratique
Pour débuter, je rappelle les grandes lignes de ce que j’ai proposé il y a peu comme conception de la philosophie pratique (Létourneau 2020c, 2020b). Il s’agirait de donner place à la philosophie comme pratique de questionnement dans le cadre de collaborations interdisciplinaires et même interprofessionnelles, les deux choses étant distinctes. Ce qui veut dire ne pas se limiter aux milieux académiques ni faire de la recherche pour la seule communauté des philosophes. Il s’agirait de considérer l’éthique comme une question, la connaissance comme une question, de même pour les autres espaces du questionnement philosophique, comme l’esthétique1. Ces questions, elles concernent toute personne, et non un groupe d’experts chaque fois restreint. Pour clarifier ceci, une chose est d’écrire un traité sur l’éthique (ses différentes espèces, ses traditions, ses questions épistémologiques, etc.) et une autre est d’apprendre à échanger sur des enjeux éthiques avec des partenaires qui ne sont que rarement philosophes. De plus, la formulation même du questionnement ne peut être le seul fait du « philosophe », elle devrait être le résultat d’une interaction, on y reviendra plus loin. Faire de la philosophie pratique c’est être confrontés à des questions que nous sommes amenés à nous poser avec des partenaires, et donc autour d’un domaine ou problème d’action particulier. Implicitement donc, la philosophie pratique requiert les terrains, il nous faut donc mieux expliciter ce besoin. Précisons que le groupe de questions qui sont retenues va bien sûr varier selon les enjeux2. Des détails à la suite sur ce qu’il faut entendre par des « domaines d’action » !
Trois niveaux : les problèmes, les projets d’action, et les difficultés complexes (problèmes pernicieux ou « wicked »)
Si je suis un chercheur, qu’il s’agisse de sciences de la société ou de la nature, je voudrai aller sur le terrain pour enquêter, connaître « la situation » (Brister et Frodeman 2020). L’on renoue bien sûr ici avec une approche empiriste, sur le besoin de l’expérience concrète. Pour Frodeman, les terrains sont ainsi la contrepartie de ce qu’est le laboratoire en sciences de la nature ; on quitte le premier pour aller sur ou « dans » les seconds. Mais je ne vais pouvoir « aller au terrain » qu’à l’aide de certaines questions, d’un certain cadre d’interrogation et de certaines hypothèses. Pour une épistémologie pragmatiste, l’interrogation a un sens pratique, elle conduit à la recherche car elle vient d’un malaise, d’une interrogation et d’un état de doute (Peirce 2002). Assez souvent c’est elle qui commandera le « terrain » qui va être choisi, même si elle n’est pas le résultat d’une cogitation solitaire. En un sens, le terrain est donc construit, puisque les gens et leurs contextes ont beau exister empiriquement, tant qu’on ne les prend pas comme « terrain », ils n’en sont pas un. Choisir le terrain, et sélectionner les questions qui nous intéressent à propos de ce terrain, voilà une série d’opérations qui demandent réflexion et choix et qui ne vont aucunement de soi. De plus, en constituant des lieux et personnes comme terrains on ne doit pourtant pas prédéterminer les résultats, ou les pistes de solution qu’il faudra découvrir dans la recherche même.
Faisons un pas de plus. Par hypothèse, si on étudie des phénomènes humains, et quel que soit le champ disciplinaire, parler de terrain renvoie à des enjeux de pratique jamais quelconques, mais pourtant spécifiques. Qu’il s’agisse de culture en serre, de manières de se nourrir ou de se divertir, rien n’échappe vraiment à ce domaine des « pratiques », qui ont à la fois de la variabilité et aussi des éléments constants : leur simplicité apparente cache souvent une grande complexité. Prenons ce fait simple, les humains ont en commun de s’alimenter, et bien sûr de manières fort différentes selon les cultures. Tout un ensemble de pratiques est concerné par ce simple geste : semer, cultiver, récolter, emballer, transformer, distribuer, préparer, transporter, mettre en marché, vendre. Ce besoin est donc rencontré par une multitude de pratiques enchevêtrées. Ce qui n’empêche aucunement de voir qu’une pratique est un ensemble structuré d’actions menées dans un but principal. Une « pratique » peut concerner toute personne ou citoyen, comme aussi être plus ou moins réservée à un groupe, comme les pratiques professionnelles ou similaires. Hormis ces éléments, il y a des pratiques sociales relevant la plupart du temps du loisir ; aller au restaurant, rejoindre un réseau d’amateurs d’échecs, voir une pièce de théâtre. On retombe à nouveau sur des pluralités de pratiques concernées. Si l’on examine en revanche différentes situations problématiques, qu’il s’agisse d’addiction ou d’itinérance, de soins de santé ou de manière de verdir une ruelle ou un quartier, l’on rejoint aussi des pratiques, plus ou moins socialement soutenues. Les domaines d’action, donnant lieu ainsi à des pratiques, il nous faut d’abord les décrire et bien les comprendre ; mais ils peuvent être formulés autour de projets concrets (par exemple, le projet de créer un réseau d’aide à l’insertion des personnes en situation irrégulière au point de vue de l’immigration), ou autour de problèmes (le fait que ces mêmes personnes sont démunies et peuvent connaître des dérives personnelles néfastes aussi bien pour elles que pour les autres), étant entendu qu’en général, les projets visent à régler des problèmes, des difficultés sociales.
Ce qui ne veut pas dire que toute situation puisse être simplement réglée en tant que pur problème, dans une approche instrumentale. Il ne faut pas succomber à une vision purement gestionnaire des choses, du genre tout problème aura sa solution. Certaines difficultés se laissent mal encadrer sous la simple expression de « problème à régler » : pensons deux secondes à des difficultés majeures et profondes comme les changements climatiques ou le phénomène planétaire des migrations, qui sont la résultante de plusieurs facteurs combinés. Ces problèmes vont demander une pluralité d’actions de divers genres, et ce sans doute pour les décennies à venir. Parmi les difficultés les plus sévères et les plus sérieuses, pensons aussi à la crise alimentaire déjà présente sur Terre (la situation s’est aggravée à cet égard pour la corne d’Afrique en 2023-2025, entre autres régions touchées) et qui se profile plus vastement à l’horizon de l’avenir. Elle est bien sûr liée à la crise mondiale de l’eau potable (sécheresses, inondations).
Donc entre les problèmes et les solutions, il y a les difficultés complexes, celles qui impliquent une pluralité d’acteurs aux statuts inégaux et pas toujours bien connus, et qui demandent la considération de plusieurs plans entremêlés : aspects économiques, organisationnels, techniques, politiques, parfois géophysiques également – le climat est un phénomène physique. Ce qui recoupe directement la notion de « wicked problems » développée dans une vaste littérature (Conklin 2006) ; la complexité de certaines situations fait en sorte qu’on ne peut pas toujours les réduire à des « problèmes » pour lesquelles une « solution » serait facile à trouver3. Il y a une limite à un modèle fondé sur l’imaginaire de l’ingénieur ou du chimiste.
Bien qu’elles soient particulièrement ardues, ces difficultés méritent pleinement qu’on s’y attarde, et s’attaquer à bien les comprendre est déjà un enjeu pratique. En effet comprendre un problème est une étape importante et essentielle de toute démarche d’enquête, préalable à tout effort de solution (Dewey 1937). Il faudra s’y pencher plus avant à une autre occasion. En fait le problème dit pernicieux est une sorte d’idéal-type, un point limite. Cependant il est possible qu’à l’intérieur de tels problèmes pernicieux, des sections particulières puissent donner lieu à une amélioration ou à une résolution partielle. Il est souvent possible de découper quelque chose de praticable dans cet ensemble complexe. C’est ici que les notions de territoires et de temporalités limitées prennent tout leur sens : pensons à la biodiversité (protection d’espèces spécifiques), au climat (réduction locale des GES, adaptation locale), ou encore aux usages de pesticides en agriculture (permaculture, alternatives de type lutte biologique). Certains enjeux comme les changements climatiques sont globaux, ils affectent tout l’ensemble terrestre, mais la somme des « solutions » ne peut se construire sans composantes spécifiques4.
Dans la littérature, au moins deux manières de considérer les terrains : étude critique de la domination ou travail de co-construction
Voici une définition de base de ce que serait un terrain : n’importe quel ensemble empirique de personnes préoccupées par un enjeu pratique (problème ou projet d’action), mais j’ajouterais : sur un territoire donné et dans une période donnée. Il sera faisable d’aider un quartier à se reverdir, mais impossible, en tout cas au plan individuel, de le faire sur la planète entière… J’aurais tendance à préciser : une période qui inclut le moment présent, mais l’on pourrait aussi avoir une étude rétrospective, ce serait tout à fait possible, puisqu’on pourrait y apprendre divers points, éclairant ainsi le présent. Donc les terrains vont varier en fonction des problèmes, des difficultés complexes ou pernicieuses et des projets. Mais à tous les coups, des séries d’acteurs plus ou moins organisés vont être concernés, qui obéissent à des objectifs pour le moins diversifiés et potentiellement contradictoires. Ils n’obéissent ni aux mêmes contraintes, ni aux mêmes valeurs ou règles, ni aux mêmes routines d’action.
Cette définition du terrain (créée ici) semble valable, mais elle peut se livrer en plusieurs déclinaisons ; j’examinerai brièvement deux versions du terrain, particulièrement connues parmi toute une littérature maintenant en émergence. Robert Frodeman, avec Adam Briggle et d’autres, ont développé depuis quelques décennies une expertise largement appréciée dans ce qu’ils appellent « field philosophy ». Frodeman étant aussi un spécialiste de l’interdisciplinarité, il donnera pour exemple ce contraste entre laboratoire et terrain, essentiel aussi bien pour le géologue que pour le biologiste spécialisé dans les espèces végétales ou autre. En plus de ses textes en philosophie de terrain, il a publié l’un des ouvrages de référence les plus élaborés sur l’interdisciplinarité, en collaboration étroite avec Julie Thompson-Klein, l’une des théoriciennes et praticiennes les plus productives sur la question (Frodeman, Klein, et Pacheco 2017) (Létourneau 2008).
Les terrains de Frodeman, ce sont souvent des lieux physiques concrets avec des personnes, confrontées à des enjeux environnementaux. Ceci est facilité par le fait qu’après son doctorat en philosophie, il a complété une maîtrise en environnement avec spécialisation en géologie. Dans ce contexte, le travail de délibération sous mode de forum avec diverses parties prenantes est un cadre qui lui convient fort bien et qu’il pratique. L’on peut ainsi parler d’un modèle de dialogue co-constructif. Dans la bibliographie de l’ouvrage écrit avec Briggle, il est pertinent de noter qu’on va trouver Daniel C. Dennett, Charles Darwin et John Dewey, mais pas Theodor Adorno ou Bertold Brecht. Tout comme sa collègue Christiane Vollaire dont nous parlerons à la suite, il est contre cette philosophie qui ne veut parler qu’à des philosophes, il plaide pour que les philosophes s’intéressent à des enjeux concrets, qui sont importants pour n’importe qui. Ajoutons qu’il a un intérêt particulier pour le travail avec les scientifiques, estimant que les sciences sont traversées de questions philosophiques (il les compare à un pain aux raisins, qui est donc parsemé de raisins ; « they are shut through philosophical questions »)5. Le philosophe n’est alors aucunement en position de surplomb. Les enjeux à traiter peuvent être complexes, et les philosophes ne sont pas là pour fournir des réponses aux questions à trancher ; plutôt pour aider à réfléchir sur notre manière spontanée de poser les questions. Ainsi les preneurs de décisions sont pour lui des partenaires importants.
Lors d’une entrevue disponible en ligne sur un site consacré aux recherches en sciences, il explique comment, dans la pratique des sciences naturelles et appliquées, l’on distingue le « upstream engagement » (une phase de « design » de la recherche), une « mid-stream modulation » (pendant la recherche, on cherche à insérer l’implication des parties prenantes) et le « downstream » (quand les résultats de la recherche sont obtenus). Un exemple de contribution du philosophe de terrain sera de questionner cette métaphore, de souligner le fait qu’une rivière, ou courant comme dans le mot anglais « stream », cela ne coule que dans un sens. Prendre la figure telle quelle, cela voudrait dire que le savant est au sommet, en amont comme la source du savoir ; au contraire nous avons besoin de quelque chose de cyclique et d’itératif. Dit autrement, dans la pratique de collaboration, dans le dialogue avec d’éventuels utilisateurs ou parties concernées, une co-élaboration doit intervenir qui par définition n’a pas qu’une seule direction ou provenance ; cet apport doit être présent à tout moment6.
Voyons une autre posture pour articuler la philosophie de terrain, qui est également possible et tout aussi légitime7. Dans le cas de Christiane Vollaire, le recours aux terrains en effet se situe dans la lignée de Gramsci, Adorno, Brecht ou plus récemment Simone Weil et Judith Butler. La référence à l’école de Francfort arrive aux premières pages du livre intitulé Vers une philosophie du terrain (Vollaire 2017, p12). L’on peut aisément reconnaître ici le courant de la théorie critique ; dans ce livre, il s’agit essentiellement de montrer ou de rendre visible, de faire comprendre, ce qui se caractérise avant tout comme des situations de dépossession, de marginalisation ou de domination. La composante esthétique est éminemment présente dans un contexte cherchant à éviter toute victimisation, notamment par un recours fréquent à la photographie comme pratique d’art. Les terrains de C. Vollaire, ce sont les migrants en Grèce, ce sont les femmes d’une Yougoslavie en décomposition au lendemain de la guerre du Kosovo, entre autres. Il est alors question d’une prise de parole, de contribuer pour ces personnes à retrouver leur statut d’actrices de leur histoire. Il n’y a pas alors d’utopie positive, pas plus que chez Theodor Adorno, le but étant essentiellement critique. La présence de Marx se fait bien sentir, mais nous ne sommes pas du tout chez Lénine, encore moins chez Staline alias le petit père des peuples. Cette orientation critique, axée sur la monstration et la prise de conscience actantielle, ressort clairement dans ce livre de 2017.
Plus récemment, en 2022, et sans bien sûr délaisser le regard critique, cette autrice s’est penchée, dans le cadre d’une collaboration prometteuse avec une psychologue du travail, Lydia Martin, sur les expériences et mécanismes de l’intégration du jeu dans les contextes de travail. L’analyse obtient des résultats nuancés, le cas du jeu programmé et obligé en milieu de travail étant distinct de celui du jeu libre, comme elle l’exprime clairement lors d’une conférence aisément accessible8. Elle se présente alors comme spécialiste en philosophie politique, qui pratique aussi quelque chose qui s’appelle la philosophie de terrain. Dans ce cas, les autrices sont parties du travail d’un photographe, Alain Bernardini qui s’interrogeait sur les pauses ludiques dans le travail. Il semblerait donc bien que la posture critique ne suppose pas de dénier tout rapport constructif avec des milieux de pratique, comme on le voit dans ce projet. Une part des choses est possible, tout n’est pas automatiquement homologable à une simple domination structurelle, une pratique d’art demeure possible. Par hypothèse, elle se rapproche ici du modèle collaboratif ou dialogico-constructif utilisé chez Frodeman. Cela resterait à vérifier toutefois puisqu’elle dit pendant l’entrevue qu’il ne s’agissait pas de l’un de ses terrains, mais qu’elle a fourni une contribution dans le terrain de sa collègue psychologue, qui en salue d’ailleurs la portée critique.
Les niveaux de complexité impliqués dans les terrains
J’aimerais maintenant distinguer entre différents types de terrains dans lesquels j’ai pu être impliqué, le suis ou pourrai l’être. Le but est double : comme chaque terrain peut impliquer plusieurs types d’acteurs, il faudra montrer que cette multiplicité des agents structure le type de travail requis. Et je veux aussi faire voir comment les angles d’attaque, plus précisément les problématiques de recherche, qui sont des espaces de questionnement, contribuent à la décision même à propos de ce qui sera ou non un terrain.
- Projet en adaptation aux changements climatiques.
Bien qu’il nous faille en quelque sorte collectivement et très rapidement modifier, et de manière radicale, nos pratiques notamment énergétiques dans le but d’en venir au véritable « zéro carbone » et ce dans la décennie qui vient, autre chose doit encore être accompli. Puisque cette transformation requise se produit au mieux à pas de tortue et que les changements, déjà avérés et en cours d’accélération, ne vont que s’accentuer par leurs effets sensibles dans les années à venir, nous avons aussi le devoir de préparer l’adaptation aux changements climatiques (Létourneau 2021a). C’est de cela dont il a été question dans ce projet de recherche-action, sur le terrain de la MRC Memphrémagog.
Une multiplicité d’acteurs ont été impliqués dans un tel projet qui a duré 5 ans en tout (financement 2017-2020 ; une année de préparation et une année de post-projet)9. Commençons par les co-chercheur.e.s : un professeur de philosophie pratique et son équipe d’assistants, venant de philosophie, d’éthique appliquée et de sciences de l’environnement ; une professeure d’urbanisme avec des étudiants gradués de cette discipline, sous différentes spécialités. Ces équipes étaient situées dans deux Universités distinctes, l’Université de Sherbrooke et l’Université de Montréal, ce qui implique bien sûr deux cultures organisationnelles distinctes. Dans les deux cas, les étudiant.e.s mobilisé.e.s comme assistant.e.s étaient à la maîtrise et au doctorat ; une agente de coordination à l’interne de la MRC puis une professionnelle de recherche ont aussi été impliqués à certains moments. Ces étudiant.e.s en cours de formation ou récemment diplômés ont continument collaboré pour mener à bien les tâches, bien sûr avec des temps plus ou moins forts.
Les membres du consortium Ouranos, groupant surtout des spécialistes de l’adaptation aux changements climatiques, incluant un économiste et une planificatrice conseil ont joué un rôle clé. Ils nous ont sondés pour notre intérêt à l’amorce et nous ont accompagné tout au long du projet, tout en assurant, suite à proposition de projet discutée et évaluée à l’aveugle, bonne partie de notre financement. Les co-chercheurs ont pris les décisions requises concernant quelle MRC, quelle stratégie, mais en collaboration étroite avec Nathalie Bleau pour Ouranos10. Mitacs nous a aussi appuyés comme source de financement complémentaire, ainsi que le Centre Sève, spécialisé en biologie végétale. La MRC de Memphrémagog également ; deux de ses bureaux ont été impliqués, le comité environnement et le comité planification urbaine, sans oublier le conseil des maires, réunissant les 17 municipalités.
Nous avons créé et structuré plusieurs temps et espaces de rencontres, ce qui suppose invitations, ordres du jour et outils de travail ; il y avait un comité de coordination et un comité de supervision. Notre cadre de travail comprenait des tables sectorielles, une table régionale, et des cafés climat tenus dans cinq municipalités de la MRC. Nous avons d’abord défini les différents secteurs d’activité avec lesquels nous allions travailler, en raison de leur importance sur le territoire (ce furent les tables sectorielles agricole, touristique, sécurité publique, santé et services sociaux ; pour les détails, voir Létourneau (2019a) et Létourneau (2019b)). La table régionale (la TRACC) regroupait toutes les personnes des différentes tables et d’autres.
Dans le cadre des tables sectorielles, l’UPA et les agriculteurs ont été des participants ; certains centres de services touristiques, qu’il s’agisse d’auberges ou d’un parc national également ; le CHUS (Centre hospitalier universitaire de Sherbrooke, agissant sur l’ensemble de l’Estrie y compris le territoire de la MRC) et certains de ses acteurs spécialisés ayant traité d’adaptation au point de vue santé, notamment autour de la maladie de Lyme ; différents services de police et de pompiers, la Croix rouge, pour la sécurité publique ; des groupes citoyens comme Corridor Appalachien et Memphrémagog Conservation, et quelques comités de lacs de la région de North Hatley et de Potton ; des citoyens individuels des villes de Magog, Orford et Saint-Étienne de Bolton, entre autres.
Dans ce cas, les différents questionnements de la philosophie pratique se jouaient à l’intérieur d’un programme d’action co-construit entre les co-chercheur.e.s, Ouranos et la MRC. Le secteur de l’adaptation aux changements climatiques (ACC) est un domaine scientifique constitué depuis quelques décennies ; il est aussi en voie de professionnalisation, une littérature spécialisée en précise les contours et les principales visées, mais il a fallu créer le parcours, la structure organisationnelle d’interactions concernée, monter la logistique et le site web11. Parmi les résultats, des fiches d’action concrètes par type de problème, l’inscription de cet enjeu dans le nouveau Schéma d’aménagement de la MRC, plusieurs documents, articles et présentations des professeurs et des doctorants, et des formations d’étudiants complétées aussi, des diplomations ce qui bien sûr a demandé de l’encadrement12.
Le propre de ce genre de projet était de faire collaborer des acteurs professionnels, des gens de métier mais aussi des représentants d’organisations de divers genres : publique, privées, OSBL, sans oublier les simples citoyens, les chercheurs et les étudiants gradués. On a établi comme équipe un cadre commun dans ses modalités, mais largement inspiré d’un champ de pratiques en émergence, précisément celui de l’ACC. L’agir collectif ici était toutefois au confluent de plusieurs types d’agirs, et à ce titre il ne se résumait aucunement à un agir professionnel. Des savoirs partagés et des sensibilités communes se sont exprimées et ont pu émerger aussi au croisement de ces différentes interventions. Des cultures fort variées, tant au point de vue des disciplines que des professions ou des métiers, ont ainsi trouvé à collaborer et à « faire du commun » ensemble.
Quels furent les principaux apports de l’approche de philosophie pratique sur ce terrain ? Plusieurs points ont été mis de l’avant, d’abord comme questionnements puis comme thèmes, et ont été structurants. D’une part, comment communiquer une connaissance pointue en évitant une approche « de haut en bas » ? Il y a eu des exposés et des graphes, mais en commençant par donner une chance d’expression et de contribution théorique à la compétence et aux savoirs opérationnels et souvent techniques des agents du terrain, dans les différents secteurs d’activité que nous avons couverts. Nous étions là pour apprendre des spécialistes de la santé, de l’agriculture, du tourisme et de la sécurité publique, car ces personnes ont une connaissance insigne de leur terrain et de leurs réalités, qui n’est pas suppléable par des universitaires.
Il y avait aussi, en regard de cet aspect de cocréation des savoirs, laquelle était basée sur la reconnaissance des savoirs pratiques, un questionnement sur la connaissance, souvent experte et difficile d’accès, pour en favoriser non seulement la compréhension, mais aussi l’assimilation. Nous partions systématiquement, dans nos activités, des interrogations et des observations des gens sur le terrain, en leur demandant de formuler comment pour eux le changement climatique se perçoit et se voit, au fil des saisons. Ce qui était une manière de faire d’eux des partenaires dans l’entreprise de connaissance. Un questionnement esthétique a été présent dès le début en regard de l’appartenance au territoire, à ses paysages ; composante de beauté vécue et aussi d’attachement sensible, une sensibilité qui pour nous était à renforcer et appuyer, pour soutenir le sentiment d’importance des enjeux : préserver les milieux en leur habitabilité. Ce qui rétroagit bien sûr aussi sur notre conception de l’esthétique, non réservée à un espace muséal mais lié aux territoires et paysages. De plus, l’approche de co-construction tablait sur une philosophie de la gouvernance impliquant les parties prenantes, dans un dialogue constructif organisé dès le début. Ce qui touche bien sûr à la composante politique. Ici, la vie démocratique ce n’était pas seulement ou d’abord les structures et les élections, mais en premier lieu une intelligence collective à construire (Dewey 1927) ; c’était aussi de créer l’occasion pour que décideurs et simples acteurs se croisent et se parlent, sans qu’il s’agisse pour autant d’une démarche de consultation formelle. Ce souci a été présent dès le départ de la planification et de la mise en place. À la base, n’est-ce pas à l’ensemble du milieu qu’il revient de se responsabiliser par rapport aux changements climatiques, plutôt qu’aux décideurs seulement, élus ou non. Ensuite, créer ces espaces de discussion était vu comme une manière de faire se partager les informations et préoccupations entre les décideurs et les parties prenantes, pour que l’ensemble des acteurs pertinents en viennent à avoir en commun une problématique et des analyses partagées13. Autre élément, le souci éthique exprimé de ne pas s’en tenir aux partenaires d’action usuels de la MRC mais aussi d’inclure les groupes citoyens et les groupes militants, sans oublier le simple citoyen, ce qui a été le questionnement à la source de la création des cafés climat, que nous avons réuni dans cinq municipalités de la MRC. Il s’agissait en un sens d’un travail préalable à ce qui allait venir ensuite, fiches et résultats qui sont d’ailleurs utilisés actuellement en ce sens (2025), dans la démarche officielle de la part de la MRC pour se donner un Plan climat incluant le volet adaptation14.
- Un projet en épidémiologie des eaux usées
Un autre terrain, plus récent, a été mené pendant deux ans, qui concernait la pandémie de Covid 19. En tant que membre de CentrEau, un regroupement stratégique FRQNT spécialisé en hydrologie et les traitements de l’eau en général, j’ai agi en tant que co-chercheur sur un projet visant à établir un système d’épidémiologie se servant des eaux usées sur le territoire québécois. Dans ce cadre je présidais le comité Éthique et gouvernance, qui regroupait cinq personnes d’horizons différents. Ce projet, dirigé par Peter Vanrolleghem (U Laval) et Dominic Frigon (McGill), demandait une étroite collaboration entre deux groupes principaux d’acteurs, les décideurs de la santé publique (notamment l’INSPQ) incluant les directions des cinq régions administratives de la santé publique ciblées par le projet pilote (Montréal, Québec, Laval, Bas St-Laurent, Mauricie/Centre du Québec), avec les chercheurs spécialisés en analyse des eaux usées dans les différents laboratoires liés. Plusieurs centres de recherche étaient partie prenante à cet effet, avec quelques cellules importantes, l’une à l’Université Laval et deux labos à l’Université McGill, et aussi plusieurs équipes du collégial, notamment autour de Trois-Rivières et de Rimouski ; j’étais le seul représentant de mon Université sur ce regroupement15. Le projet-pilote a permis effectivement la mise sur pied d’un système de surveillance pour aviser les décideurs. Après avoir été testé et après quelque hésitation, le système de surveillance a finalement été implanté, élargi sur une plus vaste échelle du territoire par le gouvernement du Québec16.
L’apport de la philosophie pratique ici a sans doute été de l’ordre du dialogue en gouvernance, et de l’ordre de la reconnaissance du rôle des valeurs17. Il a fallu notamment saisir que les travaux procédaient d’un côté et de l’autre en fonction de valeurs prioritaires mise en jeu au point de vue de la pratique par chaque groupe de chercheurs. Plusieurs ajustements ont été effectués en cours de route entre les attentes des uns et celles des autres. Des besoins de traduction mutuelle ont aussi été verbalisés et assumés dans la pratique18. Il m’est arrivé d’expliciter le besoin mutuel des uns et des autres, y compris les miens, afin de mieux saisir le sens des requêtes. Des espaces d’expression, sous forme de forums d’échange et de présentations, ont été organisés à cette fin. En ce qui regarde la démarche officielle d’éthique de la recherche, le projet a été approuvé (avec quelque retard) ; le problème a été de cadrer le projet dans le contexte de comités institutionnels peu habitués à ce genre de demande qui, on le comprendra, ne représentent pas vraiment de risques mesurables pour les populations concernées19. De son côté, le comité d’éthique et gouvernance que je dirigeais a pu exprimer ses principales préoccupations lors d’une conférence publique ; l’enjeu éthique central a semblé plutôt celui de réaliser et de maintenir une excellente gouvernance collaborative du projet, sur la base de l’explication des attentes des uns et des autres afin de se rendre en mesure d’y répondre, et de pouvoir se coordonner de manière efficace. D’autres enjeux ont aussi retenu l’attention, comme le besoin d’éviter tout conflit d’intérêt et de conserver les données accessibles aux différent.e.s utilisateur.trice.s, ce qui a donné lieu à des discussions et des ententes claires.
Pour conclure
Quel que soit la manière de considérer les terrains, les contributions des sciences humaines et parfois d’autres disciplines pertinentes sont indispensables, et en fait elles sont souvent définitoires de ce qui se fait, comme le rappelait Evelyn Brister, autre philosophe de terrain (Brister 2021). Je donnerai l’exemple de la décision de mener des entretiens ; les sciences humaines de l’interaction et de la communication ont développé à ce sujet, et ce depuis plusieurs décennies, un savoir-faire sur lequel il est moyen de tabler (Sacks 1995). De fait, il n’y a pas qu’une façon de les mener, bien entendu, mais le fait de pouvoir enregistrer, avec consentement, des échanges entre personnes et de pouvoir les transcrire nous donne un riche matériau analytique, des données qui peuvent avoir plusieurs usages. Ce sont pour moi les pratiques des sciences humaines qui ont été ou qui sont reprises par les philosophes de terrains, et ce sous différentes modalités, parfois assez librement (Zask 2023)27.
Dans tout champ ou secteur problématique, des pratiques structurées sont mobilisées : pratiques professionnelles ou analogues, qui jouent souvent un rôle central dans les différents terrains ; mais il y a aussi des pratiques inchoatives et en émergence, comme celle des influenceurs, avec de simples citoyens agissant comme tels. Le propre de ces terrains est de dépasser le champ couvert par tel ou tel praticien, puisque les problèmes sont souvent inter-organisationnels et font appel à des pluralités d’acteurs, pas nécessairement tous volontaires, ce qui requiert sans doute un regard approfondi.
Je crois aussi qu’il serait prioritaire de nous occuper des dysfonctions du travail en collectivités, justement à l’intersection de ces différentes organisations, professions ou regroupements qui ont chacune leur ensemble de règles, de justifications et d’attentes qui, prises en elles-mêmes, semblent légitimes. Il va falloir apprendre à déplacer le regard bien au-delà du simple acteur individuel dans ses logiques particulières, et à savoir connecter une pluralité de regards : éthique, politique, économique, esthétique et épistémologique quelques fois aussi.
Bibliographie
Plusieurs des auteurs et autrices qui peuvent être situés en philosophie pratique ont tendance à conjuguer le questionnement éthique et politique, et souvent aussi le questionnement esthétique, d’une manière variable (par exemple Vollaire, 2017, p. 22, p. 23 sur l’injonction paradoxale).↩︎
Tel terrain peut mobiliser des questions éthiques, économiques et politiques, mais d’autre terrains peuvent demander une autre série d’interrogations. Une fois ceci posé, il est vrai qu’il y a un art de la question, et que parfois, questionner peut sembler destructif (Frodeman et Briggle 2016) ; alors sans doute qu’il faut réfléchir sur les manières d’interroger, ce qu’on ne pourra faire ici.↩︎
Certaines traductions en français pour « wicked problems » discutent de « problèmes vicieux » ou de « problèmes fourbes » ; je crois toutefois que la connotation morale est alors un peu forte. « Problème pernicieux » est sans doute meilleur ; voir un exemple ici : https://theconversation.com/wicked-problem-la-pandemie-oblige-a-repenser-laction-publique-137930↩︎
D’une part, les effets des changements climatiques sont loin d’être partout les mêmes, certaines régions étant plus touchées que d’autres. D’autre part, une fois la globalité du phénomène admise, il est possible de cibler les acteurs clé responsables de la production des GES sur Terre, bien qu’ici plusieurs niveaux d’analyse doivent être pensés en même temps. Ces questions sont traitées en éthique des changement climatiques, et aussi dans d’autres secteurs comme la philosophie politique ; voir par exemple Eckersley (2023) pour des considérations éthiques et politiques en discussion avec les relations internationales.↩︎
https://www.youtube.com/watch?v=Ey1DcUriaUQ. Il s’agit de l’ASTC soit Association of science and technology centers. L’entrevue est menée par Walter Staveloz, directeur des relations internationales de cet organisme ; enregistré le 25 mai 2016.↩︎
https://www.youtube.com/watch?v=Ey1DcUriaUQ, ce point est traité à partir de 16 :40. Cette approche itérative a été utilisée par l’équipe A. Létourneau – I. Thomas (Ouranos -MRC de Memphrémagog). Voir le lien suivant sur cette recherche :
↩︎ Au moment de réviser ce texte, j’ai appris l’existence d’autres recherches francophones sur la philosophie de terrain, dont je n’ai pas pu tenir compte ici. Voir en bibliographie Benetreau et al. (2023), Bazin (2024), Bedon et al. (2021).↩︎
https://www.youtube.com/watch?v=6nzw-6RIFc0 Cet entretien a été tenu en janvier 2023. Le canal utilisé s’appelle Luducorpus, il s’intéresse assez largement à la question du jeu, en lien avec le GIS (groupe d’intérêt scientifique) jeu et société. Il s’agit de D’entrée de jeu, 19, l’une des présentations de cette série, l’échange avec les deux autrices est animée par Boris Noyet.↩︎
Pour plus de détails sur ce projet, voir le site https://adaptationmemphre.ca/↩︎
Ma co-chercheure était Isabelle Thomas, professeure d’urbanisme à l’UdeM. L’on peut trouver sur ce site des détails sur certaines de ses activités plus récentes. https://www.ariaction.com/notre-equipe↩︎
Voir notamment Schipper et Burton (2009), Ford et Berrang-Ford (2011), Moser et Boykoff (2013). Au Québec, chaque année Ouranos organise un grand symposium regroupant les personnes impliquées dans ce type de projet. En janvier 2025, le congrès tenu à l’hôtel Bonaventure a dû refuser 200 demandes de participation, faute d’espace ; voir le bilan ici : https://www.ouranos.ca/fr/actualites/2025-02-04/retour-10e-symposium-ouranos↩︎
En passant, nous avons tout à fait autre chose avec le modèle des conventions pour le climat, pratiqué depuis quelques années notamment en France. Dans notre cas tout était laissé en fait à l’agentivité des acteurs, escomptant de ce travail de discussion et d’échange des conséquences. Le projet avait pour visée de profiter de l’occasion de la révision du Schéma d’aménagement pour impulser une orientation. Et effectivement, plusieurs éléments ont été insérés dans le nouveau schéma, voir ici : https://d12oqns8b3bfa8.cloudfront.net/mrcmemphre/documents/20220714-GT-SAR-admin_2.pdf?v=1678906676↩︎
Dans le cadre d’Action climat Québec, il y a depuis 2024 un programme de financement de disponible en ce sens : le programme ATCL en deux phases. Voir ici : https://www.quebec.ca/nouvelles/actualites/details/programme-accelerer-la-transition-climatique-locale-atcl-plus-de-2-m-a-lagglomeration-de-montreal-pour-lelaboration-dun-plan-de-lutte-contre-les-changements-climatiques-54474↩︎
Voir cette présentation, de Peter Vanrolleghem et D. Frigon : https://www.ulaval.ca/fondation/wp-content/uploads/2020/12/Lepidemiologie-par-les-eaux-usees-les-nouvelles-ressources-a-recuperer-des-eaux-usees.pdf↩︎
Voir ce site : https://www.inspq.qc.ca/covid-19/environnement/eaux-usees. Ce type de processus a été mis en place dans plusieurs pays et régions, suite à l’émergence de la pandémie de Covid 19 ; des choses similaires avaient été mises sur pied antérieurement, par exemple pour les suivis d’usages de diverses substances.↩︎
Une chercheuse en philosophie de terrain qui a œuvré dans cette perspective est Nancy Tuana ; elle interroge conjointement l’aspect éthique et l’aspect épistémologique. Voir entre autres Tuana (2020).↩︎
Les travaux de Latour et Woolgar sont bien sûr connus, mais la notion de traduction utilisée dans notre projet consistait plutôt à simplement réfléchir aux attentes des partenaires, et aussi à se remémorer dans quel cadre scientifique les personnes se situent, pour mieux formuler les messages en fonction des personnes et de leurs attentes. La problématique d’Umberto Eco est également d’intérêt ici, pour une meilleure prise en compte des « lecteurs », et plus largement des récepteurs. Voir Latour et Woolgar (1988) et Eco (1985).↩︎
Des recherches épidémiologiques du même genre menées antérieurement, par exemple permettant de localiser dans certains quartiers l’usage de drogues dures, ont pu soulever des questions de consentement. Pour un point de vue global de ce qui concerne cette démarche, voir https://www.inspq.qc.ca/sites/default/files/covid/2958-enjeux-ethiques-pandemie-covid19.pdf. Pour un point de vue spécifique à l’épidémiologie des eaux usées, au Canada, c’est surtout Hrudey et al. (2021) qui a servi de point de repère. La perspective que j’ai proposée et que le comité a reprise consistait plutôt à être très attentifs aux besoins et requêtes de l’ensemble des partenaires, afin de s’assurer de ne pas manquer d’attente essentielle.↩︎
https://riisq.ca/ Le « Réseau Inondations InterSectoriel du Québec (RIISQ), financé par les Fonds de recherche du Québec (FRQ), a donc été mis en place en janvier 2019. C’est une plateforme d’échanges et d’intégration qui regroupe tous les intervenants gouvernementaux, des partenaires socio-économiques, ainsi que des équipes de recherche des domaines social, scientifique, technologique, médical, économique et politique, afin d’améliorer la capacité du Québec à se préparer aux inondations et à s’en protéger. » Les détails se trouvent ici, voir le colloque de mai 2023 : https://riisq.ca/fr/ateliers-et-formations/↩︎
Les journaux peuvent être une source valide, même si incomplètes, sur ce genre de dossier. Je n’ai pas encore complété de revoir l’ensemble du traitement médiatique. Voir notamment Corriveau (2023).↩︎
Des entrevues ont pu le montrer, dont le traitement détaillé reste à accomplir.↩︎
Conférence à l’occasion du concours Philosopher (collégial) en 2021, à l’invitation du professeur Samir Dhabi Jemel, Cégep de St-Hyacinthe, Concours Philosopher, Cégep de St-Hyacinthe, « Quelques aspects de l’appel aux idées populaire et de l’appel à l’expertise », le 24 février 2021.↩︎
Journée d’étude « Les discours conspirationnistes », organisée avec Sylvain Bédard et Sylvana Al Baba Douaihy, Chaire UNESCO-PREV et SoDRUS, Longueuil, le 6 décembre 2022. Titre de la présentation : « Quelques points de discussion sur le complotisme », campus de Longueuil, le 5 décembre 2022.↩︎
Le changement de nom de ce réseau n’a pas encore donné lieu, à ma connaissance, à une nouvelle expression, du type « SphèreX », ce qui serait possible. Bien que déserté par bien des gens, ce réseau demeure utilisé par la majorité des décideurs comme plate-forme d’annonce, sans oublier bien d’autres groupes, chercheurs ou médias qui continuent de l’utiliser sans obédience aucune à son propriétaire actuel (2025).↩︎
Bien que J. Zask ne se soit pas à ma connaissance située elle-même en tant que philosophe de terrain, pour moi il serait légitime de l’y situer, pour une part au moins de son travail, surtout ces dernières années soit après ses importants travaux sur Dewey. Il y faudrait un regard spécifique, impossible à livrer ici.↩︎
Comment la problématique constitue le terrain
Je ne donnerai encore que deux brefs exemples, en vue de montrer la fluctuation des terrains en lien avec les problématiques que nous adoptons.
J’ai débuté un terrain spécifique concernant les inondations qui ont eu lieu le 13 septembre 2022 à Montréal et qui ont eu d’importants impacts notamment dans les quartiers Sainte-Marie, Centre-Sud et Hochelaga. Ceci fait partie de mon implication dans le RIISQ, le réseau intersectoriel du FRQNT sur les inondations au Québec, dans le cadre d’un colloque organisé pour l’ACFAS en 202320.
Il s’agit donc d’un aléa de type inondation, en raison d’un épisode de pluie intense et non par submersion ou débordement de cours d’eau, vécu par bien des citoyens et des organisations sur le territoire de la ville en septembre 2022. Plusieurs groupes ont alors été touchés ou impliqués : citoyens singuliers, assureurs, firme privée pour aviser les citoyens de travaux qu’on leur demande d’effectuer, contentieux juridique de la Ville, partie de la fonction publique municipale qui souhaite un renforcement de la résilience globale des quartiers, acteur de communication publique, journalistes dans (entre autres) deux médias distincts, soit Le Devoir et La Presse21. La main gauche de la ville ne semble pas savoir ce que fait la main droite, quand les citoyens qu’on veut consulter sur la résilience sont ceux même à qui l’on veut refiler les factures de réfection de leur système d’évacuation, leur demandant entre autres d’installer des clapets anti-refoulement, alors que c’était très souvent déjà fait, selon le témoignage des intimés. Il y a aussi de tiers experts, souvent professeur.e.s d’Université, qui sont appelés au renfort pour commenter le dossier, à la demande des journalistes.
Mais quel est le terrain ici ? Nous avons alors une décision à prendre. L’on peut décider que le terrain, ce seront les citoyens, leurs démarches, les demandes qui leur sont faites et leurs protestations, par exemple un recours collectif qui devait être déposé. Autre possibilité : le terrain, cela pourrait aussi être les différentes composantes administratives de la ville de Montréal, qui semblent aller dans des directions diverses. L’on pourrait également viser plus large et avoir, troisième possibilité, un terrain à double volet, réunissant l’une et l’autre composante principale, soit les citoyens et les acteurs municipaux ; et encore, quatrième possibilité, se concentrer uniquement sur les médias comme terrain de discussion. N’oublions pas une cinquième possibilité, qui tournerait autour des compagnies d’assurance qui, si l’on en juge par la documentation réunie à ce jour, ne réagissent pas du tout de manière similaire devant le même type de requêtes22. Cette décision à prendre concerne le découpage même du terrain en fonction des intérêts de recherche, de ce sur quoi nous voulons en particulier enquêter. Comme pour toute recherche qui arrive à se terminer, il ne sera pas possible de tout faire avec une égale efficacité, alors mieux vaut se restreindre – un message régulièrement repris et entendu par les uns et les autres dans les communautés de recherche.
Voyons un dernier exemple afin de mieux apprécier le lien entre les cadrages de recherche et la définition des terrains. Les discours appelés quelques fois théories (ou discours) de la conspiration, d’une part s’éloignent souvent des éléments scientifiques consensuels, mais en même temps ils servent d’espace de protestation. Ce qui, en démocratie, a tout de même une importante valeur, bien que les pistes concrètes suggérées dans ces discours semblent le plus souvent non valables. Prenons le cas des protestations anti-vaccination et anti-mesures sanitaires qui sont intervenues notamment au Québec, au printemps 2022 et en Ontario, pensons aux camionneurs à Ottawa. Certes il y a eu des propos paranoïdes, évoquant de ténébreuses conspirations pouvant affecter gravement les enfants, alors que certains discours avaient carrément une visée subversive, parlant même du Canada comme d’une dictature à renverser. Ce n’était évidemment pas le cas de toutes les personnes ; n’y avait-il pas aussi une revendication de liberté qui avait une part de légitimité, devant un État qui gérait la crise de manière en fin de compte assez dirigiste ? Nous avons ici un problème de posture herméneutique en quelque sorte préalable au terrain. Quelles valeurs allons-nous retenir comme prioritaires, et quelles étaient celles des acteurs et actrices de « ce terrain » ?
Ces discours posent plusieurs problèmes pour une interrogation philosophique ; j’en donne un aperçu plus détaillé ailleurs (Létourneau 2025). Dans ce cas, l’angle d’attaque semble tout à fait déterminant, comme on le montrera par une série d’angles successivement considérés pour en traiter. Comme on le verra toutefois, la question des terrains peut néanmoins conserver toute sa pertinence, une fois les choix requis réglés.
L’occasion de m’arrêter aux discours conspirationnistes vint d’abord par le biais de ma participation à SoDRUS, qui s’intéresse au droit et à la religion dans les sociétés pluralistes d’aujourd’hui23. Ayant été frappé par le recours aux images religieuses, par exemple chez Q Anon, je me suis penché sur ces « théories », réalisant un petit projet de recherche bibliographique, préférant d’ailleurs les appeler simplement « discours » pour éviter tout malentendu (Létourneau 2024). L’enjeu global de ma recherche était de faire la part des choses entre un usage partisan et idéologique de contenus symboliques, devant l’effet que ces contenus peut néanmoins avoir sur des populations croyantes, en l’occurrence les églises protestantes blanches aux États-Unis. De plus, en tant que chercheur intéressé par l’argumentation et la pensée critique, j’ai aussi analysé ce type d’arguments tels qu’ils ont surgi pendant la pandémie ; alors ce n’est plus l’usage des images et symboles qui retient l’attention, mais bien les stratégies rhétoriques et argumentatives24. Ensuite et toujours pendant l’émergence de la COVID, j’ai commencé une collaboration avec David Morin et Marie-Ève Carignan, qui soulevaient les enjeux de sécurité publique et de radicalisation, ce qui m’a donné l’occasion d’organiser un colloque, tenu au campus de Longueuil de l’Université de Sherbrooke25.
Si le questionnement porte sur les risques posés à la sécurité publique par ces discours et théories, l’on peut être porté à cibler comme champ d’étude des productions symboliques, ou des productions rhétoriques, et les interroger sous cet angle. Mais nous n’avons alors pas encore défini de terrain. Celui-ci pourrait être la twittosphère, un ensemble de blogues tenus par l’un ou l’autre de ces conspirationnistes, ou par un groupe par exemple les créateurs ou propagateurs québécois de ces contenus, en lien avec les groupes radicalisés26. Pour bien faire, il faudra également périodiser et faire des choix à cet effet.
L’on peut tenter de cerner les usagers de ces discours conspirationnistes comme tels, chose qui est plus difficile et souvent laissée de côté, car il se peut que l’on se trouve devant beaucoup de vulnérabilité, un isolement social chez des personnes prises au piège des fréquentations sur les réseaux sociaux. De plus il faut considérer le caractère relativement fermé de ces groupes. Paradoxalement, des « leaders » ou « influenceurs » en émergence, avec d’éventuelles visées plus vastes, pourraient être tentés de s’exposer mais il leur faudrait sans doute des garanties « d’impartialité », pas nécessairement évidentes à donner d’un point de vue normatif. Ceci pourrait néanmoins permettre d’amorcer une part des choses pour apprendre à décoder, et reconnaître des revendications susceptibles d’une interprétation modérée – mais l’enjeu de quêtes de pouvoir et de reconnaissance dans ces milieux est bien sûr également à prendre en considération, sans oublier quelques fois un aspect commercial, certains acteurs pouvant être décrits comme des entrepreneurs de la conspiration. Le conspirationnisme vend bien, il y a un côté divertissant aussi dans l’affaire, assez souvent.
Si l’on souhaite cibler de vraies personnes, et imaginer des entrevues, cette approche serait facilitée si ce qui intéresse c’est l’éducation et la prévention auprès de la jeunesse. Alors le terrain sera plutôt le milieu éducationnel, les étudiant.e.s et les professeur.e.s, dans un contexte marqué par un questionnement pédagogique, quitte à s’adjoindre une approche de psychologie cognitive.
Le terrain auquel peut se joindre le philosophe est donc susceptible de prendre des connotations (et des dénotations) assez différentes selon les équipes et les différentes disciplines ou professions avec lesquels le projet est mené.