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Méduse et compagnie

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      Texte

      Écris, que nul ne te retienne, que rien ne t’arrête : ni homme, ni imbécile machine capitaliste où les maisons d’édition sont les rusés et obséquieux relais des impératifs d’une économie qui fonctionne contre nous et sur notre dos ; ni toi-même.

      – Hélène Cixous, Le rire de la Méduse

      En faisant son entrée dans la collection Blanche, où il vient d’être réédité, cinquante ans tout juste après sa parution initiale, Le rire de la Méduse d’Hélène Cixous entérine son statut de classique de la littérature féministe. Le concept d’écriture féminine qui y est énoncé accède ainsi à un de ces « rusés et obséquieux relais des impératifs d’une économie qui fonctionne contre [les femmes] et sur [leur] dos » (Cixous 1975b, 6) ainsi que Cixous y désignait les éditeurs. Ce n’est pas la moindre des ironies de ce manifeste vif qui, en 1975, a « déraciné le confort de la pensée féministe, décoiffé la figure de Simone de Beauvoir, livré une pensée radicalement neuve de l’écriture-corps féminine » (Bergen 2024). Tout comme, jadis, Cixous a opté pour le pamphlet plutôt que l’analyse savante, se jouant des codes du milieu universitaire dans lequel elle évoluait, je ne prétends pas ici me livrer à un renouvellement de la critique autour de ce texte-phare qui a fait et continue de faire couler beaucoup d’encre. En 2015, quarante ans après sa parution, un nouveau collectif critique lui était consacré (Regard et Reid 2015), lui-même issu de deux colloques, confirmant sa pertinence au long cours et la clairvoyance de son autrice. Plutôt qu’un article savant épousant les règles de la méthodologie académique, je m’autorise ici un hommage personnel et documenté à ce texte important dont la forme, la langue et le ton ont peut-être pris quelques rides, mais qui n’a rien perdu de sa puissance d’accompagnement, méritant à ce titre de figurer dans ce numéro de Sens public. Aujourd’hui encore, sa lecture agit comme un encouragement réjouissant à toutes celles qui, un demi-siècle plus tard, doutent encore de leur légitimité d’autrices.

      C’est un refrain connu, trop connu, presque banal à force d’avoir été répété et repris en chœur : les femmes ont longtemps été exclues de la scène littéraire. Virginia Woolf l’entonnait déjà en 1929. « Donnez-lui cent ans de plus […]. Donnez-lui une chambre à elle et cinq-cents livres de rente, laissez-la s’exprimer et enlever la moitié de ce qu’elle est en train de mettre dans son roman et, un jour ou l’autre, elle écrira un meilleur livre. Ce sera une poétesse […]. Dans cent ans. » (Woolf 1929, 74‑75) C’était il y a cent ans. Marielle Macé le déplore encore :

      J’ai compris très vite qu’il est encore, aujourd’hui, pas tout à fait pardonné à une femme d’avoir l’audace de consacrer son existence à ça [penser, écrire]. Que l’existence d’une femme soit prise pour partie dans la dimension d’un travail intellectuel fort, engagé, public, on l’admet, mais peut-être que quand même, il y a encore un truc qui coince avec l’idée d’oser faire ça à temps plein. (Macé 2023b, 05:28)

      Entre Woolf et Macé, il y a pourtant eu ce grand cri proféré par la plus puissante, la plus poétique, la plus tragi-comique des théoriciennes : Hélène, pas celle de Troie, non, pas celle au nom épiquement incrusté, avec celui de ses 998 sœurs, dans l’un des socles du Diner Party de Judy Chicago au Brooklyn Museum. Hélène Cixous, pas de Troie, mais d’Alger, l’accompagnatrice en chef qui a donné aux écrivaines la force de sortir du placard et du silence pour, enfin, s’écrire, car il faut bien le dire, les écrivaines, les penseuses, les parleuses ont longtemps été très mal accompagnées. D’autres diraient qu’elles ont manqué de modèles. Cixous frappe fort en 1975, exhortant les « nouvelles arrivantes » (Cixous 1975b, 66) pas encore arrivées à « montrer [leurs] sextes » (Cixous 1975b, 54). « Souvent je m’en plaignais […] : mais où sont-elles ? Les puissantes, les fertiles, les joyeuses, les libres, à part ma mère et quelques résistantes, ces beautés de vies que je rencontrais en littérature, rares et splendides, on ne peut pas dire qu’elles couraient les réalités » (Cixous 1975b, 24). Quant à celles qui tiraient alors leur épingle du jeu, elles ne faisaient, affirmait-elle, que reproduire « les représentations classiques de la femme (sensible-intuitive-rêveuse, etc.) » (Cixous 1975b, 40) en se pliant à un mode de pensée « masculin » hérité de Descartes et des Lumières, où les idées prônent sur les affects, l’individu sur le collectif, la raison sur le corps :

      Presque toute l’histoire de l’écriture se confond avec l’histoire de la raison dont elle est à la fois l’effet, le soutien, et un des alibis privilégiés. Elle a été homogène à la tradition phallocentrique. Elle est même le phallocentrisme qui se regarde, qui jouit de lui-même et se félicite (Cixous 1975b, 44).

      Provocatrice, la reine Hélène l’est assurément, mais pas seulement, car Le rire de la Méduse, essai qui secouera les consciences des femmes et les puces des hommes, en France, aux États-Unis, au Canada, et même, plus récemment, en Chine, n’est pas qu’un manifeste. C’est un homme qui le dit, le bien nommé Regard (Frédéric) qui, dans sa préface à la réédition de 2010, attribue trois fonctions au texte : politique, théorique et littéraire. Politique, il est « tourné vers une réalité extérieure objective, dans laquelle il cherche à rendre concrètement palpable une offensive » (Regard 2010, 12). Cette réalité objective, c’est le constat, dressé par les féministes de la deuxième vague, de la domination patriarcale qui a engendré de multiples inégalités sociales et a donné lieu, en France, pendant les trente glorieuses (de 1945 à 1975), un peu plus tard au Québec, à d’importants changements dans les Lois et les droits (droit de vote, droit à la libre contraception, à l’avortement, principe de l’égalité de la rémunération, etc.). Plus spécifiquement, Le rire cible universitaires, critiques, éditeurs et écrivains, « violemment dénoncés comme autant d’agents d’un appareil phallocentrique » (Regard 2010, 12). Quant à l’offensive, elle se fera à coups de textes qui « ont engagé un duel avec le symbolique, ont voulu faire apparaître le sujet féminin » (Nicole Brossard dans Bordeleau (1998), 14). La voilà, la belle exhibition de « sextes » ! Pour renverser la vapeur, les femmes doivent s’avancer sur la scène et offrir leur parole. Le rire est donc aussi un texte théorique qui, écrit le préfacier :

      lance le fameux concept d’écriture féminine, ou « d’écriture à l’encre blanche » […] [où] s’enclenchent un dérèglement des sens, une intensification du sens et des sens, s’ordonnant à une autre économie de la dépense, étrangère quant à elle à ce qu’il faudrait nommer « l’utilitarisme » de la domination masculine : le féminin ne coupe pas, car il ne calcule pas (« se déproprier sans calcul », dit-elle) (Regard 2010, 15).

      De cette non-coupure, de ce non-calcul, de cette dépense sans compter, Cixous ne donne ni mode d’emploi, ni recette, ni règles. Elle en performe plutôt les modalités dans un texte littéraire en forme de prophétie qui met en œuvre une « poétique du futur » (Cixous 1975b, 18) s’élaborant notamment à l’aide de verbes au futur – « Je parlerai de l’écriture féminine : de ce qu’elle fera » (Cixous 1975b, 18) – , d’un lexique cru, sexuel – « Nous ne tournons pas en rond autour du trou suprême » (Cixous 1975b, 53), « ils bandent par trouille » (Cixous 1975b, 54) – et d’injonctions sans équivoque – « Écris ! », « Il faut », « Il est temps ». Que faut-il et de quoi est-il temps ? D’écrire et de s’écrire bien sûr ! dit celle qui concède comme à regret n’avoir elle-même commencé à publier qu’à 27 ans (on a pourtant déjà vu plus tardif !). Elle conjure alors ses consœurs de produire de « vrais textes de femmes, des textes avec des sexes de femmes [même si] ça ne leur fait pas plaisir, ça leur fait peur, ça les écœure. Gueule des lecteurs, chefs de collection et patrons trônant » (Cixous 1975b, 40). Elle ne mâche pas ses mots, et cette verdeur langagière doublée d’une mordante ironie, de la revendication d’une totale liberté sexuelle et d’une revalorisation du corps féminin n’est sans doute pas étrangère à l’accueil mitigé reçu en France. « Écrire, acte qui non seulement “réalisera” le rapport décensuré de la femme à sa sexualité, à son être-femme, lui rendant accès à ses propres forces ; qui lui rendra ses biens, ses plaisirs, ses organes, ses immenses territoires corporels tenus sous scellés » (Cixous 1975b, 45). Ignoré par la majorité, dénoncé par d’autres, c’est aux États-Unis, en traduction, dès l’année suivante, sous le titre The Laugh of the Medusa, que Le rire trouvera son public.

      Le concept d’écriture féminine ou sa variante « écriture-femme », a été décrit comme « une innovation esthétique emblématique » (Naudier 2001, 57) et validé par d’impériales alliées. En France, Catherine Clément, Annie Leclerc, Xavière Gauthier, Chantal Chawaf, Luce Irigaray, Julia Kristeva entre autres ; au Québec, Nicole Brossard, Madeleine Gagnon, Louky Bersianik, Denise Boucher, France Théoret, etc. en ont salué la pertinence. Il a cependant aussi fait l’objet de sérieuses critiques, notamment parmi les autrices de la génération précédente telles que Marguerite Yourcenar, Nathalie Sarraute ou Simone de Beauvoir :

      Quand j’ai commencé à écrire, nombreuses étaient les auteurs féminins qui refusaient d’être classées précisément dans cette catégorie […]. Nous rejetions la notion de littérature féminine parce que nous voulions parler à égalité avec les hommes de l’univers tout entier […]. De même aujourd’hui, l’écriture au féminin n’atteint qu’un petit cercle d’initiées. Elle me paraît élitiste, destinée à satisfaire le narcissisme de l’auteur et non à établir une communication avec autrui (Beauvoir 1976).

      La réaction du Castor n’a rien de surprenant, car Cixous « tourne le dos au grand principe de l’égalité ontologique, ligne d’horizon utopique du Deuxième sexe, et […] se fait l’avocate d’un féminin libéré, autonome, distinct du masculin dans sa tête et dans son corps, dans son rapport au monde et aux contraintes du sexe, des sexes et de l’hétérosexualité » (Reid 2013, 21). Elle s’oppose ainsi au féminisme universaliste prôné par les représentantes de la deuxième vague, et elle le fait dans un numéro de la revue L’arc (Cixous 1975a) qui rend hommage à Beauvoir. Ce n’est pas tant, évidemment, l’encouragement à l’écriture et à la libération de la parole des femmes qui a fait tiquer les critiques, que l’expression même d’écriture féminine dont la connotation naturaliste ne convenait pas plus aux féministes françaises et québécoises de l’époque qui entendaient précisément se débarrasser de la sempiternelle assignation des femmes à leur corps sexué, qu’il ne s’applique aux courants actuels valorisant l’indifférenciation sexuelle et la fluidité des genres, ce dernier concept étant pourtant, bien que très différemment, annoncé dans Le rire de la Méduse. Cixous y définissait en effet une autre bisexualité. « Bisexualité, c’est-à-dire repérage en soi, individuellement, de la présence diversement manifeste et insistante, selon chaque un ou chaque une, des deux sexes, non exclusion de la différence ni d’un sexe, et à partir de cette permission que l’on se donne, multiplication des effets d’inscription du désir, sur toutes les parties de mon corps et de l’autre corps » (Cixous 1975b, 52). Cinquante ans plus tard, Cixous ne renie pas le concept qu’elle a développé, elle ne prétend pas plus que le vocable ait été mal choisi, mais reconnaît qu’il est un peu daté – elle précisait d’ailleurs dès sa parution qu’il s’inscrivait au sein d’une époque, un contexte d’urgence où « la femme-sujet universelle » devait se positionner « en sa lutte inévitable avec l’homme classique » (Cixous 1975b, 37). Elle répète surtout avoir été mal lue, elle qui, dans le texte même du Rire, insistait et insiste encore sur le fait que l’écriture féminine n’est pas le seul fait des femmes et qu’elle incluait William Shakespeare, James Joyce, Jean Genet et Heinrich von Kleist, par exemple.

      J’ai mis des guillemets à l’expression « écriture féminine » pour me servir de mots pour décrire une certaine économie d’écriture qui n’est pas assignée à une forme classique, qui est fluide, qui joue avec les genres ou qui se joue des genres. Cette écriture n’est pas assignée à un genre. Un grand écrivain est un écrivain qui est multivalent. Comme Shakespeare. Dans son œuvre d’ailleurs, hommes et femmes sont indifférenciés (Cixous 2020).

      Ce qui est manifeste dès la parution du Rire, c’est que le débat se positionne sur le terrain idéologique, politique et social, sans que l’aspect remarquable de la langue médusienne ne soit particulièrement l’objet d’attention. Pourtant, c’est la langue qui y est subversive, au sens littéral qu’elle menace l’ordre établi, autant sinon plus que le propos, comme le remarque Martine Reid :

      Poétiquement et politiquement (c’est notamment le tour de force), Cixous défait la tradition bien plus encore qu’elle ne la conteste, elle la défait grammaticalement et sémantiquement, elle la rend obsolète, souhaitant la voir aussi insignifiante qu’inefficace ; elle la neutralise aussi, soucieuse d’en faire disparaître l’efficacité mortifère (à laquelle elle est particulièrement sensible) (Regard et Reid 2015, 18).

      C’est qu’en bonne lectrice de Lacan, Cixous est toujours dans la langue, une langue harnachée à son discours et à son désir, qui n’a peur de rien, truffée de néologismes (il faut bien inventer quand les mots pour le dire n’existent pas), d’ironie et de jeux linguistiques (mieux vaut en rire avec Méduse qu’en pleurer), qui fait se côtoyer le symbolique et l’organique, la psychanalyse, la mythologie et la philosophie antique. Faire la révolution implique une certaine emphase, une énergie hyperbolique. La langue, à l’avenant, ne se retient pas et en devient étrangement contagieuse comme quelques autres langues de vipères royales (celle de Woolf, celle de Duras, de France Théoret, de Marie-Claire Blais) dont le caractère contagieux est directement lié à cette économie généreuse de l’écriture féminine. Entendez-vous ma petite musique linguistique à moi, épousant maladroitement, comme une canne boiteuse, presque en dehors de ma volonté, le souffle d’Hélène forgé par des décennies de pratique ?

      Si elles sont si contaminantes, ces langues de femmes, c’est à cause du souffle, de l’essoufflement même. C’est parce que ces femmes qui la tirent, la langue, sentent simultanément leur ventre se gonfler, leur plexus se serrer, parce qu’elles ont eu le souffle coupé en même temps que la parole. Alors il faut respirer, dit Marielle Macé dans son dernier livre : « Peut-être d’ailleurs qu’on ne parle que pour respirer. Peut-être qu’on parle uniquement pour que ce soit respirable, en nous et tout autour » (Macé 2023a, 14). Ah, ce premier moment d’une communication, d’une conférence, d’une réunion, où, l’idée reformulée cent fois dans la tête, il faut ouvrir la bouche et dire. Mais le souffle s’emballe, fuit, se coupe. La gorge se noue. Les mots s’embrouillent. La voix tremble : « Toute femme a connu le tourment de la venue à la parole orale, le cœur qui bat à se rompre, parfois la chute dans la perte de langage, le sol, la langue se dérobant, tant parler est pour la femme – je dirais même : ouvrir la bouche, en public, une témérité, une transgression » (Cixous 1975b, 46). En résulte un style d’écriture où subsistent les traces de la voix parlée.

      Écoute parler une femme dans une assemblée (si elle n’a pas douloureusement perdu le souffle) : elle ne « parle » pas, elle lance dans l’air son corps tremblant, elle se lâche, elle vole, c’est tout entière qu’elle passe dans sa voix, c’est avec son corps qu’elle soutient vitalement la « logique » de son discours ; sa chair dit vrai. Elle s’expose. En vérité, elle matérialise charnellement ce qu’elle pense, elle le signifie avec son corps. D’une certaine manière elle inscrit ce qu’elle dit, parce qu’elle ne refuse pas à la pulsion sa part indisciplinable et passionnée à la parole. Son discours, même « théorique » ou politique, n’est jamais simple ou linéaire, ou objectivé généralisé : elle entraine dans l’histoire son histoire (Cixous 1975b, 47).

      Alors que la langue de bois d’homme tonitrue à travers son chapeau de publicitaire, de politicien, de PDG, de philosophe ou de professeur, s’essoufflant rarement, ne tremblant pas, l’« écriture à l’encre blanche », la manière dont elle prend vie et forme, tout autant que l’impact politique qu’a pu avoir Le rire, me semblent aujourd’hui dignes d’attention. Je sais bien que notre époque valorise l’indifférenciation sexuelle et encourage l’uniformisation des genres (et trop souvent, des opinions). Je sais bien que le « féminin », tout comme le « masculin » sont sujets à tous les soupçons d’essentialisme. Mais ne serait-il pas trop bête de jeter Méduse avec l’eau du bain ? L’économie d’une écriture dite « féminine » avec de nécessaires remises en question des rôles et des genres ?

      Ici, je m’arrête, j’inspire, j’expire, trois fois, car je sens bien que je m’emballe et que je vous égare. Je sens bien que vous vous demandez où je veux en venir avec cette laborieuse réflexion tirée par les cheveux de Méduse. Va-t-elle y arriver, l’arrivante, sur le tard ? Pour qui se prend-elle, à se vautrer ainsi dans le lit d’Hélène qui pourrait être sa mère ? Nous mène-t-elle en bateau qui n’arrivera jamais à bon port avec son ersatz d’encre blanche ? Qu’est-ce que cela a à voir avec cette idée d’accompagnement qu’elle nous a annoncée en grande pompe ? J’y arrive, j’y arrive, laissez-moi jouir encore un peu dans les mots de mes sœurs-mères qui ont tout inventé avant moi et m’accompagnent à mon tour dans ma venue tardive à l’écriture.

      Parlant de sœurs, Cixous en a plusieurs au Québec. Invitée par Monique Bosco à donner un séminaire à l’Université de Montréal à la fin des années 1970, elle a exercé une influence incontestable dans les milieux féministes québécois. Dans les années 1980, cinq autrices, écrivaines et théoriciennes ont fondé à Montréal le collectif La théorie, un dimanche. Ce groupe de discussion composé de Louky Bersianik, Nicole Brossard, Louise Cotnoir, Louise Dupré, Gail Scott et France Théoret se réunissait un dimanche, tous les deux mois. Leurs discussions ont ensuite donné lieu à un livre lui aussi réédité il y a quelques années, avec une préface de Martine Delvaux qui y souligne le caractère « incontournable » de ce « classique » qui « a marqué la littérature des femmes et la pensée féministe » (Delvaux 2018, 10). Sans se réclamer explicitement du Rire de la Méduse, le groupe était mû par une conscience féministe où « le corps, l’esprit, la créativité peuvent exister dans une sorte d’harmonie » (Scott 2018, 64). La théorie, un dimanche mettait ainsi en action l’injonction à l’écriture des femmes préconisée par Cixous à coups de textes qui entendaient renverser la vapeur tant par la forme que par le discours.

      France Théoret a été une de ces « nouvelles arrivantes » que Cixous appelait de ses vœux et Bloody Mary, publiée deux ans après Le rire, une des œuvres les plus représentatives de cette économie de la dépense propre à l’écriture féminine telle qu’elle y est définie. Deux ans après Méduse riant, elle s’avance, vulnérable et immense, du fond des arpents enneigés jadis désertés par la virilité bien née, non pas « juifemme », un peu algérienne, un peu française, un peu allemande, mais « épinglée pin-up cravachée épinglée des creuses paroles du père mère » (Théoret [1977] 2011, 43), autant dire paysanne ou putain, paysanne et Nécessairement putain. Immense soudain, elle déboule en incipit avec ces mots inoubliables :

      Le regard du dedans furieusement tue. Feuille carnivore la débilité la nuit haletante en cette place risque la destruction. Tu me manges. Je me mange et ne me manque pas. L’enfermée à double tour des manifestations : la scène papa maman marque à l’os la peau sur tout. Je suis épinglée pin-up cravachée épinglée des creuses paroles du père mère dans la vie vécue qui n’a pas d’importance. Je tiens le poignard je porte ton revolver la nuit m’est fatale je ne peux pas écrire. Dissoudre tranquillement je veux cela va mal exprimer (Théoret [1977] 2011, 43).

      Elle ne peut pas écrire ! Nous sommes en 1977 ! « L’écriture est illégitime pour moi comme femme, et de façon significative en raison de ma classe sociale indéfinie » (Théoret 2021, 96). Elle ne peut pas écrire ! Improbable prétérition qui la pousse, la Marie sanglante, à dire, à écrire sans pouvoir le faire, tout comme Denise Desautels qui reprend le flambeau et les phrases de Bloody Mary dans Ce désir toujours : « Au lieu de tenir un crayon, je tiens un poignard, parfois un pieu, ça n’écrit pas » (Desautels 2005, 97). Et pourtant, oui, ça écrit, un poignard, ça écrit un revolver, ça écrit, un pieu, et ça écrit sans peur, ça défriche le territoire. Ça fait se dépenser la langue sans compter, sans rien calculer, comme Cixous, la sœur, chez qui :

      Il n’y a pas cette coupure, cette division qu’opère l’homme commun entre la logique du discours oral et la logique du texte, tendu qu’il est par son antique rapport asservissant, calculateur, à la maitrise. D’où le discours mesquin du bout des lèvres et qui n’engage que la plus petite partie du corps plus le masque (Cixous 1975b, 47).

      Bas les masques pour celles et ceux qui écrivent dans les sables mouvants du féminin, et un corps entier plongé dans l’écriture, au risque de se noyer. Cet ancrage corporel, physique, donne lieu chez Théoret, comme chez Cixous et d’autres, à une écriture à la fois concrète et poétique, théorique et narrative qui préfigure le mélange des genres prévalant depuis le début du XXIe siècle et annonce le courant actuel de l’autothéorie. Il a fallu d’abord déverrouiller la porte avec sa langue expansive de femme, cesser d’assassiner ses propres mots. « Les paroles malsaines des femmes le sont à un point tel qu’elles s’avortent avant le jour » (Théoret [1977] 2011, 45). Puis trouver, dehors, de la compagnie. Le rire de la méduse, c’est cela : l’appel à une communauté de femmes jusqu’alors silencieuses, qui, pour s’écrire, ont eu besoin de se reconnaître. Cet appel est inscrit dans l’écriture même du Rire ; il l’est aussi dans toute l’œuvre de France Théoret qui :

      est sûrement, au Québec, l’écrivaine qui s’est le plus efforcée de rendre la parole aux femmes “muettées” par la culture, rejoignant par-là l’entreprise de Virginia Woolf et de bien d’autres. Elle restitue par bribes, comme à bout de souffle, la vie de nombreuses femmes silencieuses qui ne s’exprimeront jamais en leur nom propre (Smart 2003, 200).

      Le souffle encore, fût-t-il « à bout ».

      Ces « sextes » réjouissifs et invitants ont un ton, une musique, une forme qui ne se referme jamais sur elle-même et aménage ainsi un espace où l’Autre, un autre, une autre, les autres, sont invités à pénétrer.

      Dis bonjour, allez, dis bonjour. Dis comment ça va. Allez… allez… Ouvre la bouche, parle, parle mais veux-tu parler bondieu, c’est simple ouvre la bouche allez t’es pas muette, dis bonjour qu’on te dit, parle c’est simple commence par le commencement, commence par où il faut commencer, bonjour comment ça va, puis, puis et puis ça va tout seul le bon mouvement le naturel le geste la figure qui vont avec ? bonjour comment ça va c’est facile à dire tout d’un coup avec le geste avec la figure pas cette face-là pas de face de carême, ni de face de bœuf, un air naturel, gentil, ouvert quoi c’est tout simple (Théoret [1977] 2011, 59).

      Là est aussi la contagion. Là est aussi l’accompagnement. De cette écriture féminine à laquelle la mère – une mère « hors rôle, la “mère” comme non-nom » (Cixous 1975b, 48), disons, l’idée de mère, une mère tout aussi peu assignée à un sexe que ne l’est le « féminin » dans le concept d’écriture féminine – est toujours mêlée, émerge une voix où jouent en sourdine les interpellations de Cixous, mais où se décodent aussi les modalités, (plus contemporaines et s’inscrivant elles aussi dans le registre de la lutte et de l’arrachement à une condition non souhaitée) de l’autothéorie, ce courant qui forme, oserai-je avancer, le jalon contemporain de ce chemin féminin qui va de Woolf à Chris Kraus, Maggie Nelson ou Kate Zambreno, en passant par Cixous, Brossard et Théoret.

      Dans Autotheory as Feminist Practise in Art, Writing and Criticism, Lauren Fournier (2021) reconnaît d’ailleurs en Nicole Brossard une pionnière de la « fiction théorique » (Landry 2013, 103). Considérant le récit et le roman intrinsèquement liés au discours dominant, celle-ci aurait jeté les bases d’une « nouvelle » manière d’écrire où « l’écrivaine [joue] sur deux tableaux, à la fois sur celui de la réflexion assumée et sur celui de l’imaginaire » (Lamy 1986, 19) qui lui permet, « en assumant la narration de sa propre histoire initiatique [de] transgresse[r] les normes de la littérature » et où « circulent, à plusieurs niveaux textuels, de nombreuses écrivaines et narratrices qui se rassemblent, se ressemblent et se répètent » (Forsyth 1989, 18). En d’autres termes, qui s’accompagnent.

      Comme le cri de ralliement de Méduse a permis de fonder non pas une école, mais une meute de louves avançant à la fois ensemble et singulièrement dans l’écriture, les auto-théoriciennes font aujourd’hui corps et encre. Elles dessinent un mouvement, adoptent une approche du réel et une forme littéraire en phase avec une époque multiforme et troublée où l’écriture de soi s’accompagne d’une réflexion théorique plus collective sur les identités, les genres, la manière d’être dans le monde. Si plusieurs d’entre elles (Maggie Nelson, Lauren Fournier, Ann Carson), ce n’est pas un hasard, ont investi les universités, trahissant Woolf qui exhortait les femmes qui pensent et qui créent à fuir cette « procession d’hommes chargés d’honneurs et de responsabilités », elles poursuivent en cela le chemin de Cixous, qui, armée jusqu’aux dents, a bâti sur les charbons fumants de mai 68 « une barque, un trésor, […] l’Université de rêve dans le bois enchanté de Vincennes » (Cixous 1975b, 24) puis, en 1974, le doctorat d’études féminines de Paris-VIII. En bonne compagnie, certes mieux installées dans l’institution que d’autres avant elles, elles produisent à sa suite des œuvres politiques, théoriques et littéraires. La langue de Méduse aura finalement le dernier mot.

      Bibliographie

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      Théoret, France. 2021. La forêt des signes. Montréal: Remue-ménage.
      Woolf, Virginia. 1929. Une chambre à soi. Paris: Le Livre de poche.
      Millot Pascale
      Brassard Léonore 0000-0002-5457-1680
      Satre Hugo 0000-0001-7630-7787
      Lampron Clarence
      Wormser Gérard 0000-0002-6651-1650
      Méduse et compagnie
      Pascale Millot
      Département des littératures de langue française
      2104-3272
      Sens public 2025/05/16 Accompagner : limites et possibles
      Fifty years after it was first published, Hélène Cixous’s Le rire de la Méduse has lost nothing of its power of accompaniment. The notion of “écriture féminine” it heralded may not be as fresh as it used to be, but this classic work continuously acts as a joyful encouragement to all those who question their legitimacy within female authorship. Considering the text within the landscape in which it was published, this short essay draws an itinerary that goes from Virginia Woolf to the current practitioners of autotheory, including France Théoret and Nicole Brossard, and reaffirms not only the political relevance of this call to writing for women, but also the power and singularity of its words. (SP)
      Cinquante ans après sa parution initiale, Le rire de la Méduse d’Hélène Cixous n’a rien perdu de sa puissance d’accompagnement. Si le concept d’écriture féminine qui y est énoncé a pris quelques rides, la lecture de ce classique agit toujours comme un encouragement réjouissant à toutes celles qui, un demi-siècle plus tard, doutent encore de leur légitimité d’autrices. En replaçant le texte dans son contexte de parution, ce court essai dessine un arc qui, de Virginia Woolf aux tenantes de l’autothéorie actuelle, en passant par France Théoret et Nicole Brossard, réaffirme la pertinence politique de cet appel à l’écriture des femmes, mais surtout sa force et sa singularités langagières. (PM)
      Femme http://data.culture.fr/thesaurus/resource/ark:/67717/T990-921
      Écriture http://data.bnf.fr/ark:/12148/cb11936326f
      appel http://www.eionet.europa.eu/gemet/concept/492
      Méduse (mythologie grecque) http://data.bnf.fr/ark:/12148/cb11967643q
      Féminisme http://data.culture.fr/thesaurus/resource/ark:/67717/fb2c2351-7e1c-485d-9a31-41352b7973b1
      France Théoret, Méduse, Hélène Cixous, appel, accompagnement, écriture-femme, écriture féminine, écriture, femme
      France Théoret, Medusa, Hélène Cixous, call, accompaniment, écriture féminine, women’s writing, women-writing, authorship, women