Choisir de vivre
Lettre de Daria Dibrova, institutrice ukrainienne exerçant à Odessa
Par un matin glacial de janvier 2022, à Odessa, je me suis réveillée le cœur rempli de sentiments indescriptibles.
J’ai ressenti de la tendresse et de la gratitude pour tout ce que j’avais, pour le caractère unique de chaque instant et pour la vie heureuse qui m’avait été offerte. Notre vie ne pouvait être meilleure : nous étions des travailleurs acharnés élaborant des projets pour notre avenir. Personne ne croyait véritablement à la menace de la guerre.
Mais en l’espace d’un mois, tout a changé. J’entends encore ma mère nous parler au téléphone et nous informer de l’une des choses les plus terrifiantes que l’on puisse entendre : « La guerre a commencé… »
La douleur ne frappe pas à la porte de votre cœur avant d’entrer. Elle la défonce et détruit ce que vous avez construit pendant des années. C’est ainsi que fonctionne la guerre.
Peu de temps après, nous avons entendu l’explosion de la première bombe. Je me suis sentie impuissante, comme si je devenais folle. Qu’est-ce que cela signifiait pour notre avenir ? Cependant, nous ne pouvions pas nous permettre de céder à la fureur ; le devoir nous appelait. En tant qu’institutrice, j’ai appris à utiliser les abris anti-aériens à l’école, à protéger les enfants en cas d’attaque et à prodiguer les premiers secours. Les écoles ont été fermées, les files d’attente aux stations-service étaient longues de plusieurs kilomètres, celles des supermarchés étaient incontrôlables. Nous avons commencé à stocker de la nourriture et de l’eau pour éviter les pénuries. Mon petit ami et moi vivions au 17e étage de notre immeuble, assez loin de l’endroit le plus sûr lorsque des bombes sont lancées au-dessus de vos têtes !
Les bruits des alertes aériennes, des explosions, le cliquetis incessant des bagages des personnes fuyant la ville se répétaient dans ma tête. Nous nous sentions sans certitude, impuissants, en danger et pleins de ressentiment. Pourtant, nous avons décidé de rester à Odessa pour être avec nos familles aussi longtemps que possible. Au bout d’une semaine, nous avons repris nos esprits et nous nous sommes remis au travail. Ceux qui étaient dans la ville voulaient vivre, travailler, poursuivre leur vie quotidienne. C’est ce que nous avons fait. Odessa n’était pas un champ de bataille, elle servait de refuge à ceux qui avaient été contraints d’abandonner leur ville.
Pour tous les enfants que je connaissais, l’école était une source d’inquiétude, mais cela ne dura que jusqu’au matin fatal du 24 février. Très vite, ce qui n’était qu’un lieu de désagrément est devenu un lieu sûr, une source d’espoir défiant l’horreur de la guerre.
Mes élèves étaient tout aussi stressés que moi, la guerre les avait faits grandir trop vite, ils étaient devenus des enfants avec des yeux d’adulte. Mais ils avaient toujours besoin de soutien et de stabilité. Nous avions tous en tête le Covid-19, ces moments terribles qui nous avaient appris combien la communication dans la vie réelle était importante. Il devint bientôt évident que les écoles devaient rouvrir et beaucoup ont reçu le feu vert à la condition d’être équipées d’un abri anti-aérien.
Nous n’aurions jamais pensé que la vie pourrait continuer, et pourtant nous y voilà après une année de guerre : travaillant avec ce dont nous disposons, nous aidant les uns les autres autant que possible, sans jamais perdre espoir en l’avenir. Malgré tout, je ne me suis jamais sentie aussi vivante et je crois profondément que l’amour l’emporte sur tout.
En effet, en avril 2023, j’ai épousé mon petit ami. Nos deux familles étaient incroyablement heureuses d’être réunies pour cet événement et d’assister au triomphe de l’amour sur la guerre. De ce jour spécial, je garderai le souvenir impérissable du sourire des invités, de leurs rires, de leurs larmes de joie – nous nous sentions tous heureux, invincibles. Nous étions les maîtres de notre destin.
Peu importe ce que l’avenir nous réserve, je crois que la chose la plus importante pour nous maintenant est de vivre notre vie, de tenir bon, ici en Ukraine, cet endroit auquel nous appartenons.
Choisir de rêver, choisir de survivre
Commentaire de Carla Penna, psychanalyste et analyste groupale
Pour Daria et tous ceux qui choisissent de vivre en paix
Lorsque j’ai accepté l’invitation à commenter la lettre de Daria Dibrova, je me suis demandé quelle contribution je pouvais apporter à ce qui a lieu dans la guerre entre la Russie et l’Ukraine. Que pouvais-je ajouter de nouveau susceptible d’intéresser les lecteurs de Sens public ? J’ai d’abord pensé que je pourrais partager des réflexions sur ce que j’étudie depuis vingt ans et dont j’ai fait l’expérience dans des ateliers en République serbe, à savoir les expériences traumatiques dans des groupes et communautés affectés par la guerre qui a conduit à la dissolution de l’ancienne Yougoslavie.
J’ai à ma disposition, à ce sujet, toute une littérature sur l’histoire, la psychanalyse, l’analyse groupale, la philosophie, la sociologie et la théorie critique, abordant des thèmes comme le traumatisme social (Danieli, Yael 1998 ; Bohleber 2010 ; 2022), la transmission psychique du traumatisme (Abraham et Torok 1994 ; Bar-On, Dan, Ostrovsky, Tal, et Fromer, Dafna 1998 ; Pollak 1990 ; Felman et Laub, Dori 1992 ; Gerhard 2007 ; Frosh 2013), l’expérience traumatique dans la vie inconsciente des groupes (Hopper 2003), l’inconscient social (Hopper et Weinberg 2011 ; 2016 ; 2017), l’incapacité d’effectuer son deuil (Mitscherlich et Mitscherlich 1975 ; Penna 2015), la mémoire collective (Pollak 1989 ; Assmann, Aleida 2011 ; Figlio 2017 ; Penna, Carla 2020), la psychanalyse et les relations internationales (Volkan 1997 ; 2004 ; 2006 ; Volkan, Vamik D. 2007 ; 2013), les politiques de l’identité (Fukuyama 2018), le nationalisme, le leadership (Kernberg 2020), ainsi que mon propre livre sur l’histoire de l’étude des foules, des masses et des groupes élargis (2023). En outre, lorsque la guerre a éclaté, les livres de l’historien américain Timothy Snyder (2010, 2018), spécialiste de l’Europe de l’Est, m’ont aidée à comprendre une partie du contexte du conflit. Ainsi, je me sentais prête à l’exercice.
Cependant, lorsque j’ai reçu la lettre de Daria, tout ce savoir intellectuel m’a semblé vain par rapport à son témoignage. Cette lettre sincère d’une jeune femme vivant à Odesa – avec un seul « s » selon l’orthographe ukrainienne – m’a touchée au cœur et dans mon imagination. Daria ne semble pas intéressée par les disputes académiques, les controverses politico-économiques, les théories ou les spéculations sur les raisons que Poutine a d’envahir l’Ukraine. Daria personnifie (Hopper 2003) des gens du monde tout entier. Daria veut vivre, aimer et faire son travail de professeure auprès de ses élèves. Ce qu’elle souhaite semble tellement modeste à mentionner, mais Daria nous rappelle ce que, dans son livre, Pour introduire le narcissisme (1914), Freud a défini, il y a longtemps, comme l’essence de la nature humaine : « Lieben und Arbeiten » (aimer et travailler). L’amour nous garde en vie et investis dans des relations avec les autres. Le travail nous offre un espace dans la vie sociale qui permet à chacun d’entre nous de créer et transformer le monde. Malheureusement, ce qui semble si simple est en fait le résultat d’une élaboration sophistiquée, surtout à notre époque.
L’Histoire montre que le XXe siècle a laissé un héritage de grandes guerres, de régimes totalitaires et d’atrocités qui ont légué au XXIe siècle non seulement une nouvelle carte mondiale qui a réorganisé l’Europe, mais aussi de nouveaux pays selon une reconfiguration des frontières. De nos jours, le néolibéralisme ainsi que les problèmes socio-économiques et les préoccupations écologiques croissants sont devenus une réalité indéniable. Associée à l’émergence de conflits ethniques, de nouvelles idéologies, du fondamentalisme, du terrorisme, du racisme, du chômage et d’une immigration forcée et massive, cette réalité est devenue la source d’une préoccupation générale. En outre, la résurgence, sur la scène politique récente, de politiques droitières et d’un nationalisme populiste, à l’unisson des identités nationales, ne laisse planer aucun doute sur le fait que, dans un monde social fragmenté et polarisé, la gouvernance (leadership) démocratique est concurrencée par une gouvernance autoritaire (Penna 2023). En effet, et presque contre toute attente, après un moment d’angoisse diffuse dû à la Seconde Guerre Mondiale – la peur du retour de l’autoritarisme – et après la forte mobilisation populaire pour des causes démocratiques, la scène politique actuelle montre une pensée fondamentaliste et des « états d’exception » (Agamben 2005) défiant de nouveau le locus des êtres humains.
Le débat porte également sur la transmission psychique transgénérationnelle des traumatismes subis par les populations au cours du XXe siècle. La psychanalyse et l’analyse groupale ont montré que la transmission psychique de l’expérience traumatique est difficile à surmonter, son deuil difficile à faire, générant un cycle de répétition et d’actualisation (enactements) qui perdure dans la vie inconsciente des personnes, des groupes et leurs systèmes sociaux particuliers (Hopper 2003). À cet égard, l’actualisation de pertes sans deuil et d’expériences traumatiques non-symbolisées conduit les personnes, les groupes et les systèmes sociaux à reproduire la régression, la douleur et la violence à plus ou moins grande échelle. Par conséquent, face à l’inconnu et hantés par les expériences traumatiques sans deuil du XXe siècle, nous voyons se dérouler la guerre entre la Russie et l’Ukraine, une réalité déconcertante et effrayante pour les foules contemporaines.
Odesa est la troisième ville la plus importante d’Ukraine. C’est un centre culturel multiethnique et le principal port maritime et centre de transport situé dans le sud-ouest du pays, sur la rive nord-ouest de la mer Noire. En 2023, son centre-ville historique a été déclaré site du patrimoine mondial par le comité du patrimoine mondial de l’UNESCO et est aujourd’hui en péril à cause de la guerre et du bombardement de nombreux bâtiments de la ville. La première mention de la colonie portuaire slave de Kotsiubijiv, qui faisait partie du Grand-Duché de Lituanie, remonte à 1415. La région et le port ont été intégrés à l’Empire ottoman en 1529, sous le nom de Hacibey, et y sont restés liés jusqu’à la défaite ottomane lors de la guerre entre la Russie et la Turquie (1787-1792). En 1794, Catherine la Grande fonde la ville d’Odesa. Au XIXe siècle, Odesa était la quatrième ville de l’Empire russe. La situation stratégique de la ville a fait d’Odesa, de 1819 à 1858, un port franc, puis une base navale pendant la période soviétique. Aujourd’hui, les ports d’Odesa abritent une importante plate-forme de transport intégrant des chemins de fer reliés à la Russie et à d’autres réseaux européens par des oléoducs stratégiques (Herlihy, Patricia 1995 ; Richardson, Tanya 2008 ; Figes, Orlando 2011).
Ces quelques éléments de l’histoire d’Odesa soulignent son importance politico-économique, mais ils montrent aussi comment la ville, et sans doute d’autres régions importantes de l’Ukraine contemporaine, ont été, tout au long de l’histoire, le jouet d’Empires et de puissants intérêts. Ces brèves réflexions sur des siècles d’histoire et de conflits qui n’ont jamais cessé de se produire sur les terre ukrainiennes me rappelle la réflexion que Walter Benjamin, inspiré par une aquarelle de Paul Klee, a consacrée au concept d’Histoire :
Il existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus Novus. Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l’Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès. (2000, 434)
Plus particulièrement au cours des dernières décennies, en raison de l’immense développement technologique accompli par l’humanité, nous nous sommes habitués à l’idée de l’Histoire comme un progrès incessant tourné vers l’avenir. Cependant, l’allégorie de Benjamin sur l’Ange de l’Histoire nous ramène aux ruines et aux fragments d’une chaîne d’événements passés et presque oubliés que nous appelons l’Histoire. Benjamin nous rappelle – dans notre aveuglement face à la souffrance psychosociale actuelle (Penna 2023) et notre « confiance toute-puissante » (Hinshelwood et al. 2020, 13) dans le progrès – que celle-ci est un « tas de décombres » provenant d’une catastrophe unique et continue.
En ce sens et au regard de la guerre entre la Russie et l’Ukraine, il est impossible de nier les propos de Benjamin sur la catastrophe que le conflit représente pour les deux parties. Le développement imaginé de manière toute-puissante pour le XXIe siècle devra prendre en compte les destructions causées par la guerre et les 20 millions de personnes qui ont quitté l’Ukraine pour trouver refuge dans d’autres pays. Près de 8 millions de réfugiés sont hébergés dans les pays voisins et à travers l’Europe. En outre, on estime à 6 millions le nombre de personnes déplacées au sein de l’Ukraine. En 2023, environ 17,6 millions de personnes auront besoin d’une aide humanitaire1.
Le nombre inimaginable de réfugiés et de déplacés, dont des millions d’enfants, nous rappelle la profession d’institutrice de Daria. Je me demande où est Daria aujourd’hui. Où sont ses élèves ? Vont-ils encore à l’école ? Les dommages que les conflits guerriers infligent aux personnes et à leur tissu social, ainsi que les conséquences traumatiques à long terme pour les populations, sont immenses. Les violations des droits de l’homme conduisent à une expérience dévastatrice de déshumanisation qui a des effets profonds sur la psyché. Les recherches révèlent parmi les populations de réfugiés des niveaux plus élevés de troubles post-traumatiques tels que l’état de stress post-traumatique (ESPT), les troubles d’anxiété, la dépression, les troubles somatiques (douleur physique) et psychotiques (Varvin 2021). Les expériences traumatisantes des réfugiés peuvent également provoquer des perturbations de la personnalité et des relations fonctionnelles, ainsi que de la régulation des affects et du système somatique. Elles interfèrent avec les systèmes fondamentaux d’attachement et de confiance, entraînant ainsi un déséquilibre narcissique et portant préjudice à l’espoir de réalisations futures (Varvin 2021). En effet, la situation des réfugiés implique différents niveaux de perte : familiale, culturelle et sociétale – ce qui constitue un défi important pour les psychothérapeutes et les générations à venir.
Après la Seconde Guerre mondiale, les études de l’École de Francfort se concentrent sur les idéologies, les formes de totalitarisme et les dangers de la manipulation des masses. Ces travaux se sont donné pour objet le nazisme comme une « manifestation effrayante de l’effondrement de la civilisation occidentale » (Jay 1973, 142). À cet égard, le fantôme d’Auschwitz, dont parle Adorno dans (1947), guide visiblement une grande partie des études frankfurtiennes. Celles-ci voyaient dans l’éducation à l’autonomie et dans le développement du pouvoir de réflexion des instruments clés pour le développement de la civilisation (Penna 2023, 71). Il semble que, près de quatre-vingts ans après l’essai d’Adorno (1947), le monde contemporain ait échoué à promouvoir l’éducation à l’autonomie et à développer une attitude éthique qui favorise une citoyenneté adulte et un souci à l’égard de l’ « autre » dans sa différence. Nous continuons de graviter autour d’une pensée fondamentaliste, d’un nationalisme extrémiste, d’une certaine polarisation, d’une certaine violence et de processus d’exclusion. Nous constatons tous les jours les conséquences de ces processus qui culminent dans la guerre entre la Russie et l’Ukraine, laquelle décime la vie de tant de personnes et empêche des individus comme Daria de vivre, d’aimer, de travailler et d’éduquer.
Tout comme Daria, de nombreuses personnes choisissent chaque jour d’exister, de résister, de rêver et de survivre. Ainsi, emportés par la « tempête qui souffle du ciel » et en compagnie de l’Ange de l’Histoire, nous avançons irrésistiblement vers un avenir que nous espérons plus responsable pour l’humanité.
Bibliographie
N.B. : l’article a été rédigé au courant de l’année 2023↩︎