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Reinhart Koselleck. Critique rationaliste du rationalisme critique ou stratège de l’hégémonie culturelle ?

Un commentaire critique du « Règne de la critique »

Informations
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Texte

A la mémoire d’Edith Fuchs (1940 – 2022)

Koselleck est considéré comme l’historien le plus philosophe du siècle passé1. En 1973, s’étant vu proposer le poste de professeur – le seul de ce genre, à l’époque, à l’échelle nationale – de « théorie de l’Histoire » à l’université de Bielefeld, nouvellement fondée, il quitta la chaire d’Histoire moderne qu’il occupait depuis 1968 à Heidelberg. En 1990, à l’occasion de la remise du prix du collège historique que Koselleck reçut deux ans après être devenu professeur émérite de Bielefeld, Rolf Vierhaus lui rendit hommage en insistant sur le fait qu’il avait eu une influence « capitale sur le niveau théorique et méthodologique de la recherche historique allemande actuelle2 ». Koselleck est reconnu comme un théoricien de l’historiographie qui, en partant de son propre vécu lors de la Seconde Guerre mondiale, a contribué de manière significative à résoudre des questions fondamentales de la recherche historique.

Le 23 avril 2023, Koselleck aurait eu 100 ans. L’hebdomadaire Die Zeit l’a qualifié d’« historien allemand le plus important du XXe siècle » (Cammann 2023). Dans le Süddeutsche Zeitung, on a pu lire que c’était « à bon droit » que l’on avait « comparé Koselleck à Diderot, le philosophe des Lumières » (Seibt 2023). Cette comparaison, dont je voudrais profiter pour interroger de manière critique la période des premières réceptions de Koselleck3, mérite d’être relevée dans la mesure où, dans Critique et crise, sa thèse publiée pour la première fois en 19594 et devenue célèbre à partir de 1973, il ne n’agissait pas de diagnostiquer et de corriger le cours problématique des rationalismes européens, comme par exemple Adorno et Horkheimer, dans leur Dialectique de la Raison, ont pu le faire, ou du moins en avoir l’ambition. Koselleck présente les Lumières et la pensée critique qui leur est étroitement liée comme un processus de destruction de bout en bout. Le « processus critique des Lumières » (Koselleck 1973, 5) débouche, d’après Koselleck, sur la guerre civile intellectuelle et l’anarchie. A ses yeux, René Descartes, Pierre Bayle, Jean-Jacques Rousseau et Denis Diderot sont des parangons de ce processus qui conduit à la catastrophe. C’est par conséquent induire en erreur que de qualifier Koselleck d’« humaniste5 ». De surcroît, ce n’est pas seulement dans les médias que l’idée selon laquelle Koselleck serait un « intellectuel des Lumières6 » s’est établie, mais également dans la recherche scientifique. Ces deux erreurs de réception, selon la thèse qui est la mienne, sont le résultat d’une double stratégie de Koselleck : d’une part à travers la sémantique ambivalente du Règne de la critique ; d’autre part dans la constitution d’un réseau couvrant un spectre allant de la droite conservatrice à l’extrême-droite des sciences historiques et de la philosophie de la jeune République fédérale d’Allemagne. Voilà ce que je souhaiterais, dans ce qui suit, exposer et soumettre à la discussion.

Couper l’herbe sous le pied de la pensée progressiste des Lumières

Au retour de sa détention en union soviétique, où il était prisonnier de guerre, Koselleck commença des études au semestre d’été de 1947 à l’université de Heidelberg. Il s’y consacra à l’Histoire, la philosophie, la sociologie et au droit public. En janvier 1953, il écrivit à Carl Schmitt que son objectif était de dessiner une ontologie historique dont la pierre angulaire serait la finitude. Il entendait s’intéresser, comme il le formulait sur un ton heideggérien, aux « structures existentielles de notre historicité » (Schmitt et Koselleck 2019, 12). C’est en juin 1954 qu’il soutint la thèse à propos de laquelle il s’exprimait ainsi dans ses lettres. Il lui donna pour titre un attelage conceptuel qu’il tira de l’apologie de Juan Donoso Cortès de Schmitt, Critique et crise7. Il choisit comme sous-titre : « Une enquête sur la fonction politique de la conception du monde dualiste au XVIIIe siècle ».

Dans la lettre qu’il écrivit à Schmitt au tournant de l’année 1953-1954, il reprend « l’objection » de celui-ci, selon laquelle « [il] en [a] trop dit et [a été] trop imprudent dans la rédaction » de la thèse. Koselleck écrit que cette objection l’a « accompagné et poursuivi en permanence pendant la rédaction ». Il concède avoir en lui « encore un peu de cette insistance immature qui se croit obligée de dire tout ce qu’elle sait ». Aujourd’hui, dit-il, il est cependant malavisé de faire cela. Koselleck ajoute : « la capacité à se brider témoigne aujourd’hui d’une science plus grande, non pour des raisons de méthode, mais pour des raisons politiques » (Schmitt et Koselleck 2019, 38). Par conséquent, il s’agit, pour lui, de s’exprimer plus prudemment à l’avenir et de ne pas trop dévoiler ses opinions. A ma connaissance, cette importante indication méta-discursive, diffusée en 2019, n’a jusqu’à présent pas suscité de commentaire dans la recherche, bien qu’elle jette un nouvel éclairage sur les intentions de Koselleck et sur la manière dont il s’exprime8.

Koselleck publia sa thèse en 1959 – dans une version considérablement retravaillée – avec le soutien de l’historien Werner Konze de la maison Karl Alber, un éditeur réputé de littérature philosophique. Dans cette version, Koselleck supprima entre autres des références à Alfred Baeumler, à Martin Heidegger, mais aussi à l’ultraconservateur Donoso Cortés, apologiste de la dictature qui voyait dans les idées socialistes, qui se développèrent de manière croissante à partir du milieu du XIXe siècle, une œuvre de Satan, dans la discussion « un instrument de décomposition universel » et dans le rationalisme « le péché qui se rapproche le plus du péché originel » (Donoso Cortés 1851, 8).

Un rationalisme au carré. Une inversion des valeurs

La même année parut, en concertation avec Koselleck, une critique efficace sous la plume de Schmitt dans le Historisch-Politischen Buch (Schmitt et Koselleck 2019, 156), un organe de recension dont un des directeurs de publication était l’historien et ancien capitaine SS Günther Franz9. Dans cette critique, Schmitt loua le livre de Koselleck en le qualifiant de « rationalisme au carré » (Schmitt 1959, 301‑2). Ce fut le commencement d’une légende qui devait se consolider dans les décennies suivantes grâce à quelques multiplicateurs. A l’occasion de la remise du prix Sigmund Freud à Koselleck en 1999, le théologien protestant Friedrich Wilhelm Graf s’inscrivit ainsi explicitement dans la continuité de cette représentation. La formule de Schmitt, qui évoquait « un nouveau rationalisme, plus radical » résumait selon lui « de façon efficace une intention centrale » de la théorie de l’Histoire de Koselleck10. En 2005, Ivan Nagel, dans son hommage publié dans le journal Neuen Zürcher Zeitung, abondera dans le même sens (Nagel 2005).

Conformément à sa conviction profonde, selon laquelle les « questions terminologiques » sont fondamentalement « des exercices hautement politiques », Schmitt était parfaitement conscient de ce qu’il faisait en créant ce mythe : « un mot ou une expression peut être à la fois reflet, signal, symbole de reconnaissance et arme dans une discussion antagonique », écrit-il dans son ouvrage de combat de 1932, La Notion de politique, et la question est toujours, selon lui, de savoir « qui, concrètement, doit être touché, combattu, rejeté et réfuté à travers un tel terme11 ». Pour Schmitt, les concepts ne sont pas en premier lieu un contenu général de pensée signifié par un mot ou, en un sens plus large, le processus visant à la compréhension réflexive et consciente de quelque chose, mais au premier chef l’expression d’une « réalité existentielle ». Les mots détachés de situations existentielles concrètes sont pour lui « des abstractions vides et fantomatiques12 ». Un concept, tel que Schmitt l’entend, n’est pas le résultat de la réflexion et de l’abstraction, et donc un instrument de la pensée, mais quelque chose de concret, lié à une situation. Il est au service du combat. Cela résulte de sa conception selon laquelle la capacité existentielle d’un groupe humain à se démarquer d’un autre est, selon lui, le « dernier prérequis » (Schmitt 2015, 35) du politique. Cette capacité à se démarquer est ainsi, à ses yeux, le premier acte qui fonde l’identité. Cette démarcation d’un groupe vis-à-vis d’un autre, il la désigne comme une « différenciation fatidique », à laquelle personne ne peut échapper ; et tout particulièrement le pacifiste (Schmitt 2015, 52). En bref : son axiome – ou plus précisément sa profession de foi – est la triade ami, ennemi et combat (Schmitt 2015, 36).

La communauté se détermine chez Schmitt via la démarcation, l’hostilité et la capacité à pouvoir tuer. Une acception de la connaissance et de la compréhension comme orientées par une capacité partagée de la pensée rationnelle est une chimère pour Schmitt. Il en résulte que « la possibilité d’une véritable connaissance et d’une véritable compréhension et de la même manière l’habilitation à avoir son mot à dire et à émettre des jugements […] ne sont données que par l’implication et la participation existentielles13 ». La connaissance, la compréhension et l’entente ne sont possibles que si elles sont existentiellement déterminées : entre égaux, pas avec des étrangers. Car la représentation d’une humanité unie et uniforme est également une chimère pour Schmitt, comme pour Heidegger et d’autres combattants sur le terrain de la conception du monde. De tout ceci découle que la « conquête intellectuelle » (Schmitt 1995, 129) de mots et de concepts est pour Schmitt une partie élémentaire du combat pour l’affirmation de soi. Heidegger écrirait que tout concept est une offensive14. Mais de cette manière, c’est le concept même qui se retrouve dévalisé de son caractère conceptuel, privé de sa fonction d’abstraction. Le concept n’est plus compris comme une performance d’abstraction de la pensée, mais comme un moyen au service de l’affirmation de soi, c’est-à-dire dans un sens décisionniste et polémique. Heidegger ajouterait qu’une telle offensive doit parfois prendre une forme que seuls ceux qui ont des oreilles pour entendre sauront appréhender. Après 1945, la stratégie de la duperie fait partie intégrante du combat intellectuel. Ce que Max Weber remarquait en 1919 à propos de la philosophie de la vie, qui emporta un tel succès dans les années de l’immédiat après-guerre, est ici valable : à savoir que celle-ci transmettait souvent ses contenus entre les lignes, c’est-à-dire de manière « on ne peut plus déloyale » d’un point de vue scientifique (Weber 2002, 497).

Extrait de l’exemplaire personnel de Koselleck de La Notion de politique de Karl Schmitt. Berlin, 1963. Source : Archives de littérature allemande de Marbach-sur-le-Neckar

Schmitt savait sans aucun doute que Le Règne de la critique de Koselleck n’est pas un rationalisme au carré, en tout cas pas au sens courant du mot « rationalisme ». Le fait de caractériser ce livre ainsi malgré tout s’intègre à un combat intellectuel dont l’actualité après la défaite de 1945 était plus grande que jamais aux yeux des penseurs d’extrême-droite : « [L]e combat spirituel est plus brutal que la bataille des hommes15 », écrit-il dans les vœux de Nouvel An qu’il fait parvenir à Armin Mohler en 1967. C’est en tant que contribution à ce combat intellectuel qu’il faut recontextualiser cette recension du livre de Koselleck de l’année 1959, dans laquelle Schmitt procède à un acte de piraterie conceptuelle et d’inversion des valeurs qui est à comprendre comme un moyen au service du combat pour l’hégémonie interprétative. Le rationalisme de l’adversaire est soi-disant lumière, en réalité, il est cécité. Il est besoin d’un nouveau rationalisme qui soit capable d’amener au premier plan la puissance de l’obscurité16.

Le secret des loges brise la puissance d’Etat. Au sujet des cosmopolites et des francs-maçons

Le Règne de la critique n’est pas un rationalisme au carré, pas une rationalisation du rationalisme et pas non plus une critique de la critique, mais en grande partie un livre traversé par les conceptions du monde anti-rationalistes de Schmitt, Heidegger, Donoso Cortès et Hans Freyer, qui impute aux Lumières les crimes du « Troisième Reich ». C’est une polémique aux accents conspirationnistes contre la pensée critique et le rationalisme en tant que tels, que Koselleck dépeint comme une idéologie abstraite, hors-sol, utopique en somme, conduite par la représentation d’« un avenir meilleur » et d’un progrès de l’humanité, idéologie sur laquelle il jette le discrédit en la qualifiant d’illusionnaire. Koselleck condamne en bloc la critique rationaliste et la « philosophie de l’Histoire » qui lui est liée, qu’il caractérise comme étant utopique. Il qualifie cette dernière de « prise indirecte du pouvoir » qui, sous le couvert moral de l’humanité, détruit l’absolutisme, lequel est, aux yeux de Koselleck, le garant de l’ordre politique. Cette conception du monde « était une puissance invisible et corrosive, lente mais mortelle, avec laquelle les citoyens – consciemment ou inconsciemment – dévorèrent la structure absolutiste de l’intérieur » (Koselleck 1973, 126). Comme agents de cette violence indirecte, Koselleck convoque « l’intelligentsia bourgeoise » et « les champions du progrès » (Koselleck 1973, 155 et 134). Koselleck les représente comme ne se doutant fondamentalement de rien, là où les « francs-maçons cosmopolites » font usage du secret et du silence « tout à fait sciemment » (Koselleck 1973, 56) et avec une ruse calculatrice pour « saper » ainsi « l’Etat de l’intérieur » et le dissoudre : « le secret des loges brise la puissance d’Etat » (Koselleck 1973, 110 et 65). Dans le tableau que Koselleck dresse dans Le Règne de la critique, Rousseau, en particulier, apparaît en raison de sa « simplicité » (Koselleck 1973, 135) comme exécuteur contre son gré des plans de la cosmopolite « internationale des francs-maçons » (Koselleck 1973, 109). Selon Koselleck, Rousseau ouvre la voie au totalitarisme, mais est fondamentalement un commis innocent, parce qu’inconscient, des francs-maçons.

Le fait que Johannes Kühn, dans le rapport qu’il a écrit pour la thèse de Koselleck, ne soit pas revenu sur la signification centrale des francs-maçons dans l’exposé n’a pas de quoi surprendre. Kühn était antisémite. Dans une lettre jusqu’ici inconnue rédigée à la fin de l’année 1940, et qu’il avait adressée à l’écrivain Fedor Stepun, il écrivait :

Dans l’ensemble cependant, la prise en main énergique de la question juive ne doit pas être considérée comme fausse, mais comme nécessaire […]. En vérité, la répugnance moderne envers notre manière de traiter les Juifs n’est plus du tout seulement chrétienne […]. Cette répugnance est bien plutôt humaniste, et sur ce point, justement, l’humanisme va devoir réviser ses conceptions17.

Kühn était un des amis les plus proches de la famille Koselleck. Reinhart Koselleck l’avait connu dès son plus jeune âge ; il était son parrain (Koselleck et Dutt 2013, 35; Schmitt et Koselleck 2019, 248). Il apparaît que Koselleck connaissait l’existence de cette lettre à Stepun depuis 198918, et pourtant, en 2004, il décrit Kühn comme un homme « d’une tolérance inconditionnelle » (Koselleck 2006, 50).

Il est étonnant que ni Karl Löwith dans le second rapport sur la thèse de Koselleck (1954), ni ceux qui ont recensé Le Règne de la critique après sa première publication en 1959 ne soient revenus sur le rôle de l’« internationale morale » dans ce livre19, dans la mesure où le mythe de la conspiration judéo-maçonnique mondiale a fait partie intégrante de la conception du monde national-socialiste et que les tirades de Hitler contre l’« humanisme de la franc-maçonnerie », contre le supposé « empoisonnement international du monde » par l’« encerclement judéo-maçonnique » devaient encore avoir été présentes dans la conscience communément partagée de l’époque.

Les mots « internationale des francs-maçons », « cosmopolites » ou encore « émigrants » étaient au milieu des années 1950 des termes aussi peu objectifs que le mot « utopie ». C’est un langage crypté ou, comme l’exprime Schmitt, des manifestations de l’unité entre « reflet, signal, symbole de reconnaissance et arme ». Heidegger appelle cela « faire signe », Ernst Jünger « bannière » (Jünger 2013, 408). L’utopie est la pensée de l’intelligence qui plane à sa fantaisie, qui est sans fond et calculatrice. En ce sens, Schmitt parle en 1923 de la « pensée économique » et de son « objectif utopique […] d’aboutir à un état absolument apolitique de la société humaine20 ». Freyer défendit en 1936 la conception selon laquelle « l’esprit des Lumières », avec sa « religion de la raison » et sa « philosophie de l’Histoire, [qui] est complètement imprégnée de l’idée de progrès », « doit s’approcher très près de la forme pure de la pensée utopique » (Freyer 1936, 117). Face à cela, l’« acte politique », toujours d’après Freyer, fait contrepoint à l’utopie, car cet acte va « gouverner un espace réel et façonner un véritable temps, tandis que l’utopie n’est jamais nulle part – reste toujours dans un au-delà du politique » (Freyer 1936, 165‑66). L’élan de cette argumentation est donc ici celui d’une prise de possession d’un terrain.

A travers différentes stratégies discursives, Koselleck orchestre, de manière savamment indirecte, un écho d’après-guerre à ces écrits. De manière souterraine, il émaille l’apparente objectivité de son étude de termes prudemment péjoratifs tels qu’« intelligentsia » ou « champions du progrès ». Il utilise des formulations pleines de sous-entendus, comme « le fait que la politique soit le destin », une reprise presque littérale d’un passage de La Notion de politique de Schmitt21. Il joue de différentes manières avec les connotations de certains termes comme « internationale franc-maçonne » ou « cosmopolites ». Koselleck est dans l’ensemble bien plus prudent dans sa manière de s’exprimer que son camarade de cursus universitaire Hanno Kersting ne l’a été dans son livre rédigé à la même période et sur un thème similaire22. Hans-Georg Gadamer fait référence, dans son œuvre principale, au « cas de l’écriture déformée ou cryptée » et ajoute à ce propos : « Ce cas pose les problèmes herméneutiques les plus difficiles » (Gadamer 1960, 278). En sa qualité de plus ancien élève de Heidegger, il connaissait très bien ce domaine et était familier avec la consigne de son professeur : « Suis dans le dire les signes que fait le mot23 ». Cette manière oblique de s’exprimer, qui obéit au principe de la plausible deniability, ne peut être appréhendée qu’à travers une contextualisation à différents niveaux, en se penchant sur l’intertexte, le contexte discursivo-sémantique ou encore les indications méta-discursives. Dans le cadre étroit de cette contribution, je dois me borner à montrer pour quelles raisons on peut estimer plausible que Koselleck ait recours à un tel mode d’expression labyrinthique.

Dans ce contexte, il faut ainsi prêter attention au fait que Koselleck, au milieu de ses développements sur les francs-maçons, fait référence à des écrits de propagande national-socialiste comme s’il s’agissait de sources scientifiques valides24. Ce sont des écrits de propagande dans lesquels apparaît également le motif de la soi-disant conception du monde utopique judéo-maçonnique25, car la qualification d’« utopique » est un motif récurrent des publications anti-maçonniques dans les années de la domination national-socialiste.

La mise en exergue conspirationniste des francs-maçons dans Le Règne de la critique est remarquablement passée inaperçue dans la recherche jusqu’à aujourd’hui26. Ainsi, dans son étude sur Koselleck parue au printemps 2023, Stefan-Ludwig Hoffmann soutient l’idée selon laquelle Le Règne de la critique est un retour réflexif sur la « capacité propre à se laisser prendre au piège par une idéologie27 ». De cette manière, il se fait le relais d’une explication diffusée par Koselleck lui-même au lieu de la questionner de façon critique28. L’idée selon laquelle Le Règne de la critique est un retour réflexif sur le national-socialisme compris comme paroxysme d’un rationalisme utopique ne peut être soutenue par Hoffmann que parce qu’il ne prend pas davantage en compte le contexte de l’Histoire conceptuelle de l’époque que le rôle des francs-maçons dans ce livre ni les références à une littérature conspirationniste antisémite. Cette étude est en outre dépourvue d’une quelconque mention du publiciste d’extrême-droite Armin Mohler, à qui Koselleck rendit visite à Paris en 1956 et avec lequel il resta personnellement lié au moins jusqu’à la fin des années 197029. Mohler rédigea en 1960 un double commentaire élogieux, jusqu’ici méconnu, des thèses de Kesting et de Koselleck, et poursuivit dans le sens de l’inversion des valeurs de Schmitt : il ne faut pas, selon lui, perdre de vue « que c’est aussi une certaine évolution dans l’Histoire des idées qui conduit aux camps de concentration, aux institutions d’épuration et au “génocide” de notre temps : l’évolution qui, en effet, transforme l’adversaire politique en insecte qui a vocation à être éliminé ». D’après Mohler, Koselleck a très bien montré que le « germe de la tyrannie utopique » est à chercher chez les « idéologues » du XVIIIe siècle (Mohler 1960).

A la suite de ce qu’écrit Hoffmann, c’est en dépit de l’intention propre de Koselleck que l’œuvre de ses débuts trouve un accueil enthousiaste chez les auteurs d’extrême-droite d’hier et d’aujourd’hui30. C’est manifestement faux, car après son existence de soldat et de prisonnier, c’est précisément dans ce milieu que Koselleck se fit une place, sous la direction de plusieurs enseignants d’université de la droite conservatrice, dans des relations amicales avec des camarades de sa génération comme Armin Mohler et au sein de sociétés masculines soigneusement renseignées. Il est d’autant plus étonnant que Hoffmann n’ait pas pris connaissance des invectives de Koselleck contre les francs-maçons qu’il a lui même écrit une monographie sur le sujet31.

Herméneutique de la violence

Les nombreuses sources que Koselleck expose32, auxquelles s’ajoute le brio de son style suggestif33, détournèrent l’attention de nombreux lecteurs de beaucoup d’affirmations apodictiques34 et du tableau violent qu’il dresse de la pensée des Lumières35. La prétendue « conception du monde dualiste du XVIIIe siècle » – pour reprendre le sous-titre originel de la thèse – est un aspect essentiel de la caricature des Lumières élaborée par Koselleck. Les Lumières se caractérisent, selon lui, par une pensée binaire et manichéenne36. En tant qu’« art du jugement » et de la pratique de la « séparation », la critique se tient « manifestement » dans « un rapport de filiation originel avec la conception du monde dualiste dominante à l’époque » (Koselleck 1973, 86‑87). Il règne, dit-il, une « obsession de la scission dualiste ». En dernier lieu, Koselleck prête aux esprits critiques du XVIIIe siècle de ne pas avoir eu véritablement l’intention de produire de la connaissance, mais plutôt de la pure polémique. C’est la raison pour laquelle, d’après Koselleck, ils partagèrent le monde entre « les royaumes du bien et du mal ou du vrai ou du faux » (Koselleck 1973, 45).

Ceci étant, il est vrai que l’ensemble pluriel d’idées et de points de vue qui apparaît aux XVIIe et XVIIIe siècles contient aussi des positions dualistes, par exemple la représentation, chez Locke, de deux sources de l’âme différentes et les notions d’expérience intérieure et extérieure. La caricature grossière qu’en fait Koselleck ignore cependant que la période des Lumières était avant tout une époque de débats et de discussions au service d’une approche constructive de la connaissance. Il passe sous silence le fait que l’objectif de la critique n’est en aucun cas de se réduire à une dissociation analytique, mais est essentiellement une édification constructive37. Pour les penseurs des Lumières, il ne s’agit pas de détruire, la désagrégation critique sert à la reconstruction. Leur critique n’a pas un sens purement négatif, elle est en premier lieu un instrument – et pas une arme, précisément – au service de la vie et du progrès de la connaissance. Dans sa thèse sur le dualisme, Koselleck méconnaît le caractère éminemment dialectique d’œuvres aussi importantes pour les Lumières que sont Le Neveu de Rameau de Diderot et le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de Rousseau, des œuvres, donc, qui ne pensent pas en termes d’oppositions immédiates, mais s’efforcent de saisir les choses et les représentations que s’en font les êtres humains dans la complexité de leurs interactions, dans leur émergence, dans leur relation et dans leur caractère transitoire38. La même chose vaut pour le Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle. A bien y regarder, ce ne sont pas les penseurs des Lumières qui sont des adversaires de la pensée dialectique, mais des auteurs comme Heidegger39, Schmitt et leurs épigones, qui projettent leur propre manière de voir le monde sur leurs adversaires dans un esprit de logique inversée.

Dans La Notion de politique, cela s’exprime de la manière suivante : « Il manque à la structure ternaire la puissance de frappe de l’antithèse binaire ». Le combat exige, d’après Schmitt, des « dualités » plutôt qu’une médiation40. L’affirmation de Schmitt selon laquelle « l’exemple le plus frappant et le plus efficace historiquement » de la nécessité existentielle de dualités est l’« antithèse entre bourgeois et prolétaire » de Karl Marx est une projection polémique de sa propre vision du monde sur une pensée qu’il hait, une projection à travers laquelle il nie la signification fondamentale de la dialectique (Schmitt 2015, 73). Comme Schmitt ne s’intéresse pas à la science, mais à l’affirmation de soi et au combat, il dit tantôt une chose, tantôt une autre. Quatre années plus tard, il déclarera la chose suivante : « Ce que le führer a dit sur la dialectique juive, nous devons nous le rappeler sans relâche pour échapper au danger de nouvelles dissimulations, de nouveaux affaiblissements du discours41 ».

Dans la mesure où Koselleck pense de manière dualiste et non dialectique, quelques-unes de ses affirmations, qu’il formule au milieu des années 1970 dans l’article « Fortschritt » (« Progrès ») de la Geschichtliche Grundbegriffe, produisent également une caricature. Il y écrit, à propos de Marx et Engels : « L’idée selon laquelle l’Histoire est progrès est pour eux deux [Marx et Engels] une prémisse incontestée qu’ils trouvent confirmée partout ». Il continue en affirmant que le progrès caché a été pour eux « une certitude intérieure allant de soi, quasi religieuse » (Koselleck 1975, 418), et conclut l’article en écrivant que la « croyance au progrès certaine de sa victoire » (Koselleck 1975, 420) est surtout un concept phare de la « philosophie de l’Histoire marxiste » qui l’a « travaillé avec insistance » (Koselleck 1975, 422). En cela, Koselleck témoigne tout d’abord d’une méconnaissance de l’ordre dans lequel a procédé Marx, qui a commencé par la lecture d’innombrables études empiriques qui constituent le fondement sur lequel s’appuie sa thèse du progrès. Deuxièmement, Marx et Engels ne comprennent pas l’Histoire de l’humanité comme un processus automatique de progrès, mais comme un processus d’interactions, dans lequel jouent de nombreux facteurs, en particulier les idées et la contingence42.

Dans l’œuvre de ses débuts, Koselleck se sert d’une herméneutique de la violence qui se caractérise entre autres précisément par la « logique d’inversion » dont il incrimine les penseurs des Lumières et les francs-maçons43. Le titre original de son œuvre – Critique et crise – est un symbole marquant de cette logique d’inversion. Koselleck reprit cette paire conceptuelle de Schmitt. Ce dernier l’avait empruntée pour sa part à Bertold Brecht en en inversant l’ordre. Au vu du danger de l’avènement d’une dictature de Hitler, Brecht avait, au printemps 1931, envisagé la publication d’une revue mensuelle sous le titre « Crise et critique ». Dans l’esprit des Lumières, Brecht donnait à ‘critique’ le sens d’une pensée à la fois fondée scientifiquement et qui intervient. Dans l’esprit de Brecht, la critique devait être à la fois un instrument d’analyse et un instrument au service du combat pour une société plus juste44. Pour Schmitt, en revanche, la critique n’est pas un instrument de la raison ayant pour but la connaissance, mais l’origine du chaos. C’est pourquoi il retourne l’instrument et tord symboliquement le cou de Brecht du même coup : non plus crise et critique, mais critique et crise. L’apologie que fait Schmitt de Donoso-Cortés en 1949 obéit elle aussi en permanence à cette logique d’inversion typique de l’ensemble de la pensée d’extrême-droite. Schmitt présente ainsi Donoso-Cortés, le philosophe de la dictature radicale, comme celui qui, « avec toute l’humanité intacte de son être, qui le rend si estimable en tant qu’être humain » a reconnu et défendu fermement « le concept central de toute grande politique », c’est-à-dire « la grande distinction historique et essentielle entre ami et ennemi » (Schmitt 1950, 78).

Pour Schmitt, ce n’est pas la pensée décisionniste et ultra-réactionnaire de Donoso-Cortés qui est terrifiante (Donoso Cortés 1851, 8), mais « la pseudo-religion de l’humanité absolue » qui « ouvre la voie à une terreur inhumaine45 ». Cette inversion au forceps – l’absolutisme féodal comme un sanctuaire où règnent ordre et harmonie ; l’émancipation du sujet comme origine du chaos et de la barbarie – traverse comme un fil rouge l’œuvre de Schmitt46. Il faudrait étudier47 jusqu’à quel point cela s’applique aussi à l’œuvre de Koselleck et en particulier à l’œuvre co-écrite par Brunner, Conze et Koselleck. En tout cas, cette logique d’inversion est manifeste dans Le Règne de la critique : « Une fois le prince tombé, la position de combat humanitaire deviendra, au sens politique, si vide de contenu et variable qu’au nom de l’humanité, tout ennemi politique pourra être sorti du droit en étant déclaré inhumain » (Koselleck 1973, 218, note 72).

Sous les traits de l’adversaire

En 1959, les éditions Alber publièrent 1 000 exemplaires du Règne de la critique. En moyenne, il s’en vendit 100 exemplaires par an dans les dix ans qui suivirent. En 1969, la maison publia une deuxième édition. Le livre ne fut donc pas un échec de vente, mais pas non plus un succès de librairie immédiat, comme on peut fréquemment le lire dans la recherche sur Koselleck48. C’est la réédition du livre chez Suhrkamp en 1973 qui marqua le début de son influence publique.

A l’initative de Dieter Henrich et de Jakob Taubes, Karl Markus Michel, lecteur des éditions Suhrkamp, proposa en janvier 1965 à Koselleck d’éditer dans la collection « Théorie » un volume consacré au penseur des Lumières Pierre Bayle : « Nous souhaiterions que vous nous fassiez une sélection d’articles critiques du dictionnaire de Bayle ». C’était une proposition curieuse dans la mesure où Koselleck range Bayle parmi les « champions du progrès » sur lesquels il jette le discrédit dans sa thèse, en les présentant comme responsables de la crise. Koselleck se dit « disposé à » fournir à l’édition ce qu’elle demandait, mais « pas avant trois ans ». A la place, Koselleck lui proposa de rééditer sa thèse. En juin 1965, le directeur des éditions Suhrkamp, Siegfried Unseld, lui écrivit : « Si les droits devaient expirer un jour, par exemple si le livre est épuisé, et que vous souhaitiez nous le confier, faites-le-moi s’il-vous-plaît savoir. Je serais très attaché à aider votre livre à trouver un nouvel écho49 ».

Koselleck n’avait cependant pas informé Unseld que la traduction espagnole de son livre était parue, grâce à la médiation de Schmitt, chez Rialp, la maison d’édition franquiste de l’Opus Dei dirigée par Florentino Pérez-Embid Tello, le plus haut responsable de l’autorité de censure sous Francisco Franco. Deux ans plus tôt, en 1963, un extrait du Règne de la critique était paru dans la revue Atlántida, très précisément le passage dans lequel Koselleck présente les illuminati comme des agents d’une prise de pouvoir secrète et soi-disant perfide de l’« internationale franc-maçonne » : « la planificación de la internacional maçónica » et « su plan secreto, de acuerdo con el cual esperan eliminar al Estado50 ». Dans ce contexte, il n’est pas inutile d’évoquer le fait que le seul livre qu’ait jamais rédigé Franco traite de la franc-maçonnerie. En résumé : il ne s’agissait pas d’un contexte post-fasciste, mais d’un contexte fasciste tout court51.

En 1973, Suhrkamp réédita le livre dans le cadre de la collection fondée la même année, et qui connut un succès immédiat, « science livres de poche » (« Suhrkamp Taschenbücher Wissenschaft », « STW »)52, une collection qui se donne pour but de proposer « une orientation scientifique fondamentale ». 39 volumes étaient parus à la fin de l’année, Le Règne de la critique de Koselleck en devint le numéro 36 avec un tirage de 10 000 exemplaires. A cette occasion, la quatrième de couverture a été changée. On pouvait désormais et on peut toujours y lire : un « rationalisme au carré éclaire les arcanes et les secrets, les distinctions et les repaires d’une violence qui s’est déployée de la manière la plus indirecte ». La violence qui se déploie de la manière la plus indirecte dans Le Règne de la critique est l’« internationale franc-maçonne ». Mais cela, la quatrième de couverture ne le dit pas. Elle ne dit pas non plus qui est l’auteur de cette fable du rationalisme au carré, nommément l’adversaire des Lumières qu’est Schmitt, qui avait qualifié les lois raciales de Nuremberg de « constitution de la liberté » et qui continuait à entretenir dans ses écrits d’après-guerre des fantaisies conspirationnistes meurtrières : « C’est précisément le Juif assimilé qui est le véritable ennemi. Il est vain d’essayer de faire la démonstration de la fausseté du palabre des sages de Sion53 ». La quatrième de couverture se contente de citer la revue d’où la phrase est tirée, Das historisch-politische Buch, mais passe sous silence l’auteur : Carl Schmitt. La stratégie de communication consiste ainsi à laisser de côté une partie des indications bibliographiques qui pourrait éveiller le doute chez le lecteur.

Au début des années 1970, le nom de Schmitt était trop sulfureux pour apparaître sur la quatrième de couverture d’un livre des éditions Suhrkamp, qui s’inscrivaient plutôt dans la tradition de l’humanisme. Seuls des spécialistes ou des lecteurs de la droite conservatrice ou de la nouvelle extrême-droite – qui étaient on ne peut plus éloignés du cœur de la cible de Suhrkamp – étaient peut-être en capacité d’identifier le Historisch-politische Buch comme une revue dont la ligne allait de la droite conservatrice à l’extrême-droite. Quoi qu’il en soit, Koselleck naviguait désormais grâce à Suhrkamp sous un pavillon politiquement étiqueté à gauche, et la légende d’après laquelle sa pensée hostile aux Lumières est un nouveau rationalisme plus radical put se répandre et gagner en plausibilité54. C’est un cas exemplaire de stratégie d’hégémonie culturelle réussie55.

Tir de couverture

Un autre acteur contribua à l’avancée de la conquête de terrain intellectuel. Le 16 avril 1974 parut dans le journal Frankfurter Allegemeinen Zeitung un commentaire détaillé sur le livre, rédigé par Günther Maschke qui, parti du castrisme d’extrême-gauche, s’était converti au schmittianisme d’extrême-droite. « Il est rare de voir des thèses s’élever au rang de classiques des sciences humaines » ; ce que Koselleck, d’après lui, avait réussi à faire avec son travail. Si Le Règne de la critique n’était pas encore, à ce moment, un classique, il suffisait pour Maschke comme pour d’autres issus de la nouvelle extrême-droite de l’affirmer pour qu’il le devienne56. Les éclairages de Koselleck sont profonds, assure Maschke : « Le refus de la domination est utopique et entraîne la domination de l’idéologie et de la terreur, qui est la plus insupportable ». Maschke écrit que le livre est « formidable » ; il renvoie selon lui à la nécessité de « problématiser les Lumières et leur optimisme vis-à-vis de l’Homme et de la raison au regard des expériences de l’Histoire » (Maschke 1974a, 17). Une semaine plus tôt, dans un autre commentaire de livre, il avait fait sienne l’idée selon laquelle « l’essence véritable de la connaissance historique […] repose en dernière analyse sur un acte de croyance » (Maschke 1974b, 11). En juillet de la même année, il qualifie Herbert Marcuse – selon une logique d’inversion – de « penseur totalitaire » (Maschke 1974c, 21). Dans la préface qu’il rédige en 2005 au livre de Schmitt intitulé Frieden oder Pazifismus (« Paix ou pacifisme »), il écrira : « Et aujourd’hui il paraît clair que si l’on continue à avancer dans le sens de la discrimination envers la guerre, cela entraînera nécessairement des catastrophes de plus en plus effroyables » (Maschke 2005, xxx). Suivant cette logique, la guerre devient paix et la liberté, esclavage.

La recension de Maschke, qui sut attirer l’attention du public, fut suivie à l’été 1974 d’une discussion du livre sur la chaîne radiophonique Hessischen Rundfunk. Il s’agit pour ce média d’une « Histoire des idées dont la forme est brillante ». Le problème des Lumières est ici décrit comme dû avant tout à l’« exigence de l’absolu moral ». Les auditeurs apprirent que les Lumières sont « le début », la Révolution ensuite « la réalisation de la grande disparition de la patrie57 ». « Utopie », « les intellectuels dans leur rôle d’agents » (Maschke), « disparition de la patrie », « absence d’attaches », « émigrants », « nomadisme », « cosmopolitisme » : les mots et les concepts ne sont ici pas des instruments de la raison, mais des signaux et des vecteurs émotionnels. La langue devient mythe58.

La réédition chez Suhrkamp joua un rôle important dans la rapidité de l’accroissement du succès de Koselleck dans les années 1970. La remise du prix Reuchlin, qui s’effectue depuis 1955 sur recommandation de l’académie des sciences de Heidelberg, y contribua également. Le 9 juin 1975, Koselleck reçut un courrier de Gadamer, dont il avait été l’élève et le collègue à Heidelberg : « Une tâche extraordinairement agréable m’incombe. Je dois vous informer, dans un premier temps de façon officieuse, que vous serez le lauréat du prix Reuchlin de la ville de Pforzheim, qui est conféré, comme le veut l’usage, sur recommandation de l’académie des sciences de Heidelberg, pour votre livre sur le code civil prussien59 ». Le 13 juin 1975, Gadamer envoya son hommage à Koselleck à l’office des affaires culturelles de la ville de Pforzheim et ajouta : « Je crois que le fait que cet hommage soit écrit de ma plume a sa propre justification. Pour tout dire, je ne souhaiterais pas vous cacher que je suis à l’initiative de ce choix de lauréat60 ». En ses qualités de membre ordinaire de l’académie des sciences de Heidelberg et d’ancien lauréat du prix Reuchlin, il était intervenu en faveur de Koselleck. Il n’est pas surprenant que Gadamer ait été séduit par les écrits de Koselleck. Dans Vérité et méthode, il défendait l’idée selon laquelle les « préjugés » déterminaient « la réalité historique » de chaque individu « bien plus » que les « jugements », et il ajoutait : « En vérité, l’Histoire ne nous appartient pas, c’est nous qui appartenons à l’Histoire […] La réflexivité de l’individu n’est qu’un clignotement dans le circuit fermé du courant de la vie historique61 ». Koselleck, qui était déjà auteur chez Suhrkamp à ce moment-là, où il était vanté comme critique rationaliste des Lumières, était dorénavant également lauréat du prix Reuchlin, ainsi nommé d’après le grand humaniste Johannes Reuchlin, ce qui permettait désormais de relativiser le fait que l’auteur du Règne de la critique polémiquait contre une supposée « position de combat humanitaire » (Koselleck 1973, 218) des Lumières et stigmatisait le penseur critique en le présentant comme un « juge de l’humanité » (Koselleck 1973, 98) proto-totalitaire. Cela détourna aussi l’attention du fait que le premier livre de Koselleck fut présenté dans ces années-là à plusieurs reprises comme œuvre clef dans la revue d’extrême-droite Criticón62.

Il y a une certaine ironie au fait que, la même année où il reçut le prix Reuchlin, il publia un texte dans lequel il affirme que Schmitt sut, avec son opposition ami-ennemi, « formaliser dans une telle mesure les oppositions, utilisées idéologiquement, de classes et de peuples […] que seule la structure fondamentale de possibles oppositions devint visible » (Koselleck 1979, 258). Selon Koselleck, la « contribution scientifique » de Schmitt fut de mettre à disposition, avec sa distinction ami-ennemi, une « catégorie de connaissance » qui permet de percer à jour le concept rationaliste d’« humanité » pour montrer ce qu’il est fondamentalement : une « manipulation » enrobée de morale, au fond une « figure de style totalitaire » (Koselleck 1979, 257).

Schmitt est le scientifique, le critique rationaliste ; les penseurs des Lumières et les humanistes sont eux les idéologues qui ouvrent la voie à la barbarie. Déguisé en critique rationaliste, Koselleck met les choses sens dessus dessous. Koselleck savait comment il faut lire La Notion de politique : comme un écrit de combat. La distinction forgée par Schmitt est « existentielle », une « distinction fatidique », donc précisément pas un acte de formalisation de l’entendement et de la raison. Dans son exemplaire annoté de La Notion de politique, Koselleck a souligné la phrase « [T]ous les concepts, toutes les représentations et paroles politiques ont un sens polémique », tout comme l’affirmation suivante de Schmitt : « Les concepts d’ami et d’ennemi sont à prendre dans leur sens concret, existentiel63 ». Il n’a pas échappé à Koselleck qu’il ne s’agit pas chez Schmitt d’une théorie du politique qu’il soumet à la discussion. En assurant le contraire, il contribue à conférer une crédibilité scientifique à une conception agonale du monde qui repose sur la croyance selon laquelle la politique est en premier lieu une affaire de destin, et où la critique a vocation à « montrer au roi qu’il est dans son bon droit » ; il contribue à saper la pensée critique. De cette façon, Koselleck fit sa part dans le combat culturel de l’extrême-droite.

Extrait de l’exemplaire personnel de Koselleck du livre de Carl Schmitt, La Notion de politique, Berlin, 1963. Source : Deutsches Literaturarchiv (DLA), Marbach-sur-le-Neckar

Conclusion

100 ans après la naissance de Koselleck, la diffusion de mythes conspirationnistes s’est accrue de façon exponentielle en raison des crises économiques, sociales et politiques. Il est donc d’autant plus important de réfléchir à ce en quoi devrait consister une pensée critique. C’est le contraire de ce que Gadamer affirmait en 1960 dans Vérité et méthode : selon lui, l’autorité n’a « rien à voir, dans son immédiateté, avec l’obéissance, mais plutôt avec la connaissance [...] son vrai fondement est un acte de liberté et de raison » (Gadamer 1960, 264, souligné dans l’original). La pensée critique ne consiste pas en une reconnaissance de la tradition historique comme ce qui transmet « en permanence une vérité » « à laquelle il s’agit de gagner part64 » en nous laissant en particulier envahir par son ensemble conceptuel. La critique devrait bien plutôt consister à ne pas prendre pour argent comptant la tradition historique, mais à clarifier, comprendre et examiner les conditions de l’émergence de la tradition, pour pouvoir se positionner par rapport à elle. Il est besoin pour cela de concepts fondamentaux les plus clairs possibles, compris non comme des concepts d’antagonisme et de combat, mais comme des catégories de pensée65.

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  1. Cet article a été traduit de l’allemand par Rémy Victor et a d’abord fait l’objet d’une parution dans le volume 71, n° 5, du Deutsche Zeitschrift für Philosophie (décembre 2023) sous le titre de « Reinhart Koselleck – Aufklärer der Aufklärung oder Stratege kultureller Hegemonie? Ein kritischer Kommentar zu „Kritik und Krise“ », p. 695-720, DOI : 10.1515/dzph-2023-0054.↩︎

  2. Vierhaus (1990), 530. Toutes les traductions sont de Rémy Victor.↩︎

  3. Dans la lignée de Kellerer (2023).↩︎

  4. La thèse fut publiée en allemand sous le titre de « Kritik und Krise ». Une version remaniée est parue sous le titre Le Règne de la critique en 1979 aux Éditions de Minuit, dans une traduction de Hans Hildenbrand.↩︎

  5. D’après la formulation de M. Hetting et al. sur la couverture du livre de Koselleck (2023). Voir aussi Vierhaus (1990), 530.↩︎

  6. La légende du « critique rationaliste du rationalisme critique » est par exemple reprise dans l’étude nouvellement parue de l’historien Stefan Ludwig Hoffmann (2023), 143 et 203 : « Dès Le Règne de la critique, Koselleck est davantage “critique rationaliste du rationalisme critique” (Ivan Nagel) qu’un simple porte-voix de Schmitt ».↩︎

  7. Schmitt (1950), 100. L’exemplaire annoté de Kosellek se trouve dans les archives de littérature allemandes (DLA) de Marbach sur le Neckar, documentation posthume de Koselleck, cote : 201108332.↩︎

  8. Pour leur part, les idéologues d’extrême-droite ont un regard aiguisé sur la pratique de l’expression oblique. Voir par exemple Weißmann (2011a), 33 : « En tout état de cause, on peut citer les éléments suivants comme typiques de Koselleck : le labyrinthe des formulations et de l’argumentation, la manière de présenter des monstruosités – par exemple l’influence de la franc-maçonnerie sur la préparation de la Révolution française – en oblitérant la conclusion logique ou en bifurquant vers l’anodin ».↩︎

  9. Au sujet de Franz, voir Behringer (1999) et Seidelmann (2019).↩︎

  10. Graf (1999), 54. La fable du « critique rationaliste du rationalisme critique » fut popularisée grâce à sa publication dans la FAZ et dans la NZZ, voir Nagel (2005).↩︎

  11. Schmitt (2015), 31, note 8. Koselleck a annoté ce texte, et souligné ce passage en particulier. DLA Marbach, A: Koselleck, cote: 201108302.↩︎

  12. Schmitt (2015), 31. Après 1945, ce même auteur (1999, 585) conserve cette conviction fondamentale, mais ne l’exprime désormais que de manière moins explicite : « Ce qui est formidable dans le fait de prendre et de nommer, c’est que par là même, les abstractions cessent et les situations deviennent concrètes ».↩︎

  13. Schmitt (2015), 27. Souligné dans l’exemplaire personnel de Koselleck. Voir figure 1, p. 700, ligne 27.↩︎

  14. Heidegger (1983b), 3. Voir à ce sujet Kellerer (2015).↩︎

  15. Schmitt et Mohler (1995), 390. En français dans le texte.↩︎

  16. Sur la stratégie de révision sémantique des concepts conformément à la révolution culturelle dans son acception d’extrême-droite, voir Pfahl-Traughber (2004), 73, et Sasse (2023).↩︎

  17. DLA, Marbach. A: Koselleck° Kühn. cote: HS.2022.0051.↩︎

  18. Sur les copies de la correspondance conservées à Marbach, Koselleck indique : « 5. II. 89 reproduit pour moi par P.C. à Berlin ».↩︎

  19. Jürgen Habermas oublie lui aussi ce point dans son commentaire critique paru en 1960 dans le Merkur. Pour lire le contenu de ce commentaire, voir Yos (2019), 442-449. Le fait que ce commentaire soit perçu jusqu’à aujourd’hui comme un « éreintement » est au demeurant davantage le produit d’une exagération de la droite conservatrice que d’une caractérisation objective, car Habermas qualifie le livre de Koselleck, en dépit des critiques qu’il lui adresse, d’« excellent » et se dit impressionné par la « subtilité » de cette « interprétation avisée », ainsi que par l’« élégance des perspectives produites »(Habermas 1960, 469 et 470). Deux ans plus tard, il écrira qu’il doit « à l’excellente enquête » de Koselleck « de nombreuses indications » (Habermas 2001, 161).↩︎

  20. Schmitt (1925), 34. Koselleck a souligné ce passage dans son exemplaire personnel, a ajouté une croix dans la marge et annoté le mot « Utopie » avec le numéro de la page à l’intérieur de la couverture du livre. Voir le commentaire de Schmitt (1995), 514 : « Une vérité concrète n’est jamais utopique : elle a un morceau de terre sous elle, un sol d’où elle émerge ; elle est située au sens plein du mot ».↩︎

  21. Koselleck (1973), 9. Dans son exemplaire de La Notion de politique, il a souligné l’affirmation suivante de Schmitt (2015), 77 : « Il serait plus juste de dire que la politique est et demeure le destin ».↩︎

  22. Kesting (1959), XII et XIV, qualifie Saint-Simon de « psychopathe » dans son livre et veut faire valser les « parasites » qui « sont assis sur les chaires représentatives ».↩︎

  23. Heidegger (2015), 51-52. Voir aussi Heidegger (2014), 257 : « Mes conférences […] sont toutes […] délibérément une façade, et même, le plus souvent, une dissimulation » (souligné dans l’original).↩︎

  24. Koselleck (1973), 187 qualifie Riegelmann (1942) d’« inventaire utilisable […] abstraction faite de ses tendances ». Riegelmann a travaillé pour la police de sûreté et le SD. Il commence son livre en assurant que son travail est écrit dans l’esprit « de la nouvelle mentalité nationale de l’essence et de la valeur raciales » (Riegelmann 1942, 14). Rossberg (1942), que Koselleck cite pour la première fois à la page 55 du Règne de la critique en langue originale, conclut ainsi son livre : « Il est d’un très grand intérêt de voir comment les Juifs qui se sont introduits dans les loges s’érigent en exécuteurs testamentaires de l’illuminatisme. Ainsi, par exemple, le franc-maçon et youpin Löb Baruch (Ludwig Börne) adulait la maçonnerie qu’il voyait comme la puissance de l’Histoire mondiale » (Rossberg 1942, 231). Voir également à ce sujet l’important exposé de Faye (2023), 210-213. On peut notamment y lire les réflexions éclairantes de Faye sur la manière dont Koselleck traite Bernard Faÿ, chasseur de francs-maçons et agent de Pétain.↩︎

  25. Voir Rossberg (1942), 26 : « Les tendances idéalistes et utopiques de l’époque furent utilisées par les ordres illuminati comme une arme politique dans le combat pour s’emparer de l’Etat ».↩︎

  26. Faye (2023) représente une fois de plus une exception à cet égard.↩︎

  27. Hoffmann (2023), 205. Cas similaire chez, par exemple, Mehring (2011), 159, quand il fait référence sans distance critique au discours de Schelsky sur la « génération sceptique ».↩︎

  28. Dans son avant-propos à l’édition anglaise du Règne de la critique écrit en 1987, Koselleck (1988), 3, a affirmé a posteriori : « This study is a product of the early postwar period. It represented an attempt to examine the historical preconditions of German National Socialism, whose loss of reality and Utopian selfexaltation had resulted in hitherto unprecedented crimes ». Voir à ce propos les objections pertinentes de Scheuermann (2002), 296.↩︎

  29. Voir à ce sujet le télégramme de Mohler adressé à Koselleck le 30 août 1956, consultable dans la documentation posthume de Kosellek. DLA A : Koselleck, cote : HS.2022.0051. Voir aussi le livre de Mohler intitulé Von rechts gesehen. Zweite Tendenzwende (1978), qui contient une dédicace à Koselleck du 3 mars 1980. DLA, A : Koselleck, cote : 201300470.↩︎

  30. Dans une esquisse de Mohler sur l’état de la presse et de la littérature conservatrices rédigée en 1966, Koselleck apparaît dans la rubrique « Science » aux côtés d’Otto Brunner, de Martin Heidegger, Ernst Forsthoff et Hans Freyer. L’organigramme est reproduit chez Weißmann (2011a), VI. La considération dont jouit la thèse de Koselleck dans les milieux d’extrême-droite depuis sa publication est documentée par le premier numéro de la revue de la nouvelle extrême-droite Criticón (1970), dont le dossier principal s’intitule « Diagnostic : guerre civile mondiale », dans lequel Le Règne de la critique de Koselleck se voit cité et commenté ; voir aussi le numéro 20 de Criticón (1973), 272-273. Ici, Le Règne de la critique apparaît dans un « baromètre des livres », entre autres aux côtés de Ce que les Allemands craignent d’Armin Mohler, publié en 1967. Pour des exemples plus récents de réception dans les milieux d’extrême-droite, voir Weißmann (2010), 138-139, et Seubert (2017).↩︎

  31.  Hoffmann (2000). Un des volumes est consacré à Koselleck, voir documentation posthume de Koselleck, cote : 201104758.↩︎

  32. Loewenstein (1976), 122 : « [H]e has command over a very rich array of sources which he employs to the point of pedantry ».↩︎

  33. La manière d’écrire de Koselleck suscite une admiration unanime, y compris de la part de ceux qui le critiquent. Voir par exemple la recension de Loewenstein (1976), 122 : « Koselleck formulates questions brilliantly ». Kuhn (1961), 668, évoque « les formulations brillantes ».↩︎

  34. Voir par exemple des affirmations de Koselleck (1973) comme celle-ci : « Le citoyen se savait, au sein de cet ordre [de l’absolutisme – S.K.], mesuré à l’aune du passé, en sécurité et à l’abri » (38) ; « Critiquer le roi consistait autrefois à lui montrer qu’il était dans son bon droit. Dans certains cas, cela signifiait lui donner raison contre sa propre souffrance » (99) ; « Le roi de droit divin se montre modeste à côté du juge de l’humanité qui prend sa place, l’individu critique qui croit pouvoir soumettre l’univers à ses sentences comme Dieu le jour du jugement dernier » (98).↩︎

  35. Il y a des exceptions : Loewenstein (1976), 123, constatait : « To equate continuous democratic-critical reflection with permanent revolution is demagogy; a causal relationship between criticism and terror has yet to be proved ». Il en vient à la conclusion suivante : « All in all, Koselleck’s book is a polemic treatise » (124). Le collectif de chercheurs réuni autour de Winfried Schröder (1974), 350, parle à raison de la « confusion incroyable » de Koselleck à l’égard de la pensée critique des Lumières. Le livre de Koselleck est, d’après eux, un exemple de « révisionnisme complet de tout le mouvement des Lumières ». Schwartz (1993), 34, n’est pas en reste : « La critique des Lumières par Koselleck n’est pas une “auto”-critique rationaliste comme chez Horkheimer/Adorno, mais une attaque frontale (de plus) du néoconservatisme, qui vient de l’extérieur ».↩︎

  36. Le traité de Gadamer publié en 1960, Vérité et méthode, fait une description également caricaturale des Lumières : « Le commencement de toute herméneutique historique requiert ainsi la liquidation de l’opposition abstraite entre tradition et Histoire, et entre Histoire et savoir » (1960, 267, souligné dans l’original), une assertion que Koselleck a soulignée et marquée d’une croix dans son exemplaire personnel du livre. Au demeurant, Gadamer affirme tout aussi faussement que les Lumières ont diffamé toute autorité. Dans ce contexte, Oliver Scholz a raison de parler de « fureur » de la polémique gadamérienne (Scholz 2005, 453).↩︎

  37. Voir à ce propos Cassirer (2007), 373 : « Parmi les titres de gloire essentiels et impérissables de l’époque des Lumières, on peut compter le fait qu’ils ont accompli ce travail, qu’ils ont lié, à un degré de perfection qui n’a guère eu d’égal auparavant, le critique au productif ».↩︎

  38. Cassirer (2007), 95, caractérise la pensée de Diderot comme étant « une pensée dialectique de bout en bout ».↩︎

  39. Le jeune Heidegger (1993), 225, écrit : « La dialectique est aveugle au donné. L’idée de la dialectique est fondamentalement faussée ». Le Heidegger de la maturité (1983b), 212, dira la même chose : « La dialectique est la dictature de l’absence de questionnement. Toute question est étouffée dans ses rets ».↩︎

  40. Schmitt (2015), 68. Une affirmation que Koselleck a soulignée dans son exemplaire personnel du texte et annotée d’une croix dans la marge.↩︎

  41. Cité dans Gross (2001), 132-133.↩︎

  42. Voir par exemple Engels (1967a), 436-437, dams sa lettre à Conrad Schmidt du 5 août 1890, qui évoque le fait qu’il s’agissait, pour lui et pour Marx, de dégager « la tendance générale » (souligné dans l’original) du développement historique. Ils n’ignoraient cependant pas le fait que l’« Histoire économique » se trouvait encore « à ses premiers balbutiements ». « Notre conception de l’Histoire est avant tout une direction de travail pour l’étude, pas un levier de construction façon hégélianisme ». Voir aussi à ce propos la lettre à Bloch du 21 septembre 1890 (Engels 1967a, 463) ainsi que la lettre à Mehring du 14 juillet 1893 (Engels 1969, 96). Sur la conception du progrès chez Marx et Engels, voir par exemple Fleischer (1969) et Mäder (2010).↩︎

  43. Pour Koselleck (1973), 78, les illuminati sont l’incarnation de la séparation de la morale et de la politique : « Cette séparation permit une logique d’inversion qui transforme l’impuissance la plus profonde en sommet ».↩︎

  44. Voir à ce propos Wizisla (2004), 115-163.↩︎

  45. Schmitt (1950), 108. Dans son exemplaire personnel, Schmitt a souligné cette phrase. Voir la documentation posthume de Koselleck, DLA, cote : 201108332.↩︎

  46. Voir Schmitt (1925), 56, et Schmitt (2015), 35: « Se revendiquer de l’humanité […] ne peut que manifester l’effroyable prétention à dénier à l’ennemi la qualité d’être humain […] et par là-même, la guerre est amenée à être poussée à l’inhumanité la plus extrême ».↩︎

  47. Dans la lignée de la contribution novatrice de Gadi Algazi (1997) sur Otto Brunner.↩︎

  48. Comme l’a dit par exemple Hoffmann (2023), 250, récemment. Il écrit que Le Règne de la critique est devenu « tout de suite un classique auprès du public ouest-allemand des années 1960 et 1970 ».↩︎

  49. DLA, Marbach am Neckar, SUA : Suhrkamp/03 Lektorate/Wissenschaft/Theorie, cote  : SU.2010.0002.↩︎

  50. Koselleck (1963), 401 et 403. Une édition spéciale annotée se trouve dans la documentation posthume de Carl Schmitt conservée aux archives du Land de Rhénanie du Nord – Westphalie : RW 265 247 96.↩︎

  51. La position d’Oncina Coves (2015), 21, qui estime que la réception fasciste de Koselleck en Espagne s’est faite contre son gré, ne me semble pas tenable : « Les reproches que Koselleck adresse à l’hypocrisie des Lumières et à leur philosophie de l’Histoire moralisante font de lui, nolens volens, un allié du franquisme et de sa théorie conspirationniste ».↩︎

  52. Unseld a noté dans son journal, le 8 mai 1973 : « Pour la première fois, les livres de poche Suhrkamp en vitrine. Le libraire de Gießen me dit que c’est un grand succès de vente ». DLA, SUA : Suhrkamp/01 Verlagsleitung Unseld, Siegfried. Cote : SU.2010.0002.↩︎

  53. Schmitt (1991), 18 [Entrée du 25 septembre 1949]. Voir aussi Gross (2001).↩︎

  54. Jürgen Habermas y a également contribué en tempérant sa recension de 1960, également rééditée chez Suhrkamp en 1973, en laissant de côté sans en faire état son propos sur l’influence de Schmitt sur la pensée de Koselleck : Habermas (1973), 364. Habermas a ainsi renoncé à qualifier comme telles les stratégies de duperie relevant de de la logique inversée. Sur les réactions de Habermas à propos du Règne de la critique, voir l’étude de Huhnholz (2019), 39-42.↩︎

  55. Voir à ce sujet Weiß (2017), 54 ; Salzborn (2017), 44-59; ainsi que Müller (2020).↩︎

  56. Voir Weißmann (2018), 9 : « Celui qui veut un changement politique ne doit pas capituler devant le pouvoir – et cela inclut précisément aussi le pouvoir de la langue – de ceux qui gouvernent. Il dispose fondamentalement à tout moment de la possibilité d’introduire un changement en utilisant l’autre mot que l’on comprend lui aussi. Le présent livre entend se lancer dans une telle entreprise ».↩︎

  57. Script de l’émission radiophonique « L’émergence de la modernité » de Michael Stürmer, radio du Land de Hesse, diffusée le 22 juillet 1974. Dans DLA, A : Koselleck, Documents et correspondance autour du livre Le Règne de la critique aux éditions Suhrkamp 1973-1988, cote : HS.2008.0095.↩︎

  58. A ce sujet, voir Cassirer (1946), 277-284.↩︎

  59. DLA Marbach, A : Gadamer, Lettres de Gadamer à Koselleck (1972-2000). Cote : HS.2004.0003.↩︎

  60. Archives de la ville de Pforzheim, cote : B41-22.↩︎

  61. Gadamer (1960), 261 ; souligné et annoté d’une croix dans l’exemplaire personnel de Koselleck. A propos de l’herméneutique de Gadamer, voir les excellentes réflexions de O. R. Scholz (2005).↩︎

  62. Voir note 29. Sur la caractérisation politique de la revue Criticón, voir Dittrich (2008).↩︎

  63. Schmitt (2015), 31 et 28. Voir figure 2, p. 716, ligne 14.↩︎

  64. Gadamer (1960), xv et xvii (souligné dans l’original). Les deux passages sont soulignés avec insistance dans l’exemplaire personnel de Koselleck.↩︎

  65. Cette contribution est le résultat de nombreux entretiens. Je remercie tout particulièrement Armin Nolzen, Hannes Heer, Emmanuel Faye, Peter Schöttler, Erhard Schüttpelz, Laura Emmerling, Lukas Reichert, François Rastier, Jeanne Féaux de la Croix, Eva Bockenheimer, Manfred Bauschulte et Isabelle Deflers pour leurs suggestions, leurs conseils et leur soutien. Je tiens également à remercier Jan Bürger, Janet Dilger et Lorenz Wesemann des archives de littérature allemandes de Marbach, Jens Starick des archives universitaires de Heidelberg et Matthias Meusch des archives du Land de Rhénanie du Nord – Westphalie. J’adresse enfin mes remerciements à la fondation Volkswagen pour le financement de mon travail de recherche dans le cadre d’un Freigeist-Fellowship ; cela aussi a permis à cette contribution de voir le jour.↩︎

Kellerer Sidonie 0000-0002-6735-217X
Wormser Gérard 0000-0002-6651-1650
Reinhart Koselleck. Critique rationaliste du rationalisme critique ou stratège de l’hégémonie culturelle ?
Un commentaire critique du « Règne de la critique »
Sidonie Kellerer
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2024/11/18
A l’occasion du centenaire de naissance de Koselleck, cet article examine l’histoire de la réception et l’impact du livre l’ayant rendu célèbre dès 1973. Il fait valoir que Koselleck utilise une stratégie d’hégémonie culturelle de la nouvelle droite à plus d’un égard, stratégie largement ignorée jusqu’ici.
On the occasion of Koselleck’s hundredth birthday, this article examines the history of the reception and impact of the book that established the historian’s fame from 1973 onward. It argues that Koselleck pursues a new-right strategy of cultural hegemony in more than one respect, which has been largely overlooked so far.
de Reinhart Koselleck – Aufklärer der Aufklärung oder Stratege kultureller Hegemonie? Ein kritischer Kommentar zu „Kritik und Krise“
dialectique http://ark.frantiq.fr/ark:/26678/pcrtO45jdrXWof
Historicisme http://data.bnf.fr/ark:/12148/cb11938582z
critique http://ark.frantiq.fr/ark:/26678/pcrtRI4xXwjP2A
antirationalisme, appel du pied, logique inverse, dialectique, métapolitique, suprématie conceptuelle, anticoncepts, critique, historicisme
counter-enlightenment, dogwhistling, reversal logic, dialectics, metapolitics, conceptual supermacy, counter-concepts, critique, history