À quel moment l’amour cède-t-il la place à l’accompagnement ? C’est la question que je souhaite envisager dans une lecture partielle de l’œuvre de Linda Lê. Chez cette dernière, l’accompagnement est d’emblée perçu comme une obligation, une tâche que l’on s’impose à soi-même et aux autres. L’accompagnement ne prend pas la forme d’un dévouement, d’un amour désintéressé, bref d’une charité bien ordonnée puisque si l’on prend soin des autres, on peut s’attendre à ce que les autres prennent soin de nous. Pourtant, ce n’est pas de cela qu’il est question chez Linda Lê. Il est toujours possible que l’autre vous trahisse, même si vous lui avez tout donné. Pour le dire crûment, l’autre vous trahira au moment où vous vous y attendez le moins. Dans ce registre de la malveillance, l’accompagnement est un leurre. Autrement dit, une fois de plus, vous en faites les frais, vous vous êtes fait avoir, vous n’avez pas échappé à la sensibilité de votre humeur trop aimante, bienveillante et généreuse, tandis que les fictions de Linda Lê utilisent le mauvais crédit de l’accompagnement.
Cependant, mon propos prendra quelques libertés à l’égard de la nécessité de traiter d’un sujet comme il se doit, avec le souci de faire preuve de rigueur et d’exemplarité. Il serait sans doute plus aisé que je me situe en retrait, puis que je ne fasse pas usage de propos qui engagent ma subjectivité au risque de paraître inutilement partial. Malgré tout, je dois plonger, m’immerger dans une œuvre que je fais mien(ne), ce qui n’est pas sans risque.
Si je dis que je m’aventure, c’est qu’il est question d’une femme. Ce n’est pas rien. Du moins, je le reconnais sans que ce ton soit le moins du monde ironique. Il s’agit chez moi de l’acte de témoigner (sans adopter un registre propre à la confession) de la nécessité de faire mienne une autrice. Je n’entends pas ainsi faire valoir (ce qui serait une forme on ne peut plus désagréable de mansplaining) l’intérêt que je porte à une écrivaine, comme s’il me fallait encore une fois surseoir à une attitude de circonspection et dire, avec la plus grande des maladresses, que je m’en vais en terrain inconnu.
De la terra nullius de la non-œuvre (ce qu’on disait il y a peu de temps du discours des femmes) aux espaces conquis de la fiction qui rendent compte de l’identité civique d’une littérature (l’écriture, la production textuelle, l’effervescence de l’écriture au féminin), je me ferais alors le complice condescendant voire insupportable de fatuité qui prétend accaparer un nouveau capital symbolique pour mieux se dédouaner de ce qu’il est. Mais qui suis-je ? Pour l’instant, la question n’a pas vraiment d’importance. Je peux bien dire que je suis un homme et que cette détermination suffit à me définir. Je peux aussi tenter de passer outre cette définition et prétendre que je ne suis pas concerné par l’obligation de me présenter. Serait-ce jouer avec les mots comme s’il y avait dans ma manière d’être une volonté d’échapper à toute délimitation ?
Ce que j’aime de l’écriture de Linda Lê, c’est une excentricité dans laquelle je me reconnais, une attitude dans laquelle le danger de la complaisance est cependant bien réel. Il pourrait en effet y avoir dans cette manière d’être une posture que je revendique et qui (me) conduit à vouloir désarçonner le·la lecteur·ice, à lui faire entendre somme toute que je ne suis pas où ce·tte dernier·ère croit pouvoir me trouver. J’aimerais bien voir dans cette excentricité une façon de me poser de manière inopinée dans un domaine de la vie qui m’échappe et qui provoque en moi la crainte de passer pour un être inapte, une façon de me poser dans un registre de la vie qui m’oblige, pour tenter de le comprendre, à faire preuve d’une pensée sous forme de saute-moutons comme s’il fallait vivre-rêver, en proie à l’insomnie et soumis à l’impérieuse nécessité de compter tous ces animaux de l’enfance (et de l’âge adulte) qui me promettent le sommeil, sans succès.
Encore une fois, dans l’usage des mots que je propose, je me vois placé dans la position de celui qui passera sous peu pour excentrique. Car l’état de fait que je décris a tout à voir avec une logique de la superficialité. Peu à peu, je perds de ma consistance première, je me glisse dans un monde qui ressemble assez à celui des romans de Linda Lê. Ce sont des poursuites interminables pour venger un crime d’honneur. Ce sont des calomnies qui blessent et pénètrent le corps du sujet comme autant de coups de poignard. À première vue, on serait tenté de voir dans les romans de Linda Lê l’empreinte de la tragédie qui, sur des générations, impose sa marque.
C’est ainsi que j’entrevois d’abord l’œuvre de Linda Lê. Elle forme une cohorte de récits qui introduit au cœur de ma pensée la possibilité d’un lien affectif où paraît la proximité d’une matrie-fratrie dans laquelle intervient chaque fois l’enjeu renouvelé de la filiation. À cet égard, je souhaite circonscrire dans l’œuvre de Linda Lê ce qui prend la forme d’un discours vengeur et cruel. Comme il est de mise dans ce vortex émotionnel qui fait valoir le principe de non-contradiction logique, ce discours prend aussi la forme de l’amour désespéré qui se fait, au fil du temps, accompagnement. L’amour jouxte aussi la folie. Si je pose comme point de départ de ma réflexion l’entrelacement de l’amour et de la déraison, c’est pour mieux souligner que l’œuvre de Linda Lê se constitue selon le principe d’un excès qui n’est pas sans risque. Ainsi l’écriture engage l’acte de survivre, de faire preuve d’une force décuplée (la méchanceté et la colère font partie de ce registre émotionnel de grande intensité).
Chez Linda Lê, le propos est d’une violence indiscutable. L’accompagnement est une chute, à sa façon une entrée dans le désespoir. Cela devrait nous permettre d’envisager les limites de l’accompagnement qui ne sont pas l’expression marginale d’un être réfractaire, mais bien plutôt l’apparition d’une énigme qui surgit chaque fois que l’on aime, au même titre qu’une mise en garde. N’est-ce pas l’histoire ordinaire des couples et des familles (pour ne prendre ici que des modèles typiques) que de se désintégrer du fait de difficultés financières, de la maladie ou de l’infidélité, souvent sans raison précise : la femme ou l’homme part un jour sans prévenir, dans un domaine qui cette fois n’est pas de la fiction, pour entreprendre une nouvelle vie, comme on a coutume de le dire. De toute manière, l’amour échappe sans doute à notre définition de l’accompagnement. Pour l’affirmer crûment, est-il possible que l’accompagnement soit la forme résiduelle de l’amour quand ce dernier s’étiole et perd de sa vitalité libidinale ?
En ce qui a trait à l’accompagnement dit véritable, il faut néanmoins considérer la règle paradoxale de l’abandon de tout calcul, qui correspond à l’idée du désintéressement. Dans le cas de Linda Lê, le désintéressement est toujours une perdition. Autrement dit, le désintéressement n’a rien à voir avec l’ascèse, l’oubli de soi, le refus de laisser libre cours à ses passions. Dans l’œuvre de Linda Lê, le désintéressement n’est pas une volonté d’ignorer le moi. C’est au contraire la pulsion sexuelle et libidinale, orientée vers la méchanceté, qui fait aimer la plupart du temps dans l’errance du moi. À certains égards, l’œuvre de Linda Lê ignore le principe de l’accompagnement. En effet, l’accompagnement peut se mesurer sous la forme d’un calcul d’intérêt parfois erratique. Il faut imaginer le principe d’une rupture dans le crédit qu’on accorde à l’autre dès lors que celui-ci est fragile, malade, incapable de subvenir à ses besoins. Osons affirmer que l’accompagnement, dans l’expression du désintéressement, n’échappe pas toujours à la volonté de nuire.
Il y a de ces phrases qui ne trompent pas : « Je t’accompagnerai au bout du monde, je te suivrai où tu voudras, je prendrai soin de toi, je t’accompagnerai, on s’en sortira ensemble ». Ce sont les mots offerts à l’ami·e ou à l’amant·e devenu·e patient·e, et qui prennent la forme d’un accompagnement. Ce dernier n’est pas assorti d’une quelconque forme d’obligation. L’accompagnement, ce n’est pas quelqu’un qui dit : « Tu me rembourseras quand tu voudras, je n’en ai pas besoin maintenant ». L’accompagnement, ce n’est pas « je te rembourserai ce que tu m’as donné ». L’accompagnement, c’est plutôt l’acceptation d’une déraison au cœur des échanges humains. Dans ce cas de figure, il y a ce risque permanent d’être déçu·e voire trahi·e. Cela ressemble à une violence qui vous ébranle, et vous laisse à peine capable de tenir sur vos deux jambes. En fait, le sentiment d’une trahison injustifiée s’impose dans ces conditions. On peut y percevoir le rejet de ce qui, malgré tout, symbolisait le crédit accordé à une personne digne de confiance, pire encore à une personne que l’on aimait. Que dire d’autre dans ces circonstances : « Je me suis trompé ».
Cela ressemble assez au sujet d’un livre de Linda Lê intitulé je ne répondrai plus jamais de rien (2020). Le titre est énigmatique. Il signale une errance propre aux récits de Linda Lê, un refus qui prend des allures de folle liberté. « Je ne répondrai plus jamais de rien » est une phrase énoncée au futur que la mère de la narratrice ne cesse de répéter, et qui semble désigner un moment de rupture. Cette phrase laisse supposer la destruction d’une vie pourtant misérable, l’existence d’une femme dominée par un mari indifférent. Cette femme solitaire ne sait plus ce qu’elle est et se cantonne désormais dans le domaine du refus.
je ne répondrai plus jamais de rien fait intervenir un acte définitif qui est fondé sur le refus de l’accompagnement. Le récit commence par une phrase énigmatique : « C’était la phrase que tu répétais sans cesse l’année de ta mort. Je ne répondrai plus jamais de rien. Je t’avais emmenée au Danemark […] tu t’étais arrêtée au milieu de la rue Buxtehude, tu avais murmuré quelque chose que ni Adrien ni moi n’avions compris » (Lê 2020, 7).
La narratrice, la fille de cette femme abandonnée, raconte un voyage en apparence anodin : « Tu t’étais exclamée Words! Words!, à la suite d’un échalas en costume qui allait, venait, un sabre à la main. Puis tu t’étais soudain tue en entendant une phrase anodine d’Adrien qui, jouant les guides pressés de nous faire découvrir des lieux insolites, nous annonçait qu’aux alentours il y avait un centre psychiatrique. Tu étais comme pétrifiée par ce que tu venais d’apprendre […] Tu nous jetais, à Adrien et à moi, des regards en coin, apeurés, méfiants, mais nous, nous continuions à plaisanter, à chercher, autour de Kronborg, l’endroit où l’Ophélie de Shakespeare aurait pu se noyer » (Lê 2020, 7‑8).
L’histoire racontée fait place à un déferlement de souvenirs : « Maintenant que tu n’es plus, je me souviens brusquement de cet instant où tu semblais m’avoir échappé pour partir vers un ailleurs que je ne connaissais pas. Mais que peut bien vouloir dire cette expression tu n’es plus ? Tu n’es plus ? Au contraire, tu es présente comme tu ne l’as jamais été car tu es morte en me laissant le soin de résoudre l’énigme de ta vie, les huit mois où tu avais disparu sans que personne ait su ce que tu étais devenue. Je n’étais pas encore née » (Lê 2020, 8).
Parfois, la douleur de vivre seul·e est si grande que la seule issue semble se réduire à l’acte de disparaître. Ce qu’a vécu la mère de la narratrice paraît d’une violence inouïe, elle qui rêve depuis longtemps de mourir, habitée par des rêves misérables. Un jour, dans ce qui donne l’impression d’une entrée dans la folie, la mère, lors d’un séjour touristique au Danemark, sur le site d’Elseneur, lieu choisi par Shakespeare pour situer la tragédie qui porte le nom d’Hamlet, s’estime suivie, observée, comme s’il y avait dans le fait de se retrouver dans cette ville danoise la concrétisation d’un pressentiment. Que ressent cette femme ? N’est-ce pas que les existences vécues sous l’emprise de l’Autre imposent parfois la nécessité d’une rupture, du rejet de l’accompagnement du genre humain ? Cette femme ne tolère plus la violence. Au mieux peut-elle énoncer la grammaticalisation du refus de l’accompagnement sous l’aspect d’une phrase énigmatique : « je ne répondrai plus jamais de rien ».
Il y a du Bartleby de Melville (2004) dans cette phrase du récit de Linda Lê à cette différence près que la parole de la mère est énoncée au futur et non pas au conditionnel présent. Bartleby est au travail, dans les bureaux de l’entreprise, mais il ne fait rien. Il est assis sur les marches de l’escalier de l’immeuble, il y dort même la nuit. Cet homme qui ne fait rien est invité à vivre avec le narrateur de la nouvelle de Melville dans l’attente qu’une solution plus acceptable se présente. Néanmoins, Bartleby refuse ce contrat implicite, s’enfuit, et le propriétaire est obligé d’appeler la police. Les agents arrêtent Bartleby et l’emprisonnent comme s’il s’agissait d’un vagabond. Dans ce contexte, Bartleby reçoit à nouveau l’aide de son employeur qui lui offre une aide, soit les services d’un prisonnier qui lui fait la cuisine. Bartleby choisit de ne plus manger et meurt de faim.
Cette histoire est connue, mais j’insiste sur le fait qu’un jour arrive où un sujet se situe dans le domaine du langage et fait dès lors usage d’un énoncé qui, par la négation que celui-ci implique, a une fonction quasi performative. Dans sa forme la plus simple, le performatif est l’actualisation d’un dire en un faire. Il est une promesse d’action, l’obligation discursive de respecter un contrat. Tout acte de langage illocutoire qui met en jeu un principe d’efficacité pragmatique dans le cadre d’un langage de l’action est l’équivalent d’un faire productiviste. La nouvelle de Melville implique l’usage de ce productivisme dans l’exercice du langage tout en dévoilant son inefficacité.
En effet, nous considérerons le performatif en ce qu’il implique la réalisation discursive d’un acte alors qu’il s’agit souvent du contraire. La manière dont le sujet est doté d’une propriété qui rend les faits nécessaires et obligatoires par l’usage du langage est somme toute exceptionnelle. La plupart du temps, les mots d’ordre le restent ; ils n’ont de valeur que détournés de leur usage premier. Ils se réduisant aux motifs d’une figure de style, la métaphore au premier chef, considérée comme une figure-clé en ce qu’elle distingue le sens propre du sens figuré.
Des phrases telles que « Je ne répondrai plus jamais de rien » ou, dans le cas de Bartleby, « I would prefer not to », utilisent le futur accompagné d’une négation. « Je ne répondrai plus » est une négation appuyée puisque la suite de la phrase indique en effet « jamais de rien ». Dans ce dernier cas, il ne s’agit pas seulement de dire « je ne répondrai plus jamais ». La négation est associée à un adverbe. Ce « jamais » est lié à une particule de négation. Ainsi, la fin de la phrase signifie « à aucun moment » ou « en aucune occasion ».
L’énoncé qui requiert un adverbe redoublant la valeur de la négation signifie que la possibilité de modifier l’intention initiale du locuteur n’est pas à l’ordre du jour. Quelqu’un qui dit : « Je ne répondrai plus jamais de rien » implique qu’il n’est pas possible d’imaginer une sortie de l’impasse : c’est pour toujours, c’est comme ça, rien ne changera. Pourtant, cette phrase est énigmatique dans la mesure où elle ne lie « jamais » et « rien ». Le « jamais », c’est l’impossibilité, façonnée par la négation, de revenir sur ce qui a été dit, de changer d’avis ; dans la prose de Linda Lê, c’est ce qui permet d’exprimer les ruptures de couples, les déclarations définitives qui conduisent les familles à vivre dans la division pendant des générations.
Ce « jamais » est un acte d’opposition absolue qui peut posséder une tonalité nihiliste dans l’œuvre de Linda Lê. Concentrons-nous néanmoins sur l’aspect oppositionnel de ce « jamais », ainsi que sur son statut de négation. Que signifie ne jamais répondre de rien ? Celui-ci n’est-il pas l’expression de l’indétermination ? C’est un pronom indéfini de l’inanimé, nous apprend la grammaire ou le dictionnaire, en mesure d’assumer toutes les fonctions du nom.
Dans le cas qui nous intéresse, ce « rien » semble signifier quelque chose qui vaut pour sa dimension indéfinie. Il s’agit d’une indétermination conclusive : le rien est à la fin de la phrase, il signale qu’il n’y a rien à ajouter, qu’il n’y a pas de circonstances dans lesquelles il serait possible de répondre. Ainsi, la négation et son redoublement par l’adverbe « jamais » mettent en jeu, dans la composition morphosyntaxique de la phrase, l’idée qu’il n’y a rien, et que ceci présuppose, un peu à la manière de Bartleby, qu’il y ait une énigme sur la raison du refus de répondre à quoi que ce soit. La situation énonciative est en somme plus compliquée qu’il n’y paraît. Dire « je ne répondrai plus jamais de rien », c’est laisser en suspens, dans sa forme indéfinissable, le contenu du refus.
C’est ce que j’appelle la rupture de l’accompagnement dans la sphère du langage, qui est l’opposé du performatif, celui-ci se voulant une obligation de responsabilité au nom d’une parole qui tient lieu d’ordre ou de promesse. Au contraire de cet état de fait dans le domaine du langage, la narratrice du roman de Lê, absorbée par une quête herméneutique exacerbée, se demande ce que sa mère a voulu lui dire. L’interrogation de la narratrice est lancinante. Que voulait dire la mère de la narratrice ? Que voulait-elle lui dire par l’entremise du langage pour que fille et mère soient liées par autre chose que ce « jamais » et ce « rien » ?
je ne répondrai plus jamais de rien explore les limites de l’accompagnement, ce qui, dans l’expérience de la littérature, peut favoriser la mise en errance dont je faisais mention au début de ma réflexion. Ce n’est pas un hasard si je me suis inspiré de cette errance dans le développement de mon argumentation, qui ressemble à la fuite de la mère de la narratrice.
Nous lisons : « Je croyais que toi non plus jamais la maladie mentale ne t’avait touchée de ses ailes. Je t’avais vue quelquefois prostrée, le regard perdu dans le vide, je t’avais connue abattue, te traînant d’un bout de ta maison à l’autre, mais je n’aurais pas pensé que tu pouvais sombrer dans la folie. Toutes les hypothèses sur ta disparition me paraissaient plausibles, sauf celle d’un internement : je la trouvais dégradante. Si je n’avais pas trouvé la trace d’Unica sur ton chemin, j’aurais été révoltée à l’idée que le désordre psychique t’ait gagnée à tel point que ton mari a dû te confier à ces sorciers prêts à te gaver de calmants si anesthésiants qu’ils te laissaient comme lobotomisée. Je me rappelle maintenant que toutes les fois où les mots folie, folle, étaient prononcés, tu tressaillais, brusquement saisie par un souvenir lointain mais toujours douloureux » (Lê 2020, 63).
Je pourrais faire usage du titre de cette nouvelle, je ne répondrai plus jamais de rien, et formuler le tout d’une autre façon que j’essaie de mettre en forme ici même. Cela pourrait ressembler à ceci : « Tu ne ressembleras jamais à ce que j’ai imaginé de toi ». Cela pourrait aussi ressembler à : « Je ne pourrai jamais plus me porter garant de ton être, car ce que je crois avoir imaginé de toi, depuis ton errance, ton absence pendant plus de huit mois, ton internement à l’asile, m’a laissé penser que tu aurais pu être, à l’instar d’Unica Zürn, une rebelle ».
C’est en effet ce qu’imagine la narratrice. Elle se dit que sa mère aurait pu abandonner le complexe d’Ophélie (Lê 2020, 91), et adopter, comme le fit Unica, un autre destin. En réalité, nous ne savons rien de la mère de la narratrice. De même, nous ne savons rien d’Unica. Est-il envisageable que la mère de la narratrice ait été accompagnée par une autrice dont la réputation dépassait largement les murs de l’asile ? À moins que la mère de la narratrice ait inventé le personnage d’Unica ? Qu’elle en ait fait le personnage d’un univers imaginaire qui lui permettait de soutenir un accompagnement intérieur dans la solitude ? Cela disqualifie-t-il pour autant, dans le cadre textuel du récit, ce que la mère a pu être ? Et si la mère, disons-le tout net, s’était raconté une histoire abracadabrante, devons-nous lui en tenir rigueur ? Devons-nous, nous, lecteur·ice·s de ce récit de Linda Lê, lui en vouloir dans la mesure où le véritable accompagnement n’aurait été qu’un accompagnement imaginaire ?
Ne faut-il pas envisager l’idée que, plus souvent qu’on ne veuille le croire, l’accompagnement se joue dans la manière dont nous fantasmons – il n’y a pas d’autre mot – l’aide, le réconfort, la présence de personnes qui sont loin de nous ? Celles-ci constitueraient alors un théâtre imaginaire de sympathies que nous souhaiterions accueillir quand nous allons mal, mais qu’il n’y a personne autour de nous pour partager les secrets et les hontes de nos vies.