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La gratuité, destinée manifeste de l’édition universitaire

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Texte

Un éditeur qui donne ses livres au lieu de les vendre, dès le jour de leur sortie, est-ce bien sérieux ? C’est pourtant le pari surprenant assumé cette semaine en France par les Presses Universitaires de Rouen et du Havre. La Désillusion comique. Étude de la place royale, du menteur et de la suite du menteur de Yohann Deguin, et La vacillante lumière de la raison. Lire De la Littérature de Germaine de Staël de Blandine Poirier ont été proposés gratuitement au format électronique sur OpenEdition en même temps qu’ils ont été mis en vente en librairie, le 14 novembre 2024. La démarche n’est pas ordinaire. Elle est le fruit de discussions menées en accord avec les auteurs des livres concernés et la direction de l’université de Rouen. Ni gabegie inconsciente d’argent public ni opération publicitaire sans lendemain, cette décision a valeur de manifeste. Aiguillonnée par les principes de l’initiative cOAlition S1, elle vise à provoquer une réflexion sur la publication savante, aujourd’hui parasitée par des enjeux financiers nuisibles à la diffusion réelle des connaisances et savoirs véritables.

Le savant et la star

Les éditions universitaires font aujourd’hui assez pâle figure. Délaissées depuis longtemps par les sciences dites « dures », elles sont souvent peu attractives a priori pour les auteurs : procédures de sélection rigoureuses voire dissuasives, faibles tirages, difficultés de distribution, promotion réduite faute de moyens, et, malgré ou à cause de ces ambitions limitées, un seuil de rentabilité inaccessible en raison du coût humain lié au suivi, à l’édition et à la fabrication d’ouvrages difficiles à vendre. La tentation est grande pour les chercheurs de se tourner vers les propositions d’opérateurs privés à but lucratif. Parmi ces derniers, il s’en trouve de plusieurs types. Certains, qui ont pignon sur rue, font primer la visée commerciale sur toute autre considération. Cette prédilection ne pose pas problème dans le secteur de la fiction ou de la littérature générale. Elle est plus suspecte lorsque ces éditeurs décident de mettre à leur catalogue des ouvrages à prétention scientifique. Leur préférence ira toujours aux sujets à la mode, aux titres séduisants, aux problématiques sociétales susceptibles de parler sans effort et sans technicité excessive à d’« honnêtes gens » prédisposées à entendre les thèses vulgarisées par ces volumes de circonstance. Produits sans l’aval d’expertises transparentes conformes aux pratiques académiques, de tels livres sont volontiers farcis d’erreurs, de fautes, de contresens interprétatifs ou d’erreurs littérales. Un directeur de collection peu attentif acoquiné à un éditeur flairant le coup, et voilà le livre approximatif et intellectuellement confortable rapidement lancé. Profitant de l’air du temps favorable et d’une campagne de promotion bien orchestrée, l’auteur bénéficiera aussitôt d’invitations dans les médias et d’un accueil critique bienveillant chez les journalistes. Il fera le tour des plateaux télé et des radios, et gagnera les honneurs de la presse magazine. Ce battage suffira à accréditer son essai. Par ricochet, le livre et son auteur s’attireront non seulement l’approbation d’un grand public confiant, mais même le respect des universitaires, sensibles comme les autres aux puissances trompeuses de l’imagination. Un interview sur France Inter suffit à donner du prix à un livre publié chez un éditeur du VIe arrondissement parisien, alors qu’un minimum de fact checking mettrait en évidence insuffisances et inexactitudes. Voici notre étude brillante mais fausse devenue insensiblement une référence, sinon tout à fait encore un classique, facilement disponible, propre à figurer dans les bibliographies, bien reçue par les étudiants aisément séduits, voire flattés, sans pourtant que jamais sa validité ni sa valeur scientifique aient été garanties par aucun comité indépendant. Rien qui ressemble à ce qu’on appelle une « évaluation par les pairs » n’aura jamais croisé sa trajectoire. Le succès éditorial et l’exposition médiatique auront fonctionné comme instances de légitimation, favorisant la carrière et le rayonnement de l’auteur, et lui octroyant au passage quelques royalties. Le phénomène n’est pas neuf, mais il connaît aujourd’hui une extension inquiétante.

Photocopieuses 2.0

D’autres maisons privées reposent sur un modèle économique différent, plus modeste, moins retentissant, mais dont le charme discret se révèle redoutablement efficace depuis trois décennies pour enrichir quelques individus avisés. Ces officines, loin de tout tapage, fonctionnent à la manière de photocopieuses à peine améliorées de thèses ou d’actes de colloques, imprimés et vendus à la chaîne, sans beaucoup de précautions ni de corrections. Les livres issus de ces presses, peu défendus par l’éditeur qui ne leur offre aucun lancement digne de ce nom, s’alignent néanmoins les uns à côté des autres sur les rayonnages des bibliothèques universitaires avant de rejoindre la réserve puis de connaître, après quelques années, la mise au rebut définitive, pudiquement appelée désherbage. La quantité prévaut sur la qualité : la rentabilité exige un niveau de production qui s’apparente aux cadences infernales. Un tel rythme empêche tout réel contrôle par l’éditeur et même par les directeurs de collection. Ces derniers sont en général universitaires, quasi bénévoles comme leurs auteurs : le montant des droits annuels, qui dépasse rarement la centaine d’euros, n’est versé systématiquement ni aux uns ni aux autres. Peu importe que le produit des ventes ne serve qu’à l’enrichissement de l’investisseur judicieux : c’est la reconnaissance que veulent obtenir les chercheurs, à travers le référencement de leurs ouvrages au sein des catalogues universitaires et des bases de données académiques. Contre un peu de visibilité et quelques dizaines d’euros de rémunération, à mettre au regard des années de travail passées à la rédaction d’une monographie, ils se déssaisissent de bon cœur de toute propriété sur leur œuvre. Esaü avait bien vendu son droit d’aînesse contre un plat de lentilles. C’est sans limite de durée que des contrats léonins dépouillent les auteurs du fruit et surtout de la libre disposition de leur travail : grâces soient rendues à l’impression numérique, qui empêche les ouvrages d’être plus jamais épuisés, de sorte que l’auteur ne se trouve jamais en position de demander à récupérer ses droits cédés, fût-ce pour les offrir gracieusement à la communauté. Ces éditeurs le refusent d’autant plus fortement qu’ils mettent eux-mêmes en vente les travaux des chercheurs sur des plates-formes commerciales en version numérique, saucissonnant monographies et éditions critiques en sous-chapitres vendus plusieurs euros pièce. Un tel système, pour sa propre survie, exige un apport de manuscrits à flux continu. Cette faim ogresse de données scientifiques aboutit à la prolifération d’ouvrages de qualité diverse. Des dysfonctionnements aussi aberrants perdurent grâce à la complicité de tous. Les chercheurs, heureux de trouver une voie de publication facile et suffisamment diffusée de leurs travaux auprès du public spécialisé, ne songent pas à se plaindre malgré les spoliations dont ils sont les premières victimes. Dans leurs conversations privées, ils ne manquent pas d’éreinter in petto ces pratiques éditoriales contestables auxquelles ils sont bien contraints de se soumettre eux-mêmes. Publish or perish. Il n’en reste pas moins que ce sont désormais ces éditeurs privés qui régissent de fait les destinées de la recherche publique. La marque de l’éditeur commercial, attribuée dans l’opacité la plus totale, jamais objectivée par aucune forme de peer-reviewing, vaut à elle seule label de scientificité, et détermine avancements et promotions. À défaut de satisfaire à des critères de vérité transparents et démocratiques, au moins le business model de ces officines est-il vertueux, dira-t-on. Et par les temps qui courent, n’est-ce pas l’essentiel ? Voire, car au fond ces opérateurs à but lucratif vivent en grande partie aux frais des contribuables : les livres qu’ils produisent sont vendus à des prix si exorbitants que seules les bibliothèques universitaires sont en mesure de les acheter. Aux revenus procurés par la vente d’une centaine d’exemplaires hors de prix à des services de documentation captifs s’ajoute le produit des subventions versées par les organismes de recherche en soutien à la publication, que ces éditeurs commerciaux sollicitent systématiquement. Car à côté des célèbres éditions à compte d’auteur, le monde académique connaît une autre bizarrerie, ou un autre poison : la publication à compte de laboratoire, dont il faudra un jour interroger les aspects tant déontologiques que scientifiques. Et les politiques d’acquisition des bibliothèques universitaires qui achètent les yeux fermés et à prix d’or des livres de qualité aussi hétérogène mériteraient aussi d’être questionnées. L’opposition entre publications savantes commerciales supposées vertueuses et rentables, et presses universitaires réputées gaspilleuses d’argent public et dépassées à tous égards mériterait donc d’être largement révisée, en faveur des secondes, comme nous allons tenter de le montrer pour terminer.

La science seule

Ce n’est un mystère pour personne : le côté obscur est rapide, facile et séduisant. La vie est moins aisée pour les auteurs qui décident de faire confiance aux éditeurs universitaires. Les procédures menant à la publication y sont longues, douloureuses et punitives. Les manuscrits soumis sont d’abord anonymisés, puis envoyés en aveugle à des experts sourcilleux et exigeants. Ceux-ci pèsent chaque idée, parfois chaque virgule, jugent des méthodes, évaluent la nouveauté de l’apport intellectuel et relèvent des biais éventuels. Même quand leur avis est positif, ces examinateurs scrupuleux réclament remaniements, corrections, remises en chantier parfois décourageantes pour les auteurs. Le comité de lecture composé de chercheurs surveille avec vigilance la procédure et vote in fine, au vu du dossier toujours anonymisé, pour prendre ou refuser la décision de publier. Ces navettes durent pendant des mois interminables, suscitant souvent l’incompréhension des acteurs, voire le retrait pur et simple du manuscrit en cours de processus. Au bout du compte, enfin, le livre peut voir le jour, s’il a finalement triomphé des ces fourches caudines, conditions d’une authentique évaluation par les pairs. La valeur scientifique de l’ouvrage est alors assurée. Seulement, comme celui-ci porte sur les langues italiques au temps de la République romaine ou sur les médailles au siècle de Louis XIV, il attire peu les chalands. Indispensable aux rares spécialistes des disciplines concernées, il ne deviendra jamais un best-seller parce que son destin n’est pas, et n’a jamais été, de devenir un succès éditorial. Chacun conviendra pourtant que ces travaux utiles et validés par la communauté doivent être disponibles, en ligne, en librairie et dans les bibliothèques, à destination de ces happy few qui les utiliseront dans le cadre de leurs propres recherches. Le commerce de tels ouvrages, on s’en doute, n’enrichira jamais leur éditeur, quoi qu’on fasse. Ce n’est pas une question de plan marketing. On le voit : l’enjeu pour les Presses universitaires consiste à sortir des logiques commerciales, non pour des raisons idéologiques, mais simplement scientifiques. Laisser à des opérateurs privés à but lucratif le soin de labelliser la recherche au détriment de toute évaluation transparente tend à mettre entre les mains d’un public plus ou moins large une science douteuse, superficielle, quand elle n’est pas plaisante et confortable. En un temps où vérités alternatives et complotismes de toute sorte menacent nos sociétés, jamais le besoin de vrai, comme bien public et partagé, n’a été aussi criant et aussi désespéré. Or cette soif de science est incompatible avec le principe même d’une quête du profit guidée par l’intérêt et, par conséquent, aveugle à la vérité. Le commerce est régi par des lois qui ne sont pas celles du monde universitaire. C’est donc nécessairement une mission de service public que de fournir aux chercheurs et aux citoyens les éléments propres à jeter un éclairage sur la réalité rugueuse à étreindre. Les opérateurs privés ne sauraient s’y substituer sans risque de dommage. La mise en place au niveau national d’un label « qualité scientifique », susceptible d’être octroyé aux travaux qui en feraient la demande, permettrait d’identifier facilement les recherches certifiées selon des protocoles d’expertise valides, permettant ainsi par exemple aux bibliothèques universitaires de prioriser des ouvrages évalués avec soin, sans égard au prestige a priori de l’éditeur qui les a mis sur le marché ni à la force de frappe de sa politique de communication. Le label serait décerné indifféremment aux maisons privées vertueuses – car il s’en trouve malgré tout – comme aux presses publiques, si du moins celles-ci acceptent effectivement le jeu des évaluations transparentes et visent réellement à la diffusion la plus large des textes qu’elles proposent.

La gratuité pour les publications scientifiques, unique modèle viable

Pour les Presses universitaires, sortir des logiques commerciales ne se traduit pas nécessairement par une augmentation inconsidérée des financements publics dont elles dépendent. La décision prise par les Presses universitaires de Rouen et du Havre de diffuser immédiatement deux ouvrages sur une plate-forme en accès ouvert est ainsi une opération financièrement neutre, puisque la mise en ligne est assurée par les éditrices du service dans le cadre de leurs tâches habituelles. Au fond, il n’y a pas même de débat : pourquoi retarder ou facturer la mise à disposition de données publiques produites par des chercheurs, eux-mêmes financés sur fonds publics la plupart du temps ? La distribution immédiate s’impose à tous égards comme une vertueuse nécessité. Elle bénéficie aussi aux auteurs, en assurant à leurs travaux la plus large diffusion sans les spolier de leur propriété intellectuelle. La distribution électronique n’exclut pas le maintien en parallèle d’une publication papier, éventuellement susceptible de générer marginalement des droits à reverser aux collaborateurs des volumes. Le développement des plates-formes ouvertes n’entre pas en concurrence avec les livres au format papier, mais le mode de production de ces derniers doit également être réfléchi et adapté aux enjeux de l’édition savante tels qu’ils se dessinent aujourd’hui. La fabrication d’objets-livres occasionne des coûts d’impression et de diffusion qui empêchent bien sûr d’envisager leur distribution gratuite. Elle pose aussi des questions environnementales. Pourtant, le support papier reste plus que jamais un format d’avenir : sans même évoquer le prestige ou la valeur symbolique accordés au livre traditionnel, celui-ci présente l’avantage d’offrir un support pérenne, agréable, accessible, pratique, ne nécessitant pas de dispositif électronique complexe et fragile pour être consulté. Il restera un moyen habituel de diffusion des savoirs académiques, propre à toucher un autre public que celui des sites universitaires en ligne, fussent-ils en accès ouvert. Il convient néanmoins d’apprendre à fabriquer les livres autrement, en tenant compte à la fois des enjeux économiques et des nécessités nouvelles de l’éco-conception. La politique tarifaire de Presses universitaires sans but lucratif devrait tendre à fixer un prix public égal au prix de revient, de manière à couvrir les frais d’édition, mais sans chercher à réaliser un bénéfice contraire aux valeurs du service public et de l’Accès Ouvert. Le recours aux technologies d’impression à la demande constitue une bonne piste pour parvenir à coûts constants à ce résultat : le Print on Demand permet en effet le déclenchement de la fabrication des exemplaires à chaque commande, réduisant singulièrement les frais d’impression et de gestion des stocks tout en limitant l’impact environnemental. Une chose est sûre : les Presses universitaires n’ont pas vocation à financer le déficit des Universités. Leur économie doit reposer sur un modèle certes soutenable, mais qui doit exclure toute notion de rentabilité, parce que celle-ci est nécessairement contradictoire avec l’engagement au service de la vérité scientifique. Les enjeux et les risques liés à la circulation des savoirs sont aujourd’hui trop urgents pour les laisser régir par des poursuites de gains forcément opposées à la véritable diffusion des savoirs. Certes, les procédures méritent d’être encore améliorées et réformées. On pourrait imaginer par exemple de rendre plus facile l’accès à des plates-formes de prépublication ouvertes, encore peu employées dans le champ des sciences humaines où le double aveugle reste la norme. Quelles que soient les méthodes employées, les principes et les finalités ne font pas de doute. Prendre pour seul critère de publication l’expertise des savants, en finir avec la marchandisation des connaissances, tendre à la gratuité sans embargo des livres numériques, enfin serrer les prix de livres papier éco-responsables à défaut de pouvoir les donner gracieusement : telle est, à notre sens, la destinée manifeste de Presses universitaires aujourd’hui, de façon à généraliser à l’ensemble des publications académiques, numériques ou papier, l’esprit des propositions de la cOAlition S.


  1. La cOAlition S est une initiative en faveur de l’accès libre complet et immédiat aux publications de recherche. Elle est portée par un consortium international soutenu par la Commission européenne et le Conseil européen. Le plan S (2021) a constitué la proposition la plus spectaculaire de cOAlition S, imposant aux signataires de publier sur des plates-formes ou des revues en libre-accès les résultats de recherches financées sur fonds public.↩︎

Gheeraert Tony 0000-0002-1302-8278
Wormser Gérard 0000-0002-6651-1650
La gratuité, destinée manifeste de l’édition universitaire
Tony Gheeraert
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2024/12/03
De la voie verte à la voie diamant, de la rétention des droits à la gratuité totale : face à des éditeurs commerciaux incapables de répondre aux nouveaux défis de l’édition en sciences humaines, il importe que les Presses universitaires se mettent en état de satisfaire aux préconisations de cOAlition S. Le directeur des Presses universitaires de Rouen et du Havre s’engage ici en faveur de l’accès ouvert au sein des publications savantes publiques.
From green to diamond open access, from rights retention to total free access: in the face of commercial publishers unable to meet the new challenges of publishing in the humanities and social sciences, it is important for university presses to comply with the recommendations of cOAlition S. The director of the Presses universitaires de Rouen et du Havre takes a stand in favor of open access for public scholarly publications.
publication http://ark.frantiq.fr/ark:/26678/pcrt6FVY044DB8
Édition http://data.bnf.fr/ark:/12148/cb13318593f
Édition en libre accès http://data.bnf.fr/ark:/12148/cb14601976q
savoir http://ark.frantiq.fr/ark:/26678/pcrt4gr80Hd4Bm
publication, édition, chaîne d’édition, savoir, diffusion des connaissances, cOAlition S, science ouverte
publication, publishing, edition, editing, publishing workflow, knowledge, knowledge dissemination, cOAlition S, open science