L’un des thèmes les plus intéressants que nous ayons examinés avec les étudiants du professeur David Wallace lors de nos échanges à la Facultad de Filosofía y Humanidades de l’Université du Chili, fut le plagiat. Très à la mode aujourd’hui grâce à Internet, outil qui facilite cette pratique millénaire, le plagiat est défini étymologiquement comme un mot d’origine grecque — πλάγιος — qui veut dire « oblique », mais qui peut aussi signifier « occulte » et « tromperie ». Depuis ses origines, la signification du plagiat a une connotation morale inéluctable. La référence latine du mot — plagiarus — est lapidaire : « disposer d’une personne en principe libre, pour la vendre ou l’acheter comme esclave », assurent les dictionnaires les plus prestigieux, se copiant les uns les autres. Peu à peu la tonalité morale du concept s’est accentuée au point que plagier est devenu un délit, surtout à notre époque internaute dans laquelle les droits d’auteur sont souvent l’objet de litiges, procès et condamnations judiciaires. Le plus courant est le plagiat dit académique, utilisé dans la rédaction des thèses, essais, documents scientifiques, juridiques, etc1. Le terme « plagiat » et ses dérivés sont perçus péjorativement. Cette perception, devenue habituelle, rend difficiles l’étude strictement sémiologique et l’analyse de sa pratique en tant que plagiat littéraire.
Rappelons à ce sujet un texte classique, la nouvelle de Jorge Luis Borgès « Pierre Menard, auteur du Quichotte » (1939). Pierre Menard, romancier français2, eut l’audacieuse prétention de réécrire le Quichotte au début du XXe siècle. En vérité (nous tranquillise Borgès) :
[Pierre Ménard] ne voulait pas composer un autre Quichotte — ce qui est facile — mais le Quichotte. Inutile d’ajouter qu’il n’envisagea jamais une transcription mécanique de l’original ; il ne se proposait pas de le copier. Son admirable ambition était de produire des pages qui coïncidassent — mot à mot et ligne à ligne — avec celles de Miguel de Cervantès. (1939, 45)
Si Cervantès avait eu connaissance de ce fabuleux projet, il aurait eu peur d’être victime d’un nouveau plagiat. Il en avait suffisamment souffert avec Alonso Fernández de Avellaneda (pseudonyme, comme on le soupçonne, du dramaturge Félix Lope de Vega y Carpio3, son célèbre rival), écrivain tricheur qui avait lancé sur le marché son propre Quichotte pour profiter du tardif quoique fulgurant succès de l’œuvre cervantine.
Les détails de l’ouvrage de Pierre Ménard apportés par Borgès sont accablants et, en dépit de ses démentis ambigus, ils vont tous dans le sens du plagiat :
C’est une révélation que de confronter le Don Quichotte de Ménard avec celui de Cervantès. Celui-ci, par exemple, écrivit (Don Quichotte, première partie, chapitre neuvième) :
… la vérité, dont la mère est l’histoire, émule du temps, dépôt des actions, témoin du passé, exemple et avis du présent, avertissement de l’avenir. (Cervantes 1605)
Or, Ménard écrivit, textuellement :
… la vérité, dont la mère est l’histoire, émule du temps, dépôt des actions, témoin du passé, exemple et avis du présent, avertissement de l’avenir. (Borges 1939, 45)
Le plagiat semble incontestable, personne n’oserait le nier. Néanmoins, il n’y a pas de plagiat. Borgès, avec une habilité comparable à celle d’un magicien prestidigitateur, va présenter les deux textes identiques entourés de considérations paratextuelles qui vont leur donner des sens différents. Cervantès fait un éloge rhétorique de l’histoire ; Ménard la considère non comme une recherche de la réalité, mais comme son origine. L’espagnol de Ménard au XXe siècle est archaïque ; celui de Cervantès au XVIIe, magistral. Autrement dit, le signifiant est le même, mais pas le signifié. Cependant, ce qui annule totalement le plagiat, c’est le fait que Borgès et Ménard affichent avec une transparente clarté l’origine du fragment en question.
Examinons un deuxième cas qui nous instruit sur le sujet : le plagiat attendrissant perpétré par l’écrivain franco-argentin Hector Bianciotti, disciple avoué de Borgès4. Membre immortel de l’Académie Française (nomination fêtée avec fatuité par les natifs, tous mortels, de Buenos Aires), Bianciotti reconnut, avec beaucoup de retard mais courageusement, avoir participé à un concours littéraire en présentant une nouvelle dont il n’était pas l’auteur, fait qu’il occulta sciemment au jury. Alors qu’il s’ennuyait dans le hameau paysan où il habitait avec ses parents, et ayant trouvé un vieux livre de contes abandonné dans un grenier, livre qu’il lut et relut jusqu’à en froisser les feuilles et en abîmer la couverture, il copia l’un des récits pour l’envoyer au concours. Il croyait que par la vétusté et le délabrement du livre, tripatouillé avec passion, personne ne se rendrait compte du larcin. Certes, pour atténuer le délit, il faut ajouter que le futur immortel avait en ce moment d’égarement littéraire (et, peut-être, moral) seulement sept ans d’âge et que le conte piraté était Le Chat Botté, écrit par Monsieur Perrault, longtemps avant, en 1695. Le jury argentin décida, après de graves et longues délibérations, de lui accorder le deuxième prix. Qui ne serait pas d’accord ? Un enfant reste un enfant.
Le cas d’Isidore Ducasse (Montevideo 1846 – Paris 1870), comte de Lautréamont (d’après lui), écrivain franco-uruguayen qui s’intéressa à examiner le plagiat, mérite aussi d’être pris en compte. Lautréamont dit ceci :
Le plagiat est nécessaire. Le progrès l’implique. Il serre de près la phrase d’un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée fausse, la remplace par l’idée juste (1919b, 271).
Opinion surprenante, à la fois provocante et équivoque. Personne n’ignore aujourd’hui que Lautréamont, mort dans l’anonymat à l’âge de 24 ans et ressuscité par les surréalistes cinquante ans plus tard, était non seulement un poète de l’envergure de Rimbaud ou de Baudelaire, mais aussi un étonnant théoricien de la littérature, dont les connaissances et les capacités de critique littéraire sont difficilement concevables chez un lycéen5. Dans ses Poésies (toutes en prose), il analyse avec acuité la poésie et le roman du XIXe siècle. Ses affirmations et confirmations sont si lumineuses que parfois elles invitent à l’imitation. Par exemple, en parlant du roman, il écrit :
Le roman est un genre faux, parce qu’il décrit les passions pour elles-mêmes : la conclusion morale est absente. Décrire les passions n’est rien ; il suffit de naître un peu chacal, un peu vautour, un peu panthère. Nous n’y tenons pas. Les décrire, pour le soumettre à une haute moralité, comme Corneille, est autre chose. (Lautréamont 1919a, 271)
Craignant de tomber moi-même dans le plagiat, mais ébloui par la lucidité du jeune Lautréamont, j’osai écrire, comme dédicace à l’un de mes manuscrits — La Curación6 —, envoyé au début des années 70 à Philippe Sollers, alors chef de file de l’avant-garde française, les lignes suivantes :
Le roman est un genre faux, parce qu’il décrit les passions pour elles-mêmes : la conclusion morale est absente. Décrire les passions n’est rien ; il suffit de naître un peu chacal, un peu vautour, un peu panthère. Nous n’y tenons pas. Les décrire, pour les soumettre à une haute moralité, comme Dante, est autre chose.
La variante semble minime : un nom propre, Corneille, est modifié par un autre, Dante. Plus d’un disciple de Montaigne dirait qu’il s’agit d’une simple citation, ce qui est une erreur, car la citation correcte n’admet pas de changements. Nonobstant, parler de plagiat peut être considéré, licitement, comme une exagération. Corneille et Dante, ce n’est pas pareil. Mais si l’on suit la définition de Lautréamont, il y aurait plagiat. Or, ce n’est pas le cas, comme nous le verrons en analysant l’Intertexte.
Isidore Ducasse, critique et redresseur de la décadence romanesque de la littérature, n’aborde pas dans son concept du plagiat l’étymologie du terme et de son essence en tant que rapine, appropriation occulte de la parole d’autrui. Ainsi, il n’hésite pas à incorporer dans les Chants (Lautréamont 1870a) quelques pages sur les étourneaux, copiées dans un traité d’ornithologie ; ou à reproduire, sans se soucier de préciser la chronologie exacte, un fait divers macabre trouvé dans les journaux. Pourtant, il ne s’agit pas, à proprement parler, de plagiats littéraires. Lautréamont ne voulait dépouiller personne ni cacher un délit qui pour lui n’existait pas.
Montaigne, reconnu comme le maître des citations, ne cherche pas non plus à occulter ses sources, malgré les apparences. Beaucoup de citations qui soutiennent sa description de l’ineptie tragicomique de l’être humain (en première place, la sienne), n’indiquent pas le nom de l’auteur original et pourraient être dénoncées comme plagiats. Mais, à l’instar de Lautréamont, il le fait de bonne foi, sans aucune intention de voler et, encore moins, de cacher un vol, comme il l’assure dans ses Essais  :
Qu’on voie en ce que j’emprunte si j’ai su choisir de quoi rehausser mon propos. Car je fais dire aux autres ce que je ne puis si bien dire : tantôt par faiblesse de mon langage, tantôt par faiblesse de mon sens. [Mes emprunts] sont tous […] des noms si fameux et anciens, qu’ils me semblent se nommer assez sans moi. Es raisons et inventions que je transplante en mon solage et confonds aux miennes, j’ai à escient omis parfois d’en manquer l’auteur7… (1580, II, p. 119)
Montaigne, sachant qu’on pourrait lui reprocher son recours à d’autres auteurs, insiste sur son innocence :
Se couvrir […] sous les inventions anciennes, rapiécées par-ci par-là : à ceux qui les veulent cacher et faire propres, c’est premièrement injustice et lâcheté […] De ma part il n’est rien que je veuille moins […]. Quoi qu’il en soit, veux-je dire, et, quelles que soient ces inepties, je n’ai pas délibéré de les cacher8… (1580, I, p. 315)
Et il confirme que derrière ses citations anonymes se cache non pas l’envie de s’approprier l’œuvre d’autrui, mais plutôt l’intention de se moquer des clercs qui, croyant démolir ses idées, en réalité démolissaient Platon, Aristote, Plutarque ou Sénèque, etc. Le vénérable inventeur de l’essai comme genre littéraire ne savait pas qu’avec le temps toutes ses citations seraient identifiées et complétées par les noms de leurs auteurs, imprimés en bas de page. Marie de Gournay, sa jeune secrétaire (qu’il avoue avoir « aimée bien plus que paternellement », mais sans la harceler, car elle ne lui cachait « ni son désir ni son admiration » en dépit de son âge avancé) a commencé ce travail de clarification dès la sixième édition des Essais, après la mort de son amant.
Montaigne au XVIe siècle, Lautréamont au XIXe, Borgès au XXe (mais aussi James Joyce, Paul Valéry, Fernando Pessoa, Mikhaïl Bakhtine, Boulgakov, Thomas Mann), en réfléchissant sur le plagiat et sa pratique initiée, à n’en pas douter, avant le Christ, n’eurent pas la possibilité de s’appuyer (sauf, peut-être, Bakhtine (Gac 2012)) sur un nouveau concept littéraire — l’intertextualité — et sur l’invention de l’écriture électronique et son prodigieux aboutissement, Internet, phénomènes qui ferment un millénaire et en inaugurent un autre.
Paul Valéry dans Mon Faust (1946) parle de ses « emprunts », les célèbres emprunts littéraires qui lui permirent d’écrire son Faust9. « Les plus grands m’ont donné l’exemple des emprunts », avoue Faust à Méphistophélès dans la deuxième scène de Mon Faust. Or, une chose est d’emprunter et une autre de voler. Tout dépend de la reconnaissance explicite de l’auteur original. Pour sûr, on peut se poser la question du véritable intérêt à reconnaître cette filiation. L’éthique, la morale, sont-elles indispensables pour la création de l’œuvre d’art, laquelle obéit, par définition, aux seuls principes de l’esthétique ? Quant au lecteur de romans (surtout les policiers ou les « polars existentiels » à la mode, c’est-à-dire, 90 % de la production de la littérature industrielle de nos jours), cela lui est bien égal de savoir si le nom inscrit sur la couverture du livre correspond à celui qui a écrit véritablement l’œuvre ou qu’elle a été volée à un autre romancier. D’ailleurs, mieux le larcin est caché, plus facile est la lecture. Et, c’est bien connu, la facilité enchante le lecteur romanesque10.
S’agissant de littérature, la question se trouve dans la qualité esthétique d’un texte. Le plagiat permet-il d’atteindre un meilleur niveau esthétique ? Ou, au contraire, en diminue-t-il sa qualité ? Un romancier contemporain (par exemple, Roberto Bolaño, incontestable immortel de la littérature chilienne11) pourrait signaler qu’à notre époque fascinée par le mal, esthétique et éthique, beauté et morale, ne sont pas obligatoirement liées, et affirmer que du point de vue de la forme, le plagiat représente un mal mineur. Valéry, du haut de son immortalité académique, ne serait pas d’accord. Son Faust le confirme doublement. Non pour ses seuls « emprunts » pris dans d’autres Faust, mais pour avoir situé sa pièce de théâtre dans la perspective séculaire de la légende faustienne, dont la première textualisation (et édition) date de 1587 : Das Volksbuch von Doktor Faust, ouvrage qui provoqua l’admiration et l’effroi des visiteurs de la foire de Frankfort de la même année. Valéry donc, au-delà d’une simple phrase ou paragraphe, emprunte une structure textuelle complexe qui se perpétue et se développe à travers les siècles. Peut-on parler de « plagiat structurel » ? Marlowe (1604), Lessing (1759), Lenau (1836), Goethe (1808), Pessoa (1988), Boulgakov (1967), Mann (1947) et autres auteurs de nouveaux Faust, se plagient-ils les uns les autres12 ? Une première conclusion semble évidente : le plagiat en tant que concept sémiologique ne permet pas une analyse profonde de la création littéraire. Le concept qui permet cette analyse (et l’analyse du plagiat lui-même) c’est l’intertextualité.
Mikhaïl Bakhtine (Orel 1895 – Moscou 1975) est le premier théoricien qui pose les bases scientifiques de ce qu’on appellera « l’intertextualité » (2011). C’est ce qu’affirme la sémiologue franco-bulgare, Julia Kristeva :
Bakhtine est le premier à introduire l’intertextualité dans la théorie littéraire : tout texte se construit comme une mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation d’un autre texte (1967).
Allant au-delà de la légende faustienne, nous pouvons nous interroger : James Joyce copia-t-il l’Odyssée d’Homère pour écrire Ulysses (1922) ; Virgile plagia-t-il l’Iliade pour écrire l’Énéide (s. d.) ? Dante a-t-il imité Virgile pour composer sa Commedia (1472) ? Cecco d’Ascoli, l’auteur aujourd’hui oublié de L’Acerba (2002), plagia-t-il à son tour la Divine Comédie ?
Le concept de l’intertextualité facilite la compréhension du problème et il permet même d’élucider le plagiat comme phénomène non seulement commercial ou juridique, mais aussi comme pratique littéraire. Car s’il est évident que nous ne pouvons pas considérer le plagiat comme une simple figure rhétorique et encore moins comme un genre ou un sous-genre comparable, par exemple, aux Centons médiévaux (construits uniquement avec des citations), ou à la parodie de l’Antiquité, aux pastiches de Proust ou aux pamphlets balzaciens, le plagiat peut être étudié du point de vue de l’intertextualité. En effet, il est sémiologiquement valable d’affirmer que le plagiat n’est qu’une modalité de plus de l’intertextualité, tout en ajoutant qu’il s’agit d’une modalité « inférieure » de celle-ci. Inférieure éthiquement (le plagiat comme vol), mais aussi esthétiquement : le plagiat corrompt la dimension esthétique, la beauté et la perfection d’un texte. L’écrivain qui s’approprie subrepticement le texte d’un autre écrivain diminue, mutile la portée de son propre texte et ceci dans la mesure où, en le cachant (par « mauvaise foi », dirait Sartre), il se prive de la possibilité d’une élaboration esthétique supérieure du texte volé. La littérature suppose un écrivain et un lecteur. La littérature est, dans l’une de ses déterminations essentielles, communication. Le plagiaire évite, occulte cette communication et, au lieu de la rendre plus riche, plus vivante et efficace, il la trahit, la diforme.
Nonobstant, le plagiat a des qualités et des valeurs qui expliquent sa pérennité. Il est fascinant, tentant, commode et très rentable si on le compare avec le travail fourni par l’auteur original. De même, il suppose, de la part du plagiaire, sensibilité, intelligence et habilité. N’est pas plagiaire qui veut ! Le bon plagiaire savoure silencieusement son forfait lorsqu’il a réussi à l’occulter avec élégance. Exactement comme un voleur adroit se félicite d’un riche cambriolage accompli avec succès. On pourrait même établir des liens et des comparaisons entre l’acte de plagier et la nature de l’être humain après son expulsion du Paradis Terrestre. Il y aurait chez l’homme (et aussi chez la femme) une tendance innée à s’approprier indûment ce qui appartient à autrui. Plus osé encore, on pourrait avancer la thèse que toute notre organisation sociale serait soutenue par ce phénomène : furantur humanum est. « Voler est humain »… tout autant qu’errer. Voilà pourquoi le plagiat est si fréquemment utilisé. Mais a-t-il une valeur esthétique ? Oui, acceptons-le : le plagiat a, pour le moins, la valeur de ce qui est copié et la maestria de la copie. Il peut difficilement prétendre à plus, qu’on lui accorde ou non un prix littéraire13.
En occultant la source d’un texte, le plagiaire se prive de toute communication avec l’auteur. Que celui-ci soit mort ou vivant, c’est égal14. L’important, c’est le texte et le terrain individuel et social qui le vit éclore et se développer. Le plagiaire, qui cherche à épargner ses efforts et à dissimuler un manque personnel, ne peut donc pas, comme le souhaitait Lautréamont, corriger et améliorer le texte d’un autre écrivain. Il ne peut pas non plus lui donner une nouvelle dimension, plus parfaite que l’originale. Pour cela, il lui faudrait agir ouvertement, explicitement, en abandonnant toute intention de cacher, de tromper. Dans ce cas, le plagiat disparaîtrait. En revanche, apparaît la possibilité d’une autre modalité sémiologique, qui ouvre les portes à une nouvelle façon d’écrire, à un nouveau genre narratif : l’intertexte. Lautréamont disait :
Le plagiat est nécessaire. Le progrès l’implique. Il serre de près la phrase d’un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée fausse, la remplace par une idée juste. (1919b, 271)
Je me permets, comme auparavant à propos de Corneille et de Dante, de changer un seul mot :
L’intertexte est nécessaire. Le progrès l’implique. Il serre de près la phrase d’un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée fausse, la remplace par une idée juste.
Personne ne peut m’accuser de plagier Isidore Ducasse ou d’infirmer son travail. Bien au contraire, je rehausse son labeur, son intelligence féroce et sa génialité15. Je reconnais en Lautréamont l’un des précurseurs d’un nouveau genre littéraire qui, aujourd’hui, est rendu possible par un fait qu’il n’eut pas le temps de vivre : l’invention de l’écriture électronique, suivie par l’apparition d’Internet et la mondialisation technologique de la communication humaine. L’élaboration esthétiquement supérieure d’un texte préécrit correspond à ce que j’appelle (faute d’un mot plus euphonique) « l’intertexte », non comme un simple outil d’analyse sémiologique du rapport des textes entre eux (c’est son acception ordinaire), mais comme une nouvelle modalité de la littérature narrative, postromanesque. C’est ce que j’ai tenté de faire, par exemple, dans La Société des Hommes Célestes (Un Faust latino-américain) (2005) l’un des cinq livres qui composent Les Phases de la Guérison, que nous avons analysé fragmentairement avec les étudiants en littérature de l’Université du Chili16.
L’intertextualité peut s’établir entre tous les genres et passer du drame à la littérature narrative, du vers à la prose et, en ce début de millénaire ultra-communicationnel, passer également d’une langue à une autre. Toute version bilingue ou trilingue ou plurilingue d’une œuvre est, nécessairement, intertextuelle. Mais le mécanisme intertextuel, simple technique qui se trouve à la base de l’intertexte ne doit pas être identifié et confondu avec la dimension littéraire de celui-ci17. L’intertexte littéraire, de par sa perspective esthétique, obligatoirement consciente, cherche à se constituer en un nouveau genre narratif (c’est le cas particulier, avant-gardiste, des Phases de la Guérison), genre qui se situe, pour des raisons historiques et technologiques, au-delà du roman, modalité narrative dominante préalable à l’invention de l’écriture électronique.
Cela dit, l’intertexte non seulement exclut le plagiat, mais il le rend superflu, inutile. À l’inverse du plagiat, l’intertexte est explicite. L’intertexte met en relation manifeste, ouverte, des textes appartenant à des auteurs divers, mais reconnus en tant que tels. Non pour des raisons éthiques, légales, mais pour des raisons esthétiques, formelles. La reconnaissance de la source des textes qui dialoguent entre eux à l’intérieur des limites du jeu intertextuel d’une narration impose à l’écrivain une maîtrise plus exigeante que celle qui omet cette reconnaissance. Cette exigence est d’ordre esthétique, car l’écrivain intertextuel doit trouver — en toute liberté bien sûr — la forme qui va lui permettre d’atteindre un résultat valable artistiquement18. Il ne suffit pas de nommer l’auteur dont le texte est pris en intertextualité (comme c’est le cas dans une thèse doctorale), mais il est nécessaire d’offrir à ce texte la possibilité de se greffer vivement, de se développer et de se transformer dans l’épaisseur du terrain textuel qui l’accueille, atteignant ainsi une nouvelle dimension. Tâche difficile, car le « texte d’accueil » doit être à la hauteur du « texte accueilli », mais tâche aussi très belle et enthousiasmante dans la mesure où c’est à travers cet effort que la littérature peut dépasser, concrètement, les frontières de l’espace et du temps.
Dans Le Château de Méphistophélès (Gac 2010), la farce qui clôt La Société des Hommes Célestes (Gac 2005), texte choisi par David Wallace pour discuter avec ses étudiants du sens de l’intertextualité et du plagiat, les auteurs des Faust les plus connus (Marlowe, Lessing, Goethe, etc.) sont convoqués devant une commission (infernale, évidemment) pour passer un examen de « faustologie ». Lessing va se plaindre (à tort ou à raison) de Goethe, qui lui aurait volé et plagié le manuscrit de son propre Faust, et Lenau reproche à son tour à Goethe d’avoir jeté un voile sur son Faust publié en 1836, œuvre d’une haute valeur poétique et pourtant presque ignorée si on la compare avec la médiocre version goethéenne, dont la meilleure qualité est l’inclusion du personnage de Marguerite. Dans Le Château de Méphistophélès (nom d’un cabaret très fréquenté de l’Enfer), les examinateurs, réunis par hasard, sont une maquerelle aussi voluptueuse qu’ignorante, un interne en médecine qui n’a jamais lu aucun Faust, et G.E. Lessing, dont la voix vaut, démocratiquement, autant que les deux autres (Pessoa est le dactylographe de l’événement, sans droit à la parole). L’examen permet au lecteur de La Société des Hommes Célestes d’assister à un exemple de l’intertextualité faustienne (qui perdure depuis le XVIe siècle jusqu’à aujourd’hui) où les textes faustiens se personnifient, deviennent vivants et s’interpellent entre eux à travers les « auteurs-personnages ». Certes, dans ce jeu menace le spectre méphistophélique de la pédanterie (comme l’un des étudiants du professeur Wallace s’en inquiéta). Mais la pédanterie ne résiste pas à l’ironie, élément rhétorique qui s’oppose aussi à l’occultation, comme Borgès le démontre magistralement dans Pierre Ménard, auteur du Quichotte (1939), nouvelle saturée, à l’instar de l’ensemble de son œuvre, d’innombrables références doctorales.
Dans le cas de James Joyce, de L’Odyssée et d’Ulysses, on ne peut pas non plus parler de plagiat. Certes, Joyce utilise la structure de l’épopée homérique d’une façon « souterraine »19. Le lecteur naïf qui entreprend la laborieuse lecture de son livre ne sait pas que sous la surface de ce qu’il lit se trouve une référence précise de L’Odyssée20. Mais le titre — Ulysses — exhibe, manifeste, annonce explicitement le jeu intertextuel entre les deux œuvres. Ulysses est l’un des précurseurs de l’intertexte littéraire.
Interrogeons-nous, une fois de plus, sur l’importance de la procédure intertextuelle. Où est l’intérêt, la valeur esthétique de l’intertexte comme genre littéraire postromanesque ? Le roman, genre narratif séculaire, accueille aisément le plagiat, même si tous les romanciers n’ont pas recours à ses facilités trompeuses. Tolstoï, en écrivant Anna Karénine (1877) plagia-t-il Madame Bovary (1857), roman publié par Flaubert vingt ans plus tôt, en 1857 ? Le thème est le même — l’adultère — si humain et universel (adulterium humanum est) qu’il est impossible de parler de plagiat. Tolstoï n’avait besoin de plagier personne. Et aucun créateur authentique, grand ou petit, non plus21. Mais un romancier ordinaire, suffisamment adroit, peut s’approprier en cachette le texte d’un autre écrivain. Certes, cette appropriation peut être plus ou moins involontaire et inconsciente. Souvent le romancier, au moment d’entreprendre la rédaction d’un roman, ne tient pas compte, par ignorance ou par paresse intellectuelle, du fait que derrière le texte qu’il commence à développer il y a d’autres textes antérieurs dont la lecture (ou la référence indirecte), qu’il le veuille ou non, est restée inscrite dans sa mémoire. Et il peut achever son texte sans s’apercevoir du phénomène. Il produira ainsi un roman peut-être facile à vendre sur le marché, mais sans grande valeur esthétique. C’est ce qu’il advient, nous l’avons vu, avec nombre de romans des sous-genres « policier-existentiel », « pseudo-historique », « porno-romantique », qui constituent la presque totalité de la littérature industrielle de nos jours. De leur côté, les auteurs plagiés découvrent rarement qu’ils ont été volés. Et le lecteur, à son tour, est inconscient ou, simplement, indifférent face à cette réalité. Sa culture romanesque, superficielle et fictive par définition, ne lui permet pas de la déchiffrer et, encore moins, de la dénoncer.
L’intertexte non seulement ne tolère pas le plagiat, mais, répétons-le, le rend superflu et, en même temps, incorpore dans une textualité naissante tout ce que l’écrivain intertextuel considère nécessaire pour développer son œuvre. En commençant un développement scriptural, l’écrivain intertextuel sait, à la différence du romancier, que d’autres écrivains avant lui ont travaillé sur la même thématique et que son propre travail consistera, en bonne partie, à déceler ces généalogies sémantiques et à les retravailler selon sa propre originalité. Et cette attitude, à la fois respectueuse et modeste (contrairement au romancier qui en « créant » ses personnages joue un rôle qui rappelle celui du deus ex machina), lui permettra d’obtenir un résultat esthétique de meilleure qualité. Ajoutons que la reconnaissance explicite de l’auteur cité et de son œuvre « empruntée », lui évite de sombrer dans l’oubli, souvent injuste, où le temps peut l’ensevelir. L’œuvre littéraire, en tant que communication, atteint une dimension supérieure, car elle exige et impose un niveau supérieur de conscience.
Dans ses premières versions, La Société des Hommes Célestes (Gac 2005) était un texte sans relief, où toute référence à la légende faustienne était absente. L’ouvrage n’était qu’un roman d’apprentissage stéréotypé, où le protagoniste raconte le processus de son éducation depuis l’école maternelle jusqu’au doctorat universitaire22. Mais dans les versions suivantes (une dizaine), dès lors que les liens intertextuels avec les Faust classiques se font explicites, le roman évolue et se transforme pour devenir un Faust latino-américain23 qui va s’inscrire dans le réseau séculaire de la légende faustienne, bien plus significative que la production romanesque industrielle, culturellement insignifiante (il vaut mieux insister) qui domine le marché littéraire24.
Il s’agit donc d’une nouvelle façon d’écrire et de lire, facilitée par les avances technologiques postérieures à l’invention de l’écriture et de la lecture électroniques, comme je le rappelle dans Éditorialisation et Littérature (2016). La révolution cybernétique est si radicale qu’aujourd’hui il est parfaitement concevable que le lecteur puisse devenir lui aussi écrivain (lecteur-écrivain), l’un des objectifs de l’intertexte, lequel permet de supprimer le barrage entre le lecteur et l’auteur, barrage spécifique au roman dont le texte, fermé et non modifiable, est matériellement indépendant de celui qui le lit. Quel lecteur amateur de romans, touché par ce qu’il lit, n’a-t-il pas rêvé d’écrire ? Avec l’intertexte le rêve quichottesque du lecteur devient réalisable. Jürgen Habermas, dans l’un de ses derniers entretiens, signale que l’invention de l’imprimerie a permis à l’homme ordinaire de devenir lecteur, processus qui a pris plusieurs siècles avant de s’imposer à la majorité de la population humaine. Et, parallèlement, il constate que, à peine deux décennies après son invention, Internet fait de nous tous des auteurs potentiels25. Nous pouvons donc imaginer que l’invention de l’écriture électronique fera du lecteur ordinaire un « lecteur-écrivain »… en beaucoup moins de temps.
Question tacite, et à la fois évidente, portée par les très lucides et raisonnablement sceptiques étudiants du professeur David Wallace : l’intertexte est-il une tentative expérimentale limitée aux Phases de la Guérison et destinée à passer dans l’histoire de la littérature comme une simple curiosité, une utopie de plus ? Ce n’est pas impossible.
Jean-Paul Sartre, conscient du fait que le genre romanesque est devenu l’art bourgeois par excellence, destiné à conforter (même lorsqu’il s’y oppose) le statu quo social et individuel de notre société (définie hypocritement par Karl Popper comme « société ouverte » (1979)), tenta de développer un nouveau genre narratif qu’il appela « vrai roman ». Et comme exemple du « vrai roman », il proposa L’Idiot de la famille (1971a) (dont l’épais protagoniste est Flaubert), nouveau genre littéraire appuyé, parmi d’autres piliers, sur ce qu’il appelait « l’analyse existentielle », sorte de mélange (et de plagiat malheureux, d’après quelques-uns) de la psychanalyse freudienne et de la métaphysique de Martin Heidegger (1927). Peu importe. L’histoire de la littérature reconnaît un seul spécimen du « vrai roman » : L’Idiot de la famille26. Bien sûr, Les Phases de la Guérison et ses cinq livres (notamment l’intertexte plurilingue La Guérison (2000), publié sous la rubrique provisoire « roman », dont la parution fut pronostiquée, en quelque sorte, par Michel Butor plusieurs années auparavant dans L’écriture en transformation (1993)) pourraient subir le même sort. Or, en défenseur (d’office) de l’intertexte en tant que genre littéraire postromanesque, je convoque (sans aucune intention de plagier la tentative avant-gardiste de Sartre et, encore moins, de plagier les « nouveaux romanciers » ou les « romanciers tels quels »), quelques témoins déjà présents dans cet article.
Le premier, c’est Miguel de Cervantes, auteur du plus célèbre « antiroman » de l’histoire — El Ingenioso Hidalgo Don Quijote de la Mancha (1605) — (l’autodafé des romans de chevalerie au début du Quichotte permet de le lire ainsi), mais aussi l’auteur de Los trabajos de Persiles y Segismunda (1617), ouvrage favori de Don Miguel, texte qui prélude, comme Ulysses (Joyce 1922) ou Tristam Shandy (Sterne 1759), le nouveau genre narratif. Ce texte (le marquis de Sade, accusé d’avoir plagié la nouvelle cervantine La Fuerza de la Sangre (1613), l’aurait peut-être lue comme une excitante apologie de l’inceste) saute par-dessus les frontières de l’Espagne et se promène en faisant l’éloge des multiples langues et cultures de l’Europe, plurilinguisme qui sert de fondement à l’intertexte, multiculturel et plurilingue par définition. Rappelons enfin, pour être précis et de très bonne foi, que Don Miguel, déjà moribond, au moment d’écrire sa dédicace pour le Comte de Lemos, va frôler le plagiat en s’inspirant d’une chanson populaire qui commence ainsi :
Avec un pied déjà à l’étrier,
Transi par l’anxiété de la mort,
Je vous adresse, Chère Madame, cette dédicace.
Or, s’adresser au Comte en l’appelant « Chère Madame », n’était pas du meilleur goût. Pressé par le temps, Cervantès réalise, plume d’oie à la main, une intervention transexuelle d’urgence et passe du féminin au masculin :
… Avec un pied déjà à l’étrier,
Transi par l’anxiété de la mort,
Je vous adresse, Grand Seigneur, cette dédicace.
Cependant, Cervantès ne tombe pas dans le plagiat, car il s’excuse d’avoir utilisé presque les mêmes mots de la chanson. C’est le début de l’intertexte !
Le deuxième témoin est Lautréamont, qui se consola avec la conscience de ce qu’il put atteindre dans sa courte vie (il est mort de tristesse plus que de tuberculose) :
Espérant voir promptement, un jour ou l’autre, la consécration de mes théories acceptées par telle ou telle forme littéraire, je crois avoir enfin trouvé, après quelques tâtonnements, ma formule définitive. C’est la meilleure : puisque c’est l’intertexte ! (Lautréamont 1870a, VI, p. 231)
Lautréamont, habitant du limbe préalable à l’invention de l’écriture électronique, écrit, au début du Chant VI de Maldoror, le mot « roman » au lieu d’« intertexte ». Suivant ses propres recommandations, aidé par le progrès technologique qu’il n’eut pas le temps de connaître, je serre de près ses phrases, j’utilise ses expressions, j’efface un concept faux — le roman — je le remplace par un concept juste — l’intertexte.
Le troisième témoin est Michel de Montaigne, dont les Essais (1580) sont tous, sans exception, intertextuels. Si Montaigne, profitant de la lecture du millier de volumes de sa bibliothèque (la célèbre librairie de sa propriété bordelaise) avait introduit, comme Rabelais, la fiction dans son écriture, en plus d’avoir inventé le genre de l’essai, il aurait frôlé, à l’égal du libidineux et démesuré auteur de Gargantua et Pantagruel (1534), l’intertexte.
Et le dernier, le plus proche, c’est Borgès. Je parle, bien entendu, du personnage « Borgès », qui se promenait par les rues de Buenos Aires suivi en rêve par son homonyme, l’élégant directeur de la Biblioteca Nacional de la República Argentina. Il pourrait confirmer que dans l’une des galeries sans fin de la Bibliothèque de Babel (1951), où abondent tous les livres écrits et à écrire, ses yeux ont réussi à voir, en toute clarté, l’intertexte.
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La Universidad de Chile admet officiellement ceci : « Le terme plagiat est défini dans le Diccionario de la Real Academia Española (1780) comme l’action de copier l’œuvre d’autrui en s’en attribuant la propriété. D’un point de vue légal, c’est une infraction au droit d’auteur d’une œuvre artistique ou intellectuelle de n’importe quel type, dans laquelle on tombe lorsqu’on présente l’œuvre d’autrui comme sienne ou originale » (Informaciones y Bibliotecas).↩
« Menard » devrait donc s’écrire avec accent aigu — Ménard —, mais Borgès, anglophile reconnu, était, peut-être, un francophobe dissimulé.↩
Félix Lope de Vega y Carpio, né le 25 novembre 1562 à Madrid et mort le 27 août 1635 dans la même ville, est un dramaturge et poète espagnol. Il est considéré comme l’un des écrivains majeurs du Siècle d’or espagnol.↩
Plus que son disciple, le romancier franco-argentin (Calchín 1930 – Paris 2012), qui idolâtrait Borgès, aurait voulu être, comme tout le monde le savait « rive gauche » de la Seine, sa créature.↩
Lautréamont, qui perdit sa mère pendant son enfance à Montevideo, était admiré par ses camarades dans les lycées français (Tarbes, Pau) où son père, ambassadeur de France en Uruguay, l’avait inscrit comme interne. Avec eux, il commentait ses poèmes publiés dans les revues lycéennes et il exerçait sa critique implacable sur les écrivains de son temps, Hugo, Sue, Zola, Dumas, Baudelaire, Byron, Poe, etc. Si un enfant est enfant, comme cela advint naturellement et « borgèsiennement » à Bianciotti, un génie est un génie, sans limites d’âge.↩
La Curación est le point de départ de La Guérison (Gac 2000) qui raconte la tentative, assez « ménardesque », d’un fou qui se prend pour Dante et qui prétend réécrire la Divine Comédie. Gogol tenta, lui aussi, quelque chose de semblable. Il finit par se suicider.↩
Malheureusement les versions modernisées et les traductions des Essais effacent la gracieuse tonalité du français original. Borgès, tout comme il le fait en parlant du style et de la prose de Cervantès (qualifiée, dans La supersticiosa ética del lector (1932) avec la complicité de Leopoldo Lugones, de « prosa de sobremesa »), mésestime la prose de Montaigne et ses longues phrases, facilitées par la structure de la langue française qui s’appuie sur la flexibilité de la liaison phonétique et scripturale comme élément syntaxique. Rappelons que Dante, dans De Vulgari Eloquentia (1304 ?), assure que la lingua oïl est la langue idéale pour écrire en prose. Proust, auteur de Pastiches et Mélanges (1919), ouvrage où il imite le style de quelques grands écrivains français (imitations, mais en aucun cas, plagiats) en fera la démonstration dans la Recherche (1913) où ses phrases atteignent parfois plus d’une page sans jamais perdre leur rythme ni tomber dans un contresens. Même si dans l’espagnol écrit la liaison n’existe pas, Cervantes développe aussi de très longues phrases d’une riche densité poétique et philosophique et, parfois d’une drôlerie hilarante, au moins dans le Quichotte authentique (pas celui de Pierre Ménard), œuvre qu’il eut le temps de réviser, ce qui ne fut pas le cas de son dernier livre — Los trabajos de Persiles y Segismunda (1617) — achevé quelques jours avant sa mort et dont la prose est restée un peu irrégulière. Fatalement.↩
Montaigne considérait le latin (langue que son père, presque analphabète, lui imposa dès sa petite enfance) comme sa langue maternelle. Ce caprice paternel explique peut-être la structure déjà très raffinée du français qu’il commence à forger dans les Essais, parsemés de citations en latin et de latinismes. Or, le bilinguisme français-latin qui soutient la qualité intertextuelle de son œuvre, invalide per se toute accusation à son égard de plagiat des grands classiques.↩
Michel Butor, alarmé peut-être par l’apparent égoïsme et l’appétit de propriété de Valéry, écrivit à son tour Votre Faust (1969, 5).↩
Les romanciers se plagient fréquemment les uns les autres, tentés par la faiblesse esthétique du genre, de plus en plus parasité par la presse écrite, phénomène qui a donné naissance dernièrement au « roman reportage ». Ce parasitisme, qui enrichit la presse écrite et affaiblit la littérature (comme le regrettait déjà Balzac dans sa Monographie de la Presse parisienne (1844)), est favorisé par le fait que souvent les maisons d’édition et les journaux appartiennent aux mêmes groupes financiers, fait habituellement ignoré par le manque d’analyse idéologique du phénomène culturel, analyse pourtant fondamentale pour sa compréhension. En Amérique latine nous avons le cas, dénoncé inutilement par José Saramago, de Vargas Llosa, journaliste-romancier (El País, Alfaguara), habile plagiaire qui conçoit, en toute tranquillité, l’œuvre littéraire comme (je résume) « vol intelligent », « dépouillement de l’œuvre d’autrui », « appropriation nécessaire » (Llosa 1975).↩
Les détectives et les sauvages narcotrafiquants mexicains, pistolet à la main, assurent que Bolaño est encore plus Mexicain qu’eux. Mieux vaut ne pas en discuter.↩
Borgès prétend que Bouvard et Pécuchet (1881), le roman de Flaubert, est une sorte de Faust bicéphale en quête, non de jeunesse et de plaisir, mais de la connaissance absolue. Un psychanalyste freudien (orthodoxe) pourrait avancer l’hypothèse, plus simple, que les deux protagonistes ne font que sublimer leur homosexualité latente. À l’égal de Flaubert, leur créateur, logiquement.↩
Dans la très honorable République des Lettres Françaises, le plagiat a aussi été abondamment pratiqué. Les exemples sont nombreux et surprenants par l’importance médiatique des auteurs concernés. Laissons de côté les plus drôles (Bernard-Henri Lévy faisant une critique de Kant très documentée en prenant les idées d’un philosophe inventé de toutes pièces par le farceur Jean-Baptiste Botul, ou Alain Minc, économiste admirateur de la rigoureuse Éthique de Spinoza et cependant serial-plagiarist plusieurs fois condamné par la justice) et restons avec un plagiat strictement littéraire, celui de Tahar Ben Jelloun, prix Goncourt pour son roman La nuit sacrée (1987), publié par les Éditions du Seuil en 1987. Le romancier franco-marocain, membre occasionnel d’un jury littéraire provincial, eut connaissance d’un ouvrage présenté par une jeune écrivaine, Myrtille Buttner. Voici ce qu’elle raconte de son aventure avec l’écrivain thuriféraire du roi du Maroc de l’époque : « J’ai été plagiée par Tahar Ben Jelloun l’année de son Goncourt. Mon procès a été classé, perdu, tout trafiqué grâce à son amitié avec Edmonde Charleroux, et j’ai été écrasée. Pourtant, il a exactement photocopié des paragraphes entiers de mon texte Les fiancés de la nuit. Mêmes personnages, mêmes noms, mêmes situations… » Malgré ces évidences, elle ne put rien faire face à l’armada d’avocats du milieu germanopratin de Paris. Une femme reste une femme, écrivaine ou pas. Elle fut déboutée au nom de « la poésie ». Bien entendu, le roi, très gentil, n’eut besoin d’intervenir à aucun moment devant le gouvernement français, très gentil aussi, qui récompensa le romancier avec la Légion d’Honneur.↩
Pierre Bayard, psychanalyste (peu orthodoxe) et professeur de littérature à l’université Paris 8, a trouvé, peut-être à son insu, une formule astucieuse pour banaliser le plagiat : le plagiat par anticipation. Cette formule, digne de Jules Verne, suppose qu’un romancier d’aujourd’hui peut très bien plagier un écrivain du futur. C’est très romanesque comme fiction et pas du tout passible de poursuites judiciaires. Par ricochet, cela permet aux plagiaires de notre temps, et à leurs éditeurs, d’atténuer la gravité de leur larcin. Il fallait y penser.↩
Le père du poète ne comprit jamais que son fils était un génie. Soucieux de sa carrière diplomatique et craignant que derrière Maldoror ne se cachât un criminel, il demandait, dans les messages qu’il envoyait aux libraires-imprimeurs des Chants, de ne pas les publier. Kurt Schneider, psychiatre du début du XXe siècle, lui aurait donné raison. Le docteur, totalement allemand et inventeur de l’émouvante liste des personnalités psychopathiques (Die psychopathischen Persönlichkeiten (1955)) postule qu’entre un criminel et un génie il n’y a pas de grande différence : tous deux seraient, à cause de facteurs génétiques, fortement déséquilibrés, psychiquement souffrants, mais pas pour autant des malades mentaux. Bien sûr, en dépit de la ressemblance de quelques-uns de leurs actes, leur comportement ne peut pas être considéré, même métaphoriquement, comme plagiat l’un de l’autre. L’un cherche son équilibre à travers la destruction, l’autre, par la création. Parlant du génie de l’artiste, Borgès, expert dans les crimes géniaux, comme celui de l’assassinat d’un patron industriel soigneusement préparé par la jeune gréviste juive, Emma Zunz (aucune connotation idéologique de la part de Borgès, ideological blind qui dans les années 70 rendit un terrifiant hommage à Pinochet), prévient, avec une syntaxe douteuse, que « la plus grossière tentation de l’art est la tentation d’être un génie ». Heureusement pour ses lecteurs, il céda à la tentation.↩
Évidemment, nous avons évoqué avec les étudiants l’éventualité de voir apparaître d’autres modalités postromanesques. Eux-mêmes pourraient en être les auteurs…↩
D’autres, en se trompant, parleraient d’« hypertexte », comme Landow (1997). L’hypertexte est comparable, d’un point de vue esthétique, à une figure kaléidoscopique, purement mécanique. Il dépend d’un simple (ou compliqué) appareil électronique. L’intertexte suppose la conscience vivante de l’écrivain.↩
Les romanciers prétendent que le roman est « pure liberté », sans contraintes d’aucune sorte, et qu’ils écrivent « ce qu’ils veulent et comme ils veulent » (y compris, en plagiant, à la Vargas Llosa), même s’ils savent que pour être publiés ils doivent se soumettre aux exigences, explicites ou implicites, de leur éditeur éventuel. Et celui-ci, pour ne pas se ruiner (comme je le signale dans Révolution dans l’édition littéraire (Gac 2011b)) doit, à son tour, se soumettre aux lois du marché. Là s’arrête la « liberté de création » dans notre société romanesque ! En réalité, dans l’écriture d’un roman il y a toujours un substrat intertextuel subconscient qui détermine mécaniquement la progression du récit. Souvent le romancier obtient involontairement le résultat opposé à celui qu’il cherchait (s’il en cherchait un) et il s’étonne, flatté, lorsque les lecteurs découvrent dans son texte quelque chose qu’il n’avait jamais voulu dire. Cela est pour lui la preuve de son talent et de sa liberté de création. Cette supposée liberté n’est que mécanicité automatique, d’autant plus fêtée par les éditeurs commerciaux qu’elle coïncide non avec la liberté de la conscience (ils s’en moquent), mais avec la liberté du marché. Ils exultent car là se trouve la clé des best-sellers industriels. La contradiction entre la liberté de la conscience et la liberté du marché est l’un des sujets de discussion entre le Faust protagoniste de La Société des Hommes Célestes (Gac 2005) et l’interne en psychiatrie chargé de le soigner.↩
Lawrence Durrell, admirateur de Joyce et auteur du Quatuor d’Alexandrie (1961) (dont la structure formelle s’inspire de la théorie de la Relativité, comme le romancier le reconnaît explicitement, sans plagier Einstein), aurait peut-être dit « sous-marine ». Clea, peintre sculpturale et protagoniste du quatrième tome, est proche de la noyade face au port d’Alexandrie, où elle nageait, en toute témérité, parmi les vestiges de la civilisation méditerranéenne. Ce n’est qu’une simple métaphore, même si Clea perd une main au fond de la Méditerranée… romanesquement parlant, par chance.↩
Borgès, qui dominait, avec fierté, l’anglais, ne se donna pas la peine de bien lire Joyce. Dans sa nouvelle El acercamiento a Almotásim (dont la perfection stylistique incite à l’apprendre par cœur) il écrit ceci : « Les contacts répétés mais insignifiants entre l’Ulysse de Joyce et l’Odyssée homérique, continuent à entendre — je ne saurai jamais pourquoi — l’admiration précipitée de la critique » (1935, 35). Craignant tomber dans la pédanterie (modalité inférieure de la pédagogie, certainement, car le pédant ne transmet pas une connaissance par devoir ou générosité, mais pour dissimuler, avant tout, une mauvaise image de lui-même), je renvoie le très patient lecteur à ma Correspondance Unilatérale avec Sollers (Gac 2017), dans laquelle je trace le tableau intertextuel entre les deux œuvres. Joyce bâtit un laborieux pont entre l’Odyssée et son Ulysses, en créant un pont littéraire entre notre époque et la Grèce ancienne, comme Nietzsche et Heidegger le firent en philosophie.↩
Nous pouvons ajouter Henry James et sa nouvelle The Madonna of the future (1876), texte qui s’inspire de la nouvelle de Balzac Le chef-d’œuvre inconnu (1831) et du conte The prophetic pictures (1837) de Hawthorne, auteurs explicitement cités par James. Zola est moins scrupuleux avec Balzac et avec Henry James lui-même, dans son roman L’Œuvre (1886), où il écrit sur le même sujet du mystère de la création picturale. Dans L’enlèvement de Sabine (Gac 2011a), texte qui a comme décor les Annonciations de la ville de Florence, je tente de suivre les traces florentines de Henry James et de Mary McCarthy. Ce texte « autoédité » (édition papier et édition électronique) contient les reproductions en couleur des Annonciations. La couleur des illustrations est essentielle pour suivre le jeu interpictural du récit, lecture impossible dans une édition conventionnelle (elle serait hors de prix, dans le meilleur de cas). Les « madones » virtuelles et invisibles dans les romans du XIXe siècle, sont virtuellement visibles dans l’intertexte du XXIe.↩
Impossible de ne pas rappeler Les années d’apprentissage de Wilhelm Meister (1796), roman de Goethe plutôt puéril (ridicule serait le mot juste) si on le compare avec le livre de Laurence Sterne, Tristram Shandy (1759), étonnamment moderne en tant que narration intertextuelle, et très drôle précurseur de l’intertexte.↩
Lawrence Durrell, auteur aussi d’un Faust, appela le sien « An Irish Faust » (1987).↩
Borgès, avec sa compréhensible malignité antiromanesque (pour lui le roman était un genre excessif, dépourvu d’élégance et même, de nécessité), aurait peut-être jugé qu’à l’instar de The approach to Al-Mu’tasim (le roman de l’avocat et romancier, Mir Bahadur Alí), La Société des Hommes Célestes, en raison de ses successives versions intertextuelles, « comme roman décline en allégorie ». Un critique staliniste (il y en a encore) voudrait peut-être réduire, avec une pénible rigidité, La Sociedad de los Hombres Celestes (Gac 2011c) à une allégorie petite-bourgeoise de la société capitaliste. Or l’intertexte exclut non seulement le plagiat, mais aussi toute rigidité et cécité idéologiques.↩
« Après l’invention du livre imprimé, qui aurait dû permettre à chacun de devenir un lecteur potentiel, des siècles s’écoulèrent avant que l’ensemble de la population sache lire. Internet, qui fait de nous tous des auteurs en puissance, n’a que deux décennies d’âge… » (Hermoso 2018).↩
Les journalistes littéraires se sont emparés, enchantés, de l’expression « vrai roman » pour la transformer en simple étiquette publicitaire de n’importe quel roman.↩