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Tocqueville et les colonies : Amérique, Antilles, Algérie

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      • Mot-clésFR Éditeur 18 articles
        18 articles
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        Mot-clésFR Éditeur 59 articles 1 dossier,  
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        Mot-clésFR Éditeur 211 articles 14 dossiers,  
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      Texte

      « Il faut avoir l’esprit dur et le cœur tendre »

      Jacques Maritain

      Position du problème

      Alexis de Tocqueville devient célèbre quand, le 23 janvier 1835, il publie la première partie de La Démocratie en Amérique. Le livre rencontra un franc succès et suscita de vives polémiques. Un journal légitimiste, la Gazette de France, fit paraître un article anonyme contenant ces lignes : Monsieur de Tocqueville est avocat et, comme tel, il plaide la cause de la démocratie en Amérique ; c’est avec une prédilection toute particulière que cet auteur offre à l’admiration des peuples de l’Europe « (…) un pays d’humanité tricolore où des hommes rouges qui en sont les naturels se voient exterminés par les hommes blancs qui en sont les usurpateurs ; où les hommes noirs se vendent pêle-mêle avec les bestiaux sur la place publique. » 1 Tocqueville ne l’a pas ignoré. Mais il n’en a pas fait l’objet central de son enquête, la démocratie. Il a consacré une grande partie de son étude à l’analyse de cette « humanité tricolore » et des rapports que ses composantes colorées entretiennent. Les analyses de Tocqueville y sont pénétrantes. On peut dès lors s’étonner, à lire les rapports que Tocqueville a dressés de l’Algérie des débuts de la colonie, en 1841 et en 1847, qu’il ne manifeste pas à l’égard des Arabes l’humanité dont il a gratifié, en Amérique, les Noirs et les Indiens. S’il paraît sensible, en effet, aux questions d’égalité entre Noirs et Blancs - car ce n’est pas en termes d’égalité mais de relégation que la question se pose pour les Indiens - , il demeure totalement indifférent au sort de toute cette population bigarrée - Kabyles, Arabes, Maures - qui peuple le territoire de l’Algérie.

      Dans une lettre à sa mère du 25 décembre 1831 (sur le Mississipi) 2 , le voyageur fait les observations suivantes ; « Vous saurez donc que les Américains des États-Unis, gens raisonneurs et sans préjugés, de plus grands philanthropes, se sont imaginé, comme les Espagnols, que Dieu leur avait donné le Nouveau Monde et ses habitants en pleine propriété. Ils ont découvert en outre que, comme il était prouvé - écoutez bien ceci - qu’un mille carré pouvait nourrir dix fois plus d’hommes civilisés que d’hommes sauvages, la raison indiquait que partout où les hommes civilisés pouvaient s’établir, il fallait que les sauvages cédassent la place. Voyez la belle chose que la logique. » (…) C’est un témoignage empreint de triste ironie que Tocqueville livre alors : en effet, les Indiens, ici, les Chactas (ou Tchactwas), sont déportés « dans un désert où les Blancs ne leur laisseront pas dix ans en paix. Remarquez-vous les résultats d’une haute civilisation ? » Encore faut-il tenir compte des différentes modalités de l’expropriation complète des Indiens, autrement dit de l’appropriation de s terres par les Blancs. Si les Espagnols 3 , en effet, « en vrais brutaux, lâchent leurs chiens sur les Indiens comme sur des bêtes féroces », s « ’ils tuent, brûlent, massacrent le Nouveau Monde », les Américains des États-Unis, en revanche, « plus humains, plus modérés, plus respectueux du droit et de la légalité, jamais sanguinaires, sont plus profondément destructeurs de leur race. » Le philosophe est alors un observateur au regard éloigné mais au cœur sensible. Sa perception n’est pas politique, elle est humaine. C’est pourquoi il écrit : « Il y avait, dans l’ensemble de ce spectacle, un air de ruine et de destruction, quelque chose qui sentait un adieu final et sans retour ; on ne pouvait y assister sans avoir le cœur serré. »

      S’interrogeant, en revanche, dix ans plus tard, en octobre 1841, sur les manières de faire la guerre aux Arabes, en Algérie, l’écrivain préconise les moyens qu’il a, en Amérique, désapprouvés. « Le second moyen en importance, après l’interdiction du commerce, est le ravage du pays. Je crois que le droit de la guerre nous autorise à ravager le pays et que nous devons le faire soit en détruisant les moissons à l’époque de la récolte, soit dans tous les temps en faisant de ces incursions rapides qu’on nomme razzias et qui ont pour objet de s’emparer des hommes ou des troupeaux. » 4 « J’ai déjà dit, ajoute-t-il, que ce qui inquiétait et irritait avec raison le plus les indigènes était de nous voir prendre et cultiver la terre. Cela n’irrite pas seulement ceux qu’on dépossède mais le pays tout entier. Les Arabes sont accoutumés depuis plus de trois siècles à être gouvernés par des étrangers. Tant que nous ne nous emparons que du gouvernement, ils sont assez disposés à nous laisser faire ; mais du moment où derrière le soldat paraît le laboureur, ils jugent qu’ils ne s’agit plus seulement de les conquérir mais de les déposséder ; la question n’est plus de gouvernement à gouvernement mais de race à race. » 5 Telle est la différence entre une conquête et une colonisation. La conquête concerne le gouvernement des hommes, la colonisation l’administration des choses. La colonie, du reste, est peut-être tout territoire dans lequel l’ensemble des affaires relève de l’administration des choses. Ce n’est plus, dès lors la sensibilité du penseur qui s’exprime mais ce qui est censé être sa « raison ». En effet, si coloniser c’est déposséder des hommes et s’approprier des choses, seule la violence peut y parvenir. C’est pourquoi Tocqueville estime qu’il faut pour ainsi dire tailler dans le vif, une bonne fois pour toutes, et s’emparer, définitivement, des terres convoitées. « Il n’y a en général, considère-t-il, rien de plus dangereux dans un pays nouveau que l’usage fréquent de l’expropriation forcée. (…) Mais, dans le cas présent et dans ce désordre prodigieux de la propriété, un pareil remède, administré une fois pour toutes en une seule dose est nécessaire. Il faut de toute nécessité arriver à ceci : fixer à l’aide d’une procédure sommaire et d’un tribunal expéditif, établi pour cette seule occasion, la propriété et ses limites. Ayant ainsi créé un propriétaire certain et une propriété qui peut s’aliéner, déclarer que si, dans un délai qu’on indique, le possesseur reconnu ne met pas sa terre en culture, cette terre tombera dans le domaine de l’État qui s’en emparera en remboursant le prix d’achat. Ce sont là assurément des procédés violents et irréguliers, mais je défie de sortir autrement du dédale où nous sommes. » 6

      Que Tocqueville compatisse au sort des Indiens est-il dû à son âge tendre (il a vingt-six ans), alors que c’est en homme mûr (trente-six ans) qu’il examine le cas des Arabes d’Algérie ? Combien de perceptions y a-t-il dans un regard politique ? Comment expliquer, éventuellement comprendre, qu’il défende ainsi, successivement, deux positions contradictoires ? Ce qu’il condamne en Amérique, il le recommande en Algérie...Considérer que Tocqueville s’intéresse aux Indiens et reste indifférent aux Arabes est de courte vue. Sa position est à la fois plus complexe et plus éloquente. Tocqueville n’est pas intéressé quand il assiste à la déportation d’Indiens sur un bateau qui traverse le Mississipi. Il est alors un simple spectateur éloigné qui contemple, impuissant, un spectacle pour lui horrible et atroce. Il est un témoin désintéressé qui, du coup, observe moralement une scène qu’il juge déplorable. De son point de vue, les Américains des États-Unis sont, dans leur pratique colonisatrice, politiquement critiquables si ce n’est moralement condamnables. Lorsque, en revanche, il est un acteur engagé, il n’est plus légaliste et la raison d’État lui paraît supérieure aux principes. Le clivage n’est pas tant, toutefois, entre la théorie et la pratique qu’entre l’enquête et l’expertise. Ce clivage, en effet, on le retrouve à l’intérieur du même sujet : l’esclavage. Tocqueville, en effet, comme Broglie, appartient à la Société abolitionniste 7 . En 1833, Victor Schoelcher avait déjà publié son ouvrage De l’esclavage des Noirs, et de la législation coloniale.

      Tocqueville abolitionniste

      A comparer les différentes interventions de Tocqueville sur l’esclavage, on peut constater un certain écart entre les différents textes en fonction de leur adresse. En 1843, le journal Le Siècle 8 publie dans ses colonnes des articles anonymes précédés de la mention : « Un homme qui ne doit qu’à des travaux consciencieux sa pure renommée et sa haute position dans les lettres et la politique, nous adresse, sur la grave question de l’émancipation des esclaves, une série d’articles que nous recommandons à toute l’attention de nos lecteurs ». 9 Ce n’est pas en son nom propre que Tocqueville s’exprime, c’est seulement au nom de son autorité, ie sa renommée et sa position. C’est en auteur. Rien de tel lorsqu’il rapporte le travail de la  « commission chargée d’examiner la proposition de monsieur de Tracy, relative aux esclaves des colonies ». 10 C’est en parlementaire qu’il expose des conclusions à l’intention de ses pairs. C’est en nom propre et en représentant - doublement : du peuple et de la commission - que Tocqueville argumente. Il est un acteur de premier plan. Ce qui occupe le politique, c’est la question des moyens, non celle des fins. Ce qui l’intéresse, c’est une question technique : « La commission, déclare-t-il, n’a pas (…) à établir que la servitude peut et doit avoir un jour un terme. C’est aujourd’hui une vérité universellement reconnue, et que ne nient point les possesseurs d’esclaves eux-mêmes. La question qui nous occupe est donc sortie de la sphère des théories pour enfin entrer dans le champ de la politique pratique. Il ne s’agit point de savoir si l’esclavage est mauvais, et s’il doit finir, mais quand et comment il convient qu’il cesse. » Cette « vérité universellement reconnue » demeure, quelques années plus tard, quand il s’agit des lecteurs du Siècle, un combat d’opinion.

      Tocqueville tribun ne tient pas le même langage que Tocqueville parlementaire. Il écrit : « La France possède 250 000 esclaves. Les colons déclarent tous unanimement que l’affranchissement de ces esclaves est la perte des colonies, et ils poursuivent de leurs injurieuses clameurs tous les hommes qui expriment une opinion contraire. » 11 Les colons sont donc, en 1839, dans l’enceinte de l’Assemblée, des partenaires si ce n’est des alliés politiques. Ils sont, dans les colonnes d’un journal, en 1843, des ennemis idéologiques. Ils n’ont pas, pour Tocqueville, le même statut selon que Tocqueville lui-même se place sur un plan strictement technique ou sur un plan plus largement politique, sur le terrain de l’action ou sur celui de l’opinion.

      Tocqueville est un moraliste politique. C’est à Kant 12 que l’on doit la distinction entre deux types politiques, deux façons de faire de la politique. Le moraliste politique adapte ses maximes aux circonstances quand le politique moral modèle ses actions sur ses principes. Ce que Kant souligne, c’est le rapport que chaque façon de faire de la politique entretient avec l’histoire. Le moraliste politique est celui qui pense connaître le cours des évènements. C’est celui qui voit la politique comme une technique, autrement dit comme une production d’effets d’autant plus prévisibles qu’ils dérivent d’une connaissance des choses. Ce que l’on appelle l’ordre du monde a pour lui un sens. Le politique moral est celui qui, au contraire, voit en la politique une pratique de laquelle on espère certains résultats. C’est celui qui considère que l’histoire ne permet pas de préjuger de l’avenir. Quelquefois, le politique moral est maladroit et, à l’égard de l’expérience, despotique. Quand il néglige la force des choses, en effet, il « violente » l’expérience et impose des principes sans discernement ni prudence, vertu politique s’il en est. Enfin, et sans doute surtout, en l’espèce, chez Kant, les « politiciens moralisants, en enjolivant des principes politiques contraires au droit, sous le prétexte que la nature humaine est incapable de réaliser l’idée du bien que la raison lui prescrit, rendent, autant qu’il dépend d’eux, toute amélioration impossible, et perpétuent la violation du droit. Ces politiciens habiles, poursuit-il, ne mettent pas en œuvre une science pratique dont ils se vantent, mais des pratiques, lorsqu’ils ne songent, en flattant (dans leur propre intérêt) les détenteurs actuels du Pouvoir, qu’à sacrifier le peuple et, si possible, le monde entier. Ils agissent à la manière de purs juristes (de profession, non des juristes législateurs), quand ils s’élèvent jusqu’à la politique. » 13 Le portrait que Kant peint de ce genre d’homme politique ressemble, trait pour trait, à Tocqueville lui-même.

      Tocqueville n’est pas sans l’ignorer. Dans ses Lettres sur la situation intérieure de la France 14 , il pose une question qui, en politique, est bien classique : « Qu’entend-on, d’ailleurs, précisément par ces mots répétés tous les jours : Que l’opposition n’a pas l’esprit pratique ? » 15 . Sa réponse : « C’est une maxime fort répandue parmi les hommes de gouvernement, et en général parmi tous ceux qui ont possédé ou veulent posséder le pouvoir, qu’en politique les principes n’ont rien de vrai en eux-mêmes ; et qu’il faut les considérer comme des moyens divers appropriés aux diverses fins qu’on se propose. Cette confusion dans les notions générales du bien et du mal en matière de gouvernement et ce mépris des règles, ils appellent d’ordinaire cela de l’esprit pratique. Ils regardent comme des exagérations romanesques ce vaste amour du genre humain, cet immense désir de la liberté des hommes, ce respect de leurs droits qui ont donné tant de puissance et tant d’éclat aux premiers efforts de la Révolution française. Le mépris de ces sentiments désintéressés et généreux en politique, ils appellent encore cela de l’esprit pratique. » On pourrait dire qu’en un sens le moraliste politique, ou l’homme de gouvernement, en reste à l’administration des choses quand le politique moral, ou l’homme d’opposition, préfère le gouvernement des hommes. Ce n’est pas là un accident politique mais une structure de base de la politique. Les politistes opposent partis de gouvernement et partis tribuniciens mais on observe, à l’intérieur même de chaque parti, des positions de gouvernement et des positions tribuniciennes. Les premières sont corrélatives de propositions de mesures ; les secondes sont la conséquence de la critique de mesures politiques prises par d’autres. D’où l’on voit que l’on peut à la fois (c’est selon !) être, en politique, technicien et idéologue. C’est même le propre des postures conservatrices. Toujours est-il que Tocqueville, s’il est un politique moral sur le sol français, est un moraliste politique dans les territoires d’outre mer. Le partage politique peut ainsi être un partage de l’humanité.

      S’il y a un point fondamental sur lequel Tocqueville a du sens pratique, ou est conservateur, et ipso facto, moraliste politique, c’est bien la propriété. La propriété est le centre de gravité des analyses qu’il propose tant de la situation des Indiens d’Amérique, que des esclaves des colonies tant anglaises que françaises, que, pour finir, des Arabes d’Algérie. Il faut respecter la propriété et les propriétaires, fussent-ils Indiens et affreux : c’est un principe politique. Mais il faut exproprier et déposséder les propriétaires, les Arabes en particulier : c’est une technique politique, c’est même la technique politique la plus éprouvée quand il s’agit de coloniser. Impossible d’harmoniser les positions, parce qu’à chacun ses indigènes. De loin, il défend les Indiens et condamne les Américains. De près, il défend les Français sans, presque, jamais les condamner dans leur chasse aux Arabes. De façon analogue, il faut, pour Tocqueville, abolir l’esclavage au nom d’un principe politique, la liberté. Mais il faut aussi, dans le même temps, indemniser les maîtres, technique politique à l’œuvre dans moult réformes. Ce n’est pas les esclaves qu’il faut indemniser , pour le préjudice subi, mais les maîtres, pour la perte éprouvée. La réparation ne concerne pas la liberté mais la propriété. Si certains ont payé de leur vie, tant pis. C’est certainement l’un des ressorts des actions, tardives, en réparation. Le pretium doloris vaut beaucoup moins que les pertes matérielles 16 . « Il est indigne de la grandeur et de la générosité de la France, déclare Tocqueville, de faire triompher enfin les principes de la justice, de l’humanité et de la raison, qui ont été si longtemps méconnus par elle et par ses enfants d’outre-mer, aux dépens de ces derniers seulement ; de prendre pour elle seule l’honneur d’une réparation si tardive, et de n’en laisser aux colons que la charge. (…) Quand cette manière de penser ne serait pas indiquée par l’équité, l’intérêt seul en ferait une loi. Pour arriver sans trouble au résultat heureux que l’émancipation doit produire, il est nécessaire d’obtenir et de conserver l’actif concours des colons. » 17 Il y a pire que la révolte des esclaves : c’est la révolte des colons... Faire de nécessité vertu. Réalisme politique ? Sans doute, pour éviter de se forger d’irréductibles ennemis, soucieux , en politique comme en affaires, de leurs rentrées plus que de leurs principes. Ruiner les colons, en effet, c’est ruiner les colonies. C’est bien pourquoi se croisent question sociale et question coloniale.

      Effectivement, il n’y a politiquement aucun danger, pour Tocqueville et pour la commission qu’il représente, à émanciper les esclaves. Saint-Domingue représente à ses yeux l’exception qui confirme la règle. Mais Saint-Domingue, quoique Tocqueville n’en dise rien ou ne le sache pas, était aussi la terre sur laquelle l’esclavage était le plus rigoureux, le plus implacable, le plus féroce. C’était la terre sur laquelle le préjugé de couleur, comme on le disait au XVIIIe, s’était avec le plus de force associé à l’esclavage, interdisant les unions mixtes avec la plus extrême fermeté. Rien de tel dans les colonies anglaises, où l’abolition de l’esclavage fut promulguée le 28 août 1833 et entra en vigueur le 1er août 1834 18 . L’interdiction de la traite, par les Anglais, datait de 1807. Le Congrès de Vienne, en 1815, avait entériné la volonté des États participants d’abolir la traite. Dans les colonies françaises, selon Tocqueville, « l’esclavage, d’ailleurs, (y) est devenu assez doux depuis longtemps » 19 (…). C’est pourquoi le rapporteur estime que « ce qui est à craindre de l’émancipation, ce n’est pas la mort violente de nos colonies, c’est leur dépérissement graduel et la ruine de leur industrie par la cessation, la diminution considérable ou le haut prix du travail. » 20 La réflexion doit donc logiquement porter sur le travail et sur la propriété. Si l’esclavage est affaire de travail et de propriété, l’abolition est, elle aussi, affaire de travail et de propriété. L’exemple anglais est pour lui instructif car Tocqueville estime que les difficultés rencontrées après l’abolition de l’esclavage tiennent d’une part à la fixation du prix de travail (le nègre demande trop, le colon ne propose pas assez), d’autre part au fait que les anciens esclaves sont aussi, généralement, de petits propriétaires (de jardin) qui préfèrent travailler pour eux-mêmes plutôt que pour autrui. Quelle conséquence Tocqueville, et les membres de la commission à laquelle il appartient en tirent ? A l’unanimité, ils défendent la nécessité d’établir « un état intermédiaire et transitoire entre l’esclavage et la liberté ». Quel est cet état ? C’est, tout simplement, la nationalisation des noirs ! « L’État seul deviendrait le tuteur de la population affranchie, et c’est lui qui concéderait suivant sa volonté, et à des conditions qu’il fixerait, les services des noirs aux colons, l’usage des moyens disciplinaires restant entre ses mains. » 21 Tel est le compromis que ces parlementaires français ont trouvé pour concilier les intérêts des colons, des esclaves et de l’État français.

      Les intérêts coloniaux prédominent 22 . Il faut abolir l’esclavage, soit, mais de façon à préserver la colonie elle-même, c’est-à-dire et son existence et sa structure. « Je reconnais cependant que le principal mérite de nos colonies, écrit Tocqueville dans l’un de ses articles 23 , n’est pas dans leurs marchés 24 , mais dans la position qu’elles occupent sur le globe. Cette position fait de plusieurs d’entre elles les possessions les plus précieuses que peut avoir la France. » La distance entre les analyses que Tocqueville consacre aux Indiens dans La Démocratie en Amérique et la position qu’il adopte à l’égard des Arabes en Algérie est la même que la distance qui sépare les réflexions qu’il consacre aux Noirs dans La Démocratie en Amérique et les mesures qu’il propose pour eux dans les colonies antillaises. Quand il s’agit de l’Amérique, en effet, Tocqueville est attentif au mode de gouvernement, démocratique, et aux limites de la démocratie. Dans le fameux chapitre sur « l’avenir des trois races qui peuplent le territoire des États-Unis », il souligne qu’il s’attaque à un sujet qui est, en Amérique, aux confins de la démocratie, montrant ainsi que tout n’est pas démocratique dans une démocratie. Quand, à l’opposé, il s’agit de territoires placés sous la domination de la France, ou, également, de l’Angleterre, Tocqueville est attentif aux intérêts de l’État et, même s’il est républicain, il préfère défendre l’État (y compris, quelquefois, en critiquant son gouvernement) plutôt que les intérêts des habitants - divers et variés - des territoires concernés. Il est, en cela, un véritable coloniste. C’est pourquoi il y a, chez lui, le partisan de l’État colonial, deux poids et deux mesures. André Jardin, dans sa biographie de Tocqueville, estime que « la conclusion immédiate de la première partie de La Démocratie en Amérique est la nécessité d’entrer à la Chambre pour en appliquer les directives » 25 . Mais la continuité n’a de sens que sur le plan des institutions et de l’organisation de l’État. Autrement, c’est au contraire une solution de continuité qui éloigne les vues tocquevilliennes en Amérique et, par ailleurs, dans les colonies françaises. La démocratie, en effet, est un gouvernement de semblables. La similarité fonde l’interchangeabilité des citoyens. Les différences, quelles qu’elles soient (d’ « ethnie », de « race », de « religion »), brisent cette interchangeabilité supposée par l’imposition des places qui les accompagne. Pour le dire autrement, à considérer que chacun doive être à sa place, socialement, on perd de vue et la république, et la démocratie, pour ne conserver que l’ordre social qui repose, toujours, sur la propriété. C’est la propriété qui, dans une colonie, est vitale...

      Décrivant la transformation des colonies britannique de la Caraïbe, Tocqueville note ainsi : « L’apprentissage était une préparation à la liberté ; dès qu’on y eut mis fin, la liberté complète fut donnée, et la société coloniale entra dans les mêmes conditions d’existence que les sociétés européennes. Les blancs formèrent la classe riche, les nègres la classe ouvrière (…) Les ouvriers des colonies eurent précisément les mêmes droits dont jouissaient ceux de la métropole. » 26 Le problème que la transformation des colonies produisit fut l’augmentation considérable du coût du travail. « La cause du mal étant bien connue, quels en étaient les remèdes ? s’interroge Tocqueville 27 . Plusieurs se présentaient mais il y en avait un surtout dont l’emploi eût été très facile et très efficace. (…) Il suffisait de leur (les anciens esclaves) interdire pendant un certain temps la faculté de devenir propriétaires fonciers. » Après la liberté interdite, ce que les Noirs pouvaient rencontrer, c’était l’interdiction de la propriété. Etre non-propriétaires : tel est le trait commun aux ouvriers français et aux anciens esclaves des colonies. Dissemblables en de nombreux points, ils se ressemblent (s’assemblent-ils ?) en ce qu’ils ne possèdent rien hormis, au mieux, eux-mêmes. La seule différence tient au prix de la terre, plus élevé en France, meilleur marché dans les colonies. De ce fait, les ouvriers français ne peuvent devenir que graduellement (petits) propriétaires quand les noirs peuvent brusquement changer de condition. C’est pourquoi, pour forcer les anciens esclaves à rester ouvriers, il faut, tout simplement - par voie légale - les empêcher d’être propriétaires, seul moyen d’empêcher l’augmentation des salaires. L’argumentation de Tocqueville, ici, se résume à un simple calcul. Point de principe qui vaille : « Le gouvernement anglais, soutient-il, aurait donc dû refuser, au moins pour quelques temps, aux nègres le droit d’acquérir des terres ; mais il n’a eu une idée très claire du péril que quand il n’était plus temps de le conjurer. Au sortir de l’esclavage, une pareille restriction à la liberté eût été acceptée sans murmures par la population noire ; plus tard, il eût été imprudent de l’imposer. » 28

      Autres lieux, autres mœurs : il n’est pas question qu’une colonie, quelle qu’elle soit, puisse ressembler à sa métropole. Abolir l’esclavage, soit. « Mais, écrit Tocqueville, cela ne veut pas dire que la société coloniale dût tout à coup prendre exactement le même aspect que la grande société française, ni que le nègre émancipé fut sur-le-champ appelé à jouir de tous les droits que possède parmi nous l’ouvrier. L’exemple de l’Angleterre était là pour empêcher de tomber dans une pareille faute. » 29 C’est donc une liberté différente c’est-à-dire inégale qu’il faut accorder aux Noirs : une liberté dans l’assignation à résidence (un Noir ne peut quitter la colonie), une liberté qui oblige à travailler et interdit de travailler pour son propre compte (ce qui abaissera inévitablement le prix du travail), une liberté, enfin, dans laquelle les salaires seront fixés par le gouvernement. Le libéralisme, tant économique que politique, est limité. Il est borné par les intérêts supérieurs de l’État, l’intérêt politique qu’a l’État à posséder des colonies. Les colons ne sauraient souffrir de la liberté des nègres : l’argument de l’auteur est que les colons n’ont pas établi l’esclavage , s’ils en ont profité. C’est l’argument de la circonstance atténuante : l’esclavage n’est pas le fruit de la volonté des colons mais d’un enchaînement historique qui les dépasse. Le procès des colons n’est pas à faire. Il ne faut pas dresser contre eux d’acte d’accusation 30 . Tocqueville plaide donc, ici, en faveur des maîtres, ceux-là mêmes qui, comme en Martinique, en Guadeloupe, à Bourbon, considèrent que l’esclavage est un bienfait, relatif ou absolu. L’État devra donc les indemniser pour moitié, le travail gratuit des Noirs constituera lui aussi une indemnisation partielle. Cela signifie que, pour Tocqueville, les Noirs doivent payer eux-mêmes leur émancipation. Car, pour lui, « quelque respectable que soit la position des noirs, quelque sainte que doive être à nos yeux leur infortune, qui est notre ouvrage, il serait injuste et imprudent de ne se préoccuper que d’eux seuls. La France ne saurait oublier ceux de ses enfants qui habitent les colonies, ni perdre de vue sa grandeur, qui veut que les colonies progressent. » 31

      Tocqueville en Amérique

      La cause coloniale, cependant, ne saurait suffire à tout expliquer. Au fond, Tocqueville est assez indifférent aux Noirs, comme il est assez indifférent aux Arabes. Lors de son voyage en Amérique, il a sur observer finement la condition des Noirs, esclaves ou affranchis. Il a su livrer une théorie subtile de l’assimilation, qui montre qu’il s’agit là non d’un mouvement unilatéral de rapprochement des Noirs vers les Blancs mais d’un processus mutuel d’identifications croisées tel que l’échec de l’assimilation ne doit pas être imputée à une incapacité des Noirs, comme le jugement ordinaire le fait, hâtivement, mais à un refus des Blancs de s’identifier à des Noirs : aux Noirs. Il a su, enfin, analyser avec beaucoup de perspicacité les dangers que le sort des Noirs faisait courir aux Américains. Mais c’est la population qui le préoccupe, non les individus. Quand Tocqueville mène l’enquête, c’est exclusivement auprès des Blancs. Il n’a jamais rencontré de Noir au cours de son voyage d’une année aux États-Unis. Il ne fait mention d’aucune révolte. Il ne cite aucun Noir affranchi, aucun abolitionniste noir. Le paradoxe, c’est que les Noirs eux-mêmes sont absents de son enquête alors qu’ils sont, en tant qu’esclaves, présents dans sa pensée puisque l’esclavage est l’un des sujets les plus importants dont il ait laissé trace dans ses carnets de voyage. Les Noirs restent invisibles et muets... En revanche, il raconte combien il a été déçu par les Indiens 32 . En d’autres termes, les Indiens sont exotiques et constituent des objets de curiosité quand les Noirs, plus familiers, n’intéressent pas Tocqueville en eux-mêmes. Ses observations sont éparses. Il raconte une anecdote et met en scène un domestique noir 33 . Il assiste à une scène d’expulsion d’un Noir qu’il mentionne rapidement 34 . Il est frappé par la folie d’un Noir 35 . Il visite une plantation en Louisiane 36 .Il découvre les petits blancs du Kentucky et du Tennessee avec leurs esclaves 37 . Tous les témoignages que Tocqueville recueille et qu’il a retranscrits dans ses cahiers concordent sur un point, quels que soient les horizons divers dont ils proviennent : c’est l’impossibilité, en Amérique, que les Blancs et les Noirs finissent par former un seul peuple. Ainsi, Tocqueville consigne, le 18 septembre 1831, un premier entretien, celui d’un planteur de Géorgie, Mr Clay (« j’ai rarement vu un homme plus aimable et plus instruit »). Que dit-il ? Que l’Amérique finira par être partagée en deux zones, les Blancs au Nord, les Noirs au Sud. « De cette manière, il se formera là un peuple entièrement descendu des Africains qui pourra avoir sa nationalité et jouir de ses propres lois. Je ne puis voir une autre solution à la question de l’esclavage. Je ne crois pas que les Noirs se mêlent jamais assez complètement avec les Blancs pour ne former avec eux qu’un seul peuple. L’introduction de cette race étrangère est, du reste, la grande et la seule plaie de l’Amérique. » 38 Le premier octobre, il rencontre lors d’un dîner l’ancien président des États-Unis, Adams. « Mr Adams est un homme de soixante deux ans, qui paraît encore posséder toute sa vigueur d’esprit et de corps. Il parle le français avec facilité et élégance. » 39 Le savant français avec lequel il s’entretient le 27 octobre de la même année, Mr Duponceau, est du même avis : à ses yeux, l’esclavage n’est pas seulement la plaie de l’Amérique en lui-même mais aussi en raison de ses conséquences jugées inévitables, la ségrégation 40 . L’esclavage apparaît alors, dans l’ensemble des témoignages, abolitionnistes ou esclavagistes, à la fois comme un mal politique, un mal social, un mal économique, un mal moral 41 , un mal présent et à venir : un mal intégral. Bien entendu, ce mal américain n’est pas exclusivement perçu comme préjudiciable aux Noirs, il est d’abord appréhendé comme un mal pour l’Amérique, un mal pour les Blancs, un mal pour les Maîtres ! C’est pourquoi il constitue un péril 42 .

      Les Noirs affranchis du Nord n’étaient que cent trente mille en 1830, lorsque Tocqueville découvrit l’Amérique. On en comptait deux cent mille en 1850. Ils se battaient pour l’abolition de l’esclavage. Ils créèrent le premier journal abolitionniste noir, le Freedom’s Journal. Il existait déjà un journal abolitionniste blanc, le Liberator, dirigé par William Lloyd Garrison. De nombreux esclaves, en outre, tentèrent d’échapper à leur condition en gagnant les États du Nord 43 . En 1829, un fils d’esclave mais né libre en Caroline du Nord, David Walker, publia un pamphlet qui fit beaucoup de bruit : The Walker’s Appeal. La Géorgie proposa mille dollars de récompense à qui aurait prendrait Walker mort ou vif. Walker fut tué un an plus tard, à l’été 1830. Qu’écrivait-il ? 44 « Montrez-moi une seule page d’un livre d’histoire, sacrée ou profane, où l’on puisse trouver une phrase qui affirmerait que les Egyptiens ont proféré l’insulte suprême en prétendant que les fils d’Israël n’appartenaient pas à la même famille humaine. » Il déclarait aussi : « Je souhaiterais naïvement, (…) que l’on comprît bien que pour rien au monde je ne voudrais être marié à aucune des Blanches qu’il m’a été donné de rencontrer de toute ma vie. » Et voici ce qu’il annonçait : « Nos souffrances vont cesser malgré tous les Américains qui vivent de ce côté-ci de l’éternité. Alors, nous aurons besoin de tous les talents et de toute l’instruction que nous possédons, et peut-être même plus, pour nous gouverner nous-mêmes. « A chacun son heure de gloire », et celle des Américains tire à sa fin. »

      En 1831 avait lieu à Boston la première Convention nationale des Noirs. Le plus célèbre de ces Noirs du Nord fut Frédérick Douglass. Esclave, il réussit néanmoins à apprendre à lire et à écrire. En 1838, à l’âge de vingt et un ans, il s’enfuit dans le Nord, devint journaliste et écrivain. Dans son autobiographie, parue sous le titre Narrative of the Life of Frederick Douglass, il écrit : « Pourquoi suis-je esclave ? Pourquoi certains hommes sont-ils esclaves quand d’autres sont maîtres ? Y eut-il jamais une époque où cela n’existait pas ? Comment cette relation a-t-elle commencé ? Une fois la question posée, je ne fus pas long à trouver la réponse. Ce n’était pas la couleur, mais le crime, pas Dieu mais l’homme qui étaient les véritables causes de l’esclavage. Je découvris tout aussi rapidement une autre vérité essentielle : ce que l’homme a fait, l’homme peut le défaire. (…) Je me souviens d’avoir été, même alors, extrêmement marqué par l’idée d’être un jour un homme libre. Cette certitude réconfortante était un rêve inhérent à ma nature - et représentait une menace constante pour l’esclavage. Un de ces rêves que toute la puissance de l’esclavage était incapable de faire taire ou d’étouffer. » Fantastique témoignage que celui de cet homme. Pour la commémoration de l’indépendance, le 4 juillet 1852, il tint le discours suivant : « Chers concitoyens, veuillez m’excuser et permettez-moi de vous demander pourquoi on me demande de parler aujourd’hui. Moi et ceux que je représente, avons-nous quoi que ce soit à voir avec votre indépendance nationale ? Les grands principes de liberté politique et de justice naturelle inscrits dans cette Déclaration d’indépendance nous concernent-ils ? Et suis-je, dès lors, sommé d’apporter notre humble contribution sur l’autel national pour en reconnaître les bienfaits et exprimer notre gratitude dévouée pour les faveurs dont votre indépendance nous gratifie ? (…) Que peut bien signifier pour l’esclave américain votre « 4 Juillet » ? Pour moi, cette date souligne, plus encore que les autres jours de l’année, l’effroyable injustice et la terrible cruauté dont il est la victime permanente. Pour l’esclave, cette commémoration est une honte ; votre liberté fanfaronne, une liesse impie ; votre grandeur nationale, une vanité boursouflée ; vos cris de joie sont vides et de sens et de générosité ; vos dénonciations des tyrans sont d’une impudence éhontée ; vos grands discours sur la Liberté et l’Egalité d’une ironie sans fond. Vos prières et vos hymnes, vos sermons, actions de grâce et toutes vos solennelles parades religieuses ne sont, pour l’esclave américain, que boursouflures, mensonges, duplicité, impiétés et hypocrisie. Un très léger voile pour couvrir des crimes qui feraient honte à une nation de sauvages. Il n’est pas de nation au monde qui se rende plus coupable de pratiques plus choquantes et plus sanguinaires que le peuple des États-Unis à l’heure même où je parle. Allez où vous voudrez. Cherchez où vous voudrez. Errez à travers toutes les monarchies et les régimes despotiques du Vieux Monde. Voyagez à travers toute l’Amérique du Sud. Enquêtez sur les abus que l’on commet partout et, quand vous en aurez fini, mettez-les tous en regard de ce qui se pratique dans cette nation : alors, vous conviendrez avec moi qu’en termes de barbarie révoltante et d’hypocrisie éhontée l’Amérique est décidément sans rivale. » Ce n’est qu’en 1863 que l’esclavage sera, en Amérique, aboli.

      La victime muette (et consentante...) est un mythe. Elle est, au mieux, une cause à défendre, mais jamais quelqu’un. En réalité, ici, comme dans tous les autres cas, des victimes dénoncent, refusent et se révoltent. Les esclaves, en Amérique, n’étaient pas soumis. Le 30 août 1800, par exemple, un jeune esclave de vingt-quatre ans, Gabriel Prossec, prit la tête d’un millier de Noirs pour occuper Richmond, en Virginie. Dénoncé, il échoua et fut pendu avec cinquante autres insurgés. En 1811, une révolte de quatre cents à cinq cents esclaves eut lieu près de la Nouvelle-Orléans, dans la plantation Andry. L’armée intervint, tuant soixante six esclaves , en condamnant seize autres à mort. En 1822, une conspiration impliquant des milliers de Noirs fut déjouée. Les organisateurs (trente cinq) furent jugés et pendus à Charleston. Le compte rendu du procès, jugé trop dangereux, fut détruit immédiatement. A l’été 1831, lorsque Tocqueville se trouve aux États-Unis, Nat Turner conduit une révolte de soixante-dix esclaves, en Virginie, dans le comté de Southampton, saccageant tout sur son passage. Pris, il est pendu avec dix-huit de ses compagnons 45 . Tocqueville ne fait strictement aucune mention de tous ces faits. Il les ignore. Il est bien clair, aussi, que le combat qu’il mène, en France, contre l’esclavage s’abreuve aux mêmes sources. C’est un combat politique plus qu’une question sociale. C’est la même indifférence, c’est-à-dire la même ignorance, dont il témoigne à l’égard des ouvriers français, plus généralement de ceux que l’on nomme « le petit peuple ». Ses Souvenirs le montrent : lorsque la Monarchie de Juillet s’écroule, le 24 juillet 1848, Tocqueville juge que « c’est un mélange de désirs cupides et de théories fausses qui rendit cette insurrection si formidable après l’avoir fait naître. On avait assuré à ces pauvres gens que le bien des riches était en quelque sorte le produit d’un vol fait à eux-mêmes. On leur avait assuré que l’inégalité des fortunes était aussi contraire à la morale et à la société qu’à la nature. » Mais il raconte que Georges Sand lui a dessillé les yeux. « Mme Sand me peignit très en détail et avec une vivacité singulière l’état des ouvriers de Paris, leur organisation, leur nombre, leurs armes, leurs préparatifs, leurs pensées, leurs passions, leurs déterminations terribles. Je crus le tableau chargé et il ne l’était pas ; ce qui suivit le montra bien. » Ce dont Tocqueville témoigne admirablement, à l’égard des Noirs dans les colonies, des ouvriers en France, des Arabes en Algérie, enfin, c’est tout à la fois de sa clairvoyance politique et de sa surdité sociale. La topique est classique.

      Tocqueville en Algérie

      C’est pourquoi l’attitude que Tocqueville a face à la conquête de l’Algérie est cohérente par rapport à ses autres engagements. Il n’est pas inhumain s’il est réaliste. Comment peut-on être persan ? C’est par un apologue que Tocqueville entame son second article sur l’Algérie 46 . Que l’Empereur de Chine débarque en France, qu’il détruise tout sur son passage, qu’il déporte tous les responsables « dans quelque contrée lointaine », on verrait de près les dégâts produits par la conquête. Pour autant, en Algérie, Tocqueville adopte précisément la position qu’il condamne chez les Américains. Il est à la fois favorable à l’expropriation , donc à la violence, et légaliste. C’est une situation banale quand il s’agit de colonie. Dans une colonie, les contraires sont censés pouvoir s’accorder. En Amérique, l’expropriation des Indiens se fonde, pour les Américains, sur le fait qu’ils ne sont pas cultivateurs et que l’on ne peut, dès lors, les considérer comme véritablement propriétaires des territoires sur lesquels ils vivent et chassent. On est donc, conformément à la théorie lockienne selon laquelle seul le travail fonde la propriété, propriétaire de ce qu’on cultive. Dans le même temps, les colons qui s’approprient ces terres, dans le Sud, soutiennent que le climat ne leur permet pas de les travailler eux-mêmes et que le recours à la main d’œuvre africaine est impératif 47 ...qui devrait être, alors, en toute logique, propriétaire de ces terrains. Les Indiens ne détiennent donc ni propriété légale ni propriété légitime. Différent, chez Tocqueville, est le cas des Indiens et des Arabes. Dans le conflit évident de la légalité et de la légitimité, en matière de propriété, Tocqueville opte pour la légitimité en Amérique, pour la légalité en Algérie. Sensible aux uns, les Indiens, il est indifférent aux autres, les Arabes. Mais s’il est indifférent, c’est parce que la colonisation est en jeu et qu’il n’y a pas de territoire de domination sans terre de colonisation. L’entreprise coloniale est donc, on l’aura compris, d’abord une entreprise de désertification. Chasser les Indiens et les Arabes, c’est rendre les propriétaires absents. Simple formalité, alors, que la légalité  qui est une simple affaire de titres. Simple technique politique. Les Arabes ressembleront alors, par certains aspects, aux Noirs : ils deviendront salariés, comme ouvriers agricoles. 48

      Comme il est allé très avant dans son action parlementaire contre l’esclavage, Tocqueville est allé très avant dans sa défense parlementaire de la colonisation de l’Algérie. C’est durant une même période, pendant presque dix ans, entre 1839 et 1847 (ou 1849 si l’on tient compte de sa nomination aux Affaires Etrangères), qu’il s’occupe des colonies (anciennes ou nouvelles). Ensuite, il ne s’y intéresse plus - du moins explicitement - . Dans sa préface aux Souvenirs de Tocqueville 49 , Claude Lefort trace une grande ligne de partage entre les deux monuments de Tocqueville, La Démocratie en Amérique, L’Ancien Régime et la Révolution, et le reste des textes, en exceptant toutefois les Souvenirs. Ce que Claude Lefort apprécie avec les souvenirs, c’est le miroir de l’auteur. Effectivement, rien n’égale, sur le plan littéraire, les deux grands livres de Tocqueville, si ce n’est, comme il le soutient, l’évocation de ses souvenirs. Tous les textes de Tocqueville sont, toutefois, à situer, politiquement, sur le même plan car c’est à la fois une géographie mentale que l’on découvre chez lui, toute de distinctions et de catégories, et une géographie politique qui le fait passer de l’Amérique aux Antilles (anglaises comme françaises), des Antilles à l’Algérie, pour finir, projet inachevé, par une étude de l’Inde. La colonie est, dans cette perspective, décisive : on en trouve en effet toutes les formes ou toutes les étapes. L’Amérique est la colonie émancipée de sa métropole. Les Antilles sont d’anciennes colonies (les françaises sont vouées à le rester de façon pérenne) à transformer profondément, par l’abolition de l’esclavage. L’Algérie est une colonie à établir et à créer de fond en comble. Lire Tocqueville, à cet égard, c’est découvrir un panorama colonial, dans toute sa variété, ses différences et, parfois, sa similitude (l’esclavage, en effet, est bien un point commun à l’Amérique et aux Antilles 50 ). Mais si on lit Tocqueville littérairement, on en vient à manquer l’une des dimensions essentielles de son travail.

      Dès 1828, Tocqueville, alors jeune magistrat de vingt trois ans, s’était prononcé pour l’expédition militaire en Algérie. Son frère aîné, Hippolyte, avait souhaité alors, sans succès, participer au débarquement.En 1833, avec son cousin Louis, qui a une compétence en agronomie, Alexis de Tocqueville envisage de partir en Algérie et d’acquérir des terres dans la Mitidja. Ils connaissent le général Lamoricière 51 . Le philosophe, quant à lui, est probablement en contact avec Genty de Bussy qui est intendant civil à Alger. Il espère obtenir, de Sylvestre de Sacy, des renseignements sur l’arabe (est-ce une langue difficile à apprendre ? Combien de temps faut-il compter pour son apprentissage ?), sur les livres qui lui seraient utiles. Quatre ans plus tard, c’est dans l’optique de la députation qu’il s’intéresse, de nouveau, à l’Algérie. A cette époque, à quoi et à qui ressemblent, pour Tocqueville, les habitants de l’Algérie ? Sont-ce d’autres Indiens ? Dans la première Lettre sur l’Algérie qu’il publie le 23 juin 1837, Tocqueville fait part, dans le tableau qu’il dresse du pays, de la singularité des Kabyles par rapport aux Arabes. La condition d’indigène qui leur sera faite ultérieurement dissimule pour une part la division, dans la représentation la plus commune, de la population en Algérie entre « bons » Kabyles et « mauvais » Arabes. « Si Rousseau avait connu les Cabyles, Monsieur, il ne nous aurait pas débité tant de folies sur les Caraïbes et autres Indiens de l’Amérique : il eût cherché dans l’Atlas ses modèles. » 52 Dès le début de la conquête, en effet, les Kabyles sont considérés comme étant à part : « les Cabyles ont une langue entièrement différente de celle des Arabes, et leurs mœurs ne se ressemblent pas. Le seul point de contact entre les deux races est la religion. » 53 L’Islam n’est pas, pour Tocqueville, une religion estimable. L’année suivante, il se plonge dans la lecture du Coran 54 . Plus tard, il adresse à Gobineau les observations suivantes : « J’ai beaucoup étudié le Coran à cause surtout de notre position vis-à-vis des populations musulmanes en Algérie et dans tout l’Orient. Je vous avoue que je suis sorti de cette étude avec la conviction qu’il y avait dans le monde, à tout prendre, peu de religions aussi funestes aux hommes que celle de Mahomet. » 55 Les Arabes, outre le défaut d’être musulmans, ont aussi « une foule de vices et de vertus qui ne leur sont pas propres mais qui appartiennent à la période de civilisation à laquelle ils se trouvent. Semblables à tous les peuples à moitié sauvages, ils honorent avant toute chose la puissance et la force. » 56 Ce sont des jouisseurs, non des penseurs. En Algérie, il y a donc des « sauvages » : les Kabyles, des « demi-sauvages ou demi-civilisés »  57 : les Arabes ; il y a aussi, enfin, les Turcs. « Les Turcs formaient donc, écrit Tocqueville 58 , un corps aristocratique et ils faisaient voir les défauts et les qualités de toutes les aristocraties. Pleins d’un immense orgueil, ils montraient en même temps un certain respect pour eux-mêmes qui les faisaient parler et presque toujours agir avec noblesse. » C’est encore un peu plus tard, le 7 mai 1841, que Tocqueville, en compagnie de Gustave de Beaumont, découvre l’Algérie. Alger est pour lui spectaculaire : « Je n’ai jamais rien vu de semblable. Prodigieux mélanger de races et de costumes, arabes, kabyles, maures, nègres, mahonnais, français. (…) C’est Cincinnati transporté sur le sol de l’Afrique. » 59

      En 1837, peu de temps, finalement, après sa découverte de l’Amérique, Tocqueville paraît ferme sur les principes, peu à même d’accepter une expropriation sans état d’âme des Arabes. L’Algérie est-elle, en effet, un désert, comme beaucoup se la représentent ? Dans un désert, en effet, « plus de limites, plus de bornes aux champs, plus de titres à la possession de la terre » 60 . Un désert, à l’évidence, est une zone de non droit. Loin de se rallier à cette idée reçue, Tocqueville entend au contraire la démonter. « On se figure en général en Europe que tous les Arabes sont pasteurs et on se les représente volontiers passant leur vie à conduire de nombreux troupeaux sans d’immenses pâturages qui ne sont la propriété de personne ou qui, du moins, n’appartiennent qu’à la tribu tout entière. » 61 Seule la culture du sol fonde la propriété des terres. La représentation est performante et efficiente : la terre appartient-elles aux animaux ? Cherchez des pasteurs, vous trouverez des terrains sans propriétaires. La tentation est grande, dès lors, de considérer les Arabes, tels des Indiens, comme des chasseurs ou des pasteurs... Réfutant l’idée reçue, Tocqueville commence par souligner qu’il s’agit là d’un anachronisme (cette représentation pourrait valoir, à la limite, trois mille ans en arrière). Puis il défend l’existence d’une propriété autochtone. « Figurez-vous, Monsieur, qu’il n’y a pas un pouce de terre aux environs d’Alger qui n’ait un propriétaire connu, et qu’il n’y a pas non plus de terrain vacant dans la plaine de la Mitidja que dans celle d’Argenteuil. Chaque possesseur est muni d’un titre rédigé en bonne forme par-devant un officier public. Voilà vous l’avouerez de singuliers sauvages. Que leur manque-t-il, s’il vous plaît, pour ressembler entièrement à des hommes civilisés que de se disputer tous les jours sur les limites indiquées à leurs contrats ? » 62 En 1837, avant de devenir parlementaire, Tocqueville se montre, sur l’Algérie, soucieux de la vérité (et) des faits. Le Nord de l’Algérie n’est pas un désert. Les Arabes ne sont pas des sauvages. Il faudra bien, pourtant, les exproprier et faire fi de tous leurs titres de propriété. Dès 1841, la position de Tocqueville s’infléchit : il ne raisonne plus en penseur mais en politique, il ne pense plus à froid mais à chaud, il ne sent plus en homme mais en homme d’État. Avant de faire la « zoologie des peuples », selon la formule de Hüsserl, il vaudrait mieux établir une zoologie de l’individualité... En 1842, Tocqueville et Beaumont sont nommés membres d’une commission extraordinaire chargée d’examiner la colonisation de l’Algérie 63 .

      Avant de se rendre pour la première fois en Algérie, Tocqueville dépouille des recueils d’articles et de textes officiels 64 . L’un des points qui retient tout particulièrement son attention, dans le Tableau, est, justement, la constitution de la propriété. La propriété, en Algérie, repose sur le droit musulman qui fait obligation au propriétaire individuel de verser l’achour (la dîme) sur la récolte, étant donné que seul Dieu est, en vérité, propriétaire. Ce qui attire surtout l’attention de Tocqueville, c’est l’importance des habous, des biens religieux, qui, parce qu’ils sont inaliénables, « gêne(nt) beaucoup le développement de la colonisation » 65 . « On ne saurait imaginer, poursuit Tocqueville, rien de plus contraire à la colonisation qu’un pareil état de la propriété. Ce qu’il faut, avant tout, à un colon, c’est une propriété libre et dont le présent et l’avenir lui appartient. » Or c’est la majorité des terrains qui est habous, ce qui laisse présager moult difficultés. Et quand ce n’est pas le cas, c’est souvent la propriété collective qui prévaut. Dans ce cas, « la terre n’appartient à personne en particulier, mais à la tribu tout entière ». On devine l’amère conclusion de l’auteur : « Cela constitue un ensemble bien déplorable : dans les villes et autour, règne l’abus de la propriété individuelle, ce qui nous est très contraire ; chez les tribus, la propriété individuelle n’existe pas, ce qui est encore bien plus fâcheux pour nous. » 66 l’ensemble des notes prises par Tocqueville constitue le canevas de ce qu’il développera ultérieurement. Ce qui l’intéresse : les fondations pieuses et de bienfaisance à Alger, les impôts et les revenus de la Régence sous les Turcs et les Français, le commerce et l’industrie avant la conquête, pourquoi on ne rencontre pas de sacerdoce chez les musulmans, l’état civil, la justice (et notamment l’examen de l’ordonnance constitutive du 4 août 1834). Bien d’autre choses encore. « On voit, note Tocqueville 67 , sur le compte-rendu lui-même, que l’expropriation des immeubles dans Alger s’est faite comme par des sauvages. On abattait de toutes parts pour faire des rues et des places, sans savoir encore si on garderait la ville ; sans savoir à qui étaient les immeubles et quelle était leur valeur. » Le légalisme de Tocqueville ne peut qu’être heurté par le procédé mais, très vite, il donnera son aval à des moyens bien plus expéditifs et, surtout, bien plus cruels. Considérant en effet que l’expropriation forcée telle qu’elle est menée en Algérie est abusive et dangereuse, il estime néanmoins qu’elle est absolument nécessaire - car, sinon, la domination ne s’accompagnerait pas de colonisation - et, par là, inévitable. « L’une des premières tâches du gouvernement , dès lors, est de consolider la propriété, affaiblie par les procédés mêmes de l’appropriation. Le problème perdure. En 1847, Tocqueville, au nom de la commission, se demande « comment nous devons procéder à l’égard des terres » : «Mais la question vitale, pour notre gouvernement, », écrit-il 68 , est la question des terres.  Quels sont, en cette matière, notre droit, notre intérêt et notre devoir ? (…) S’ensuit-il que nous ne puissions nous emparer des terres qui sont nécessaires à la colonisation européennes ? Non, sans doute ; mais cela nous oblige, étroitement, en justice et en bonne politique, à indemniser ceux qui les possède ou qui en jouissent. L’expérience a déjà montré qu’on pouvait aisément le faire, soit en concession de droits, soit en échange de terres, sans qu’il en coûte rien, soit en argent à bas prix. »

      Le type d’argumentation de Tocqueville est très intéressant. En effet, comme à propos de l’esclavage et de l’indemnisation des colons, Tocqueville ne cherche pas à légitimer par des raisons les mesures qu’il préconise, il s’efforce plutôt de justifier les moyens par les fins 69 . C’est le succès qui compte. Dans toute son action politique, il ne se place pas sur le plan de la justice mais sur celui de la police. S’il reconnaît en effet l’irrégularité et l’illégalité des moyens, il considère cependant que la nécessité les impose. Telle est la structure discursive typique de la Raison d’État. C’est pourquoi l’approbation des violences contre les biens s’accompagne chez lui du consentement aux violences contre les personnes. La domination exige les premières, la colonisation les secondes. Qui dit en effet domination dit guerre. Qui dit colonisation dit occupation et, éventuellement, peuplement. Or , soutient-il, « la colonisation sans la domination sera toujours, suivant moi, une œuvre incomplète et précaire » 70 . Corrélativement, à ses yeux, « la domination, je l’ai dit également, n’est qu’un moyen d’arriver à coloniser. » 71 La conséquence est claire : « J’ai déjà dit et je répète que, tant que nous n’aurons pas une population européenne en Algérie, nous serons campés sur la côte d’Afrique, nous n’y serons pas établis. Il faut donc faire marcher ensemble, s’il est possible, la colonisation et la guerre. » 72 Coloniser, c’est remplacer les uns par les autres. Il y avait des individus : il y aura d’autres individus à la place ; c’est la déportation 73 . Il y avait des propriétaires : il y aura d’autres propriétaires à la place ; c’est l’expropriation 74 . Il y avait, enfin, des personnes : il y aura d’autres personnes à la place ; c’est la sujétion. La difficulté, dans toute cette affaire, est, pour Tocqueville, que la domination reste, irrémédiablement, incertaine. Et si elle le demeure, c’est parce que l’Algérie, comme d’autres contrées, n’est pas déserte ! Ce n’est ni un terrain vague ni un terrain vide. « La domination sur des tribus à moitié barbares et nomades, comme celles qui nous entourent, ne saurait jamais être aussi entière pour qu’une population civilisée et sédentaire puisse s’établir à côté d’elles, sans crainte et sans précautions. » 75 L’argument est moins celui de la sécurité des Européens que celui de la sécurisation des colons. L’argument réaliste est donc (toujours ?) celui de la peur. Faire en sorte que les nouveaux arrivants ne craignent rien des premiers habitants est la logique de cette police propre à la colonie. La police est donc faite pour les uns contre les autres, le droit est donc fait pour les uns contre les autres, la justice est donc faite pour les uns contre les autres. Ce qui s’instaure alors est le bien connu droit du plus fort, « jamais assez fort pour être toujours le maître s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir », selon l’heureuse formulation de Jean-Jacques Rousseau. Dans cette logique proprement coloniale, la guerre, dès lors, ne peut être qu’une guerre totale : une guerre dont l’horizon est, au sens de l’époque, l’extermination 76 . Le terme est aujourd’hui polémique et surdéterminé par son référent contemporain. Que veut dire, dans un contexte bien différent, l’extermination ? Elle signifie simplement que, là où il y avait des hommes, il n’y en aura plus : on fera, pour que d’autres s’installent, place nette, coûte que coûte. Enfin, dans cette logique coloniale, puisqu’il est impossible, tant qu’il reste encore des indigènes, que la domination soit entière, la guerre ne peut avoir de terme. La guerre est sans fin, la paix impossible. La colonisation, dès lors, est un processus indéfini.

      La commission parlementaire dont Tocqueville était le rapporteur était composée de dix huit membres. Seuls deux d’entre eux, Desjobert et Tracy, très minoritaires, n’étaient pas favorables à la colonisation. Tocqueville fait état de leur opposition : « Le pays qu’il s’agit de coloniser, ont-ils dit, n’est pas vide ou peuplé seulement de chasseurs, comme certaines parties du Nouveau Monde ; il est déjà occupé, possédé et cultivé par une population agricole et souvent même sédentaire. Introduire dans un tel pays une population nouvelle, c’est y éterniser la guerre et y préparer la destruction inévitable des races indigènes. » 77 Comment les parlementaires majoritaires dans la commission, répondent-ils, via Tocqueville, leur représentant, à l’objection ?

      La réponse, intitulée « raisons qui facilitent l’introduction d’une population européenne » est circonstanciée. Si le pays est indéniablement occupé, il ne l’est que de façon clairsemée. « Nulle part, soutient la commission, il ne s’est rencontré des facilités plus grandes et plus singulières pour mener paisiblement à bien une telle entreprise. » 78 L’Algérie est donc la voie royale de la colonisation de peuplement. L’Algérie, et, avec elle, l’Afrique, c’est le nouveau Nouveau Monde. Suivent des considérations selon lesquelles le droit de propriété est si obscur en Afrique que l’expropriation et l’installation d’Européens ne peut rencontrer d’obstacles sérieux, tout du moins d’obstacles juridiques. « Ces questions sont très obscures en elles-mêmes, et l’on est encore parvenu à les obscurcir et à les embrouiller beaucoup, en voulant leur imposer une solution unique et commune que la diversité des faits repousse. » 79 Il faut donc conclure que l’introduction d’agriculteurs européens est d’autant plus aisée qu’elle est accomplie « par une main habile, humaine et délicate » 80 . Il ne faut pas espérer, pour autant, qu’un heureux mélange se produise entre les deux populations : Tocqueville estime au contraire que la division entre Européens et Arabes est si profonde qu’il ne sera possible, dans le futur, que d’amortir, sans parvenir à la supprimer, l’hostilité des Arabes. « Il serait peu sage, écrit-il 81 , de croire que nous parviendrons à nous lier aux indigènes par la communauté des idées et des usages, mais nous pouvons espérer le faire par la communauté des intérêts. »

      Conclusion

      C’est en 1841, au moment même où il se consacre à l’Algérie, que Tocqueville entame, en novembre , la lecture d’une histoire de l’Inde. Dans la note de lecture 82 qu’il rédige alors, il s’intéresse, encore, et toujours aux mêmes questions. Comme les habitants de l’Algérie, les Indiens sont habitués à être gouvernés par des étrangers. Le système de la propriété, quant à lui, est bien différent de celui des Européens : « C’est une chose bien particulière, écrit-il 83 , que la propriété individuelle que nous regardons comme une institution quasi naturelle, n’existe à dire vrai qu’en Europe. Quand on regarde au fond de toutes les législations de l’Asie, on voit que le prince est, sinon en fait au moins en droit, le propriétaire de la terre. » La propriété est un sujet fort compliqué. « Les Anglais, écrit-il 84 , trouvent dans l’Inde la question de la propriété indécise. » Autrement dit, le gouvernement des hommes, et la domination, est bien plus aisé, en Inde comme en Afrique, que l’administration des choses, et la colonisation proprement dite. En Inde, c’est la « grandeur des Anglais » qui le fascine. En Algérie, c’est la grandeur de la France qui le soucie. L’Inde est-elle un exemple à suivre ? Les Anglais sont-ils de bons colonisateurs ? « Ce sujet, écrit-il dans une de ses lettres 85 , qui a été intéressant dans tous les temps, l’est prodigieusement maintenant que toutes les grandes affaires européennes ont leur nœud en Afrique. Il l’est particulièrement pour nous depuis que nous avons la colonie d’Alger. » Effectivement, avec l’Algérie comme en d’autres affaires, c’est la rivalité de la France avec l’Angleterre qui est en jeu. Dans une carte géopolitique du monde, les colonies sont les multitudes dont les empires ont besoin pour exister. Sinon ? Sinon, c’est la décadence. Pour Tocqueville, la décadence de la France ne commence pas avec Waterloo mais avec le traité de Paris de 1763 qui mit fin au premier empire colonial français 86 . Dans sa famille, du reste, c’était là l’une des raisons pour lesquelles on détestait Louis XV. C’est avec nostalgie qu’il visite la Louisiane. Lorsqu’il rédige, avec Beaumont, Le Système pénitentiaire aux États-Unis, il impute à la centralisation française la difficulté, pour la France, d’avoir des colonies. C’est, dans son examen de la situation en Algérie, l’un des problèmes qu’il évoque avec le plus de constance parce qu’il est un obstacle et un frein à la colonisation. La centralisation est en effet, à ses yeux, comme il le soutiendra plus tard, en 1856, dans L’Ancien Régime et la Révolution, non pas « une conquête de la révolution », comme on le croit parfois à tort, mais « un produit de l’Ancien régime ». L’entreprise coloniale représente donc, pour Tocqueville, une restauration de l’ancienne puissance, perdue, de la France. 1830, pour Tocqueville, représente, comme il le dit dans ses Souvenirs, la fin de « la première période » de la Révolution ; mais aussi un « grand apaisement dans toutes les passions politiques, une sorte de rapetissement universel dans tous les évènements. » 1830, c’est aussi la conquête de l’Algérie, l’antidote que la France a trouvé pour vivifier ses passions et grandir ses intérêts. 1830, c’est le début du dernier empire colonial français.


      1.  Jardin, André Alexis de Tocqueville 1805-1859 Hachette Littératures 1984 p 216

      2.  Tocqueville, Alexis (de) Lettres choisies. Souvenirs (1814-1859) Quarto Gallimard 2003 p 254-259

      3.  Les Espagnols, pour Tocqueville, sont les pires relativement aux Indiens mais les meilleurs relativement aux Noirs. Voir le « Rapport fait au nom de la commission chargée d’examiner la proposition de M.de Tracy relative aux esclaves des colonies » in OC tome III Gallimard 1962 p52-53 : « Les Espagnols, qui se sont montrés si cruels envers les Indiens, ont toujours conduit les nègres avec une humanité singulière. Dans leurs colonies, le noir a été beaucoup plus près du blanc que dans toutes les autres, et l’autorité du maître y a souvent ressemblé à celle du père de famille. »

      4.  Tocqueville, Alexis (de) Sur l’Algérie Présentation S.Luste Boulbina « Travail sur l’Algérie » Garnier Flammarion 2003 p113-114

      5.  Ibid. p129

      6.  Ibid. p136

      7.  Gustave de Beaumont, certainement le meilleur ami de Tocqueville, publia, en 1840, au retour de son voyage avec Tocqueville, une fiction Marie ou L’esclavage aux États-Unis. Tableau de mœurs américaines. L’avant-propos de l’auteur contient les remarques suivantes. « Le lecteur n’ignore pas qu’il y a encore des esclaves aux États-Unis; leur nombre s’élève à plus de deux millions. C’est assurément un fait étrange que tant de servitude au milieu de tant de liberté: mais ce qui est peut-être plus extraordinaire encore, c’est la violence du préjugé qui sépare la race des esclaves de celle des hommes libres, c’est-à-dire les nègres des blancs. La société des États-Unis fournit, pour l’étude de ce préjugé, un double élément qu’on trouverait difficilement ailleurs. La servitude règne au sud de ce pays, dont le Nord n’a plus d’esclaves. On voit dans les États méridionaux les plaies que fait l’esclavage pendant qu’il est en vigueur, et, dans le Nord, les conséquences de la servitude après qu’elle a cessé d’exister. Esclaves ou libres, les nègres forment partout un autre peuple que les blancs. Pour donner au lecteur une idée de la barrière placée entre les deux races, je crois devoir citer un fait dont j’ai été témoin. La première fois que j’entrai dans un théâtre, aux États-Unis, je fus surpris du soin avec lequel les spectateurs de couleur blanche étaient distingués du public à figure noire. A la première galerie étaient les blancs; à la seconde, les mulâtres; à la troisième, les nègres. Un Américain près duquel j’étais placé me fit observer que la dignité du sang blanc exigeait ces classifications. Cependant mes yeux s’étant portés sur la galerie des mulâtres, j’y aperçus une jeune femme d’une éclatante beauté, et dont le teint, d’une parfaite blancheur, annonçait le plus pur sang d’Europe. Entrant dans tous les préjugés de mon voisin, je lui demandai comment une femme d’origine anglaise était assez dénuée de pudeur pour se mêler à des Africaines.

      8.  Lorsque Tocqueville songe à se faire élire député de Versailles, en 1837, il publie deux Lettres sur l’Algérie, les 23 juin et 22 août 1837, dans la Presse de Seine-et-Oise, journal dont il est actionnaire. En 1845, il est alors député de Valognes, il est codirecteur, avec Corcelle, du journal Le Commerce. Mais c’est Corcelle qui fixera, sur l’Algérie, la ligne du journal. Quand, enfin, Tocqueville rend ses deux rapports sur l’Algérie, ils paraissent dans Le Moniteur du 24 mai 1847. La presse, pour Tocqueville, est donc, à l’évidence, un moyen d’expression et un vecteur d’opinion considérable.

      9.  Tocqueville, Alexis (de) Ecrits et discours politiques « L’émancipation des esclaves » OC Gallimard 1962 tome III p79-111 Les articles sont parus dans les numéros des 22, 28 octobre, 8, 21 novembre, 6 et 14 décembre 1843.

      10.  Ibid. p41-78 L’intervention de Tocqueville a lieu le 23 juillet 1839 mais la proposition de Tracy ne fut jamais discutée au Parlement.

      11.  Ibid. p80

      12.  Kant, Emmanuel Vers la paix perpétuelle trad.J.Darbellay PUF 1958 « Appendice I Sur le désaccord de la morale et de la politique au sujet de la paix perpétuelle »

      13.  Ibid. p139-141

      14.  Ces articles sont parus dans Le Siècle du 1er au 14 janvier 1843 et publiés dans les OC de la Pleïade tome 1 p1085-1113

      15.  Ibid. p1108

      16.  En 1804, la France avait exigé de Haïti la somme de 150 millions de francs or en réparation des plantations perdues. Ce n’est qu’en 1916 que Haïti aura fini d’acquitter cette dette. Voir Françoise Vergès Abolir l’esclavage : une utopie coloniale Les ambiguités d’une politique humanitaireAlbin Michel 2001

      17.  « Rapport... » OC tome III Gallimard 1962 p56

      18.  Les esclaves ne furent pas libres pour autant. En effet, à l’esclavage, succéda, l’apprentissage. Les enfants de plus de six ans au 1er août 1834 devinrent soit apprentis agriculteurs ou predial, dans l’obligation de travailler sans salaire jusqu’au 1er août 1840, soit domestiques attachés à la personne obligés de servir gratuitement jusqu’au 1er août 1838. Leur seul bénéfice qu’ils pouvaient alors tirer de l’abolition de l’esclavage était la limitation légale de la durée du travail. « L’expérience, du reste, soutient Tocqueville, a prouvé que la difficulté n’était pas d’empêcher les affranchis de se révolter, ni de punir ou de prévenir leurs crimes, mais de les plier à des habitudes laborieuses. » p63 De l’autre côté, les colons ont montré leur mécontentement en se comportant avec les affranchis comme avec leurs anciens esclaves, et ont « ensuite cherché à se venger des résistances que ces façons d’agir faisaient naître. » p64 Par ailleurs, Lord Grey introduisit dans l’India Bill, en 1833, une clause selon laquelle l’esclavage cesserait d’exister en inde à dater de 1837.

      19.  Ibid.p59

      20.  Ibid.p59

      21.  Ibid.p75

      22.  L’un des arguments de Tocqueville en faveur de l’abolition de l’esclavage est la loyauté inentamable des anciens esclaves des colonies anglaises pour la métropole. Voir OC tome III p83

      23.  Ibid.p85-86

      24.  En termes de marché, l’intérêt n’est pas la taille mais la stabilité : une colonie est un marché captif. En Algérie, Tocqueville raisonnera également en termes de marché.

      25.  Jardin, André Alexis de Tocqueville 1805-1859 Hachette coll. Littératures 1984 p214

      26.  OC tome III p97

      27.  Ibid. p98

      28.  Ibid. p99

      29.  Ibid. p102-103

      30.  Voir « Intervention dans la loi sur le régime des esclaves dans les colonies » du 30 mai 1845 OC tome III p117

      31.  Ibid. p105

      32.  Tocqueville, Alexis (de) Œuvres complètes Pleïade tome I Gallimard 1991 p 217

      33. Voir description de Tocqueville le 1er janvier 1832 chez Mazureau Pleïade p 187

      34.  Ibid. p173

      35.  Ibid. p175

      36.  Ibid. p258

      37.  Ibid. p285 (évoquer la question des cadres de l’enquête) : illustration éloquente de son portrait de Charles Carroll, propriétaire de trois cents esclaves p 101-102.

      38.  Ibid. p64

      39.  Ibid. p75

      40.  Ibid. p85

      41.  Il s’agit ici, comme de bien entendu, des femmes noires ! voir Ibid. p122, p180 ou p 280

      42.  Un mal pour les Maîtres : ils sont oisifs (ce sont les oisifs qui jugent les esclaves paresseux, comme s’ils étaient spécialistes du travail !), violents et rétrogrades. Discutant, le 30 octobre 1831 avec Mr Latrobe, avocat à Baltimore : « l’esclavage est en général un moyen de culture dispendieux ». Ibid. p 91 Surtout, conversation avec Mr Mac Ilvaine, un des plus gros négociants de Louisville, le 9 décembre 1831 Ibid. p115 ou encore un cultivateur Ibid. p117 Voir aussi et surtout Ibid. p 287. Un mal pour les Blancs : l’esclavage « abrutit la population noire et énerve la population blanche » Ibid. p 282. C’est l’avis de Mr Guillemin, consul de France à la Nouvelle-Orléans Ibid. p 122-123. C’est aussi celui de Mr Poinsett, du 12 au 17 janvier 1832 Ibid. p 132-133. La fin de l’esclavage, en effet, fait surgir la question de l’égalité : voir Ibid. p243-244 puisque les Noirs libres demeurent sans droits. Dans l’Ohio par exemple, les lois sont très dures pour les Noirs Ibid. p113-114. Un mal pour l’Amérique : c’est le clivage Nord-Sud et la division interne des États-Unis.

      43.  En 1850, les États-Unis votent la loi sur l’Esclave fugitif, qui permet aux propriétaires du Sud non seulement de poursuivre et de reprendre ceux de leurs esclaves qui étaient parvenus à s’enfuir dans le Nord, mais aussi les Noirs qu’ils prétendaient fugitifs...

      44.  Toutes les citations qui suivent sont extraites du livre de Howard Zinn Une histoire populaire des États-Unis de 1492 à nos jours trad.F.Cotton Agone 2002 chap.IX « Esclavage sans soumission, émancipation sans liberté » p199-243

      45. Certains historiens estiment que quatre sur cinq esclaves piqueurs de coton ont participé, en 1840-1841, à au moins un acte de rébellion. Face à cette résistance, les esclavagistes organisaient la répression. L’un d’entre eux, James Hammond, déclara, en 1845 : « Même si votre attitude était complètement différente, même si vos lèvres distillaient du nectar et si vos discours résonnaient comme la plus douce des musiques, (…) pensez-vous que vous nous persuaderiez d’abandonner mille millions de dollars sur la valeur de nos esclaves et mille autres millions sur celle de nos terres ? »...

      46.  Publié le 22 août 1837 dans La Presse de Seine-et-Oise, reproduit dans Sur l’Algérie p43sq.

      47.  Mazureau, 1er janvier 1832 Pleïade p118. L’argument du climat ne fait pas, cependant, l’unanimité voir Adams 1er octobre 1831 Pleïade p75

      48.  En février 1842, deux colons, Vialar et Saint-Guilhem, ont défendu devant la Chambre l’emploi de la main d’œuvre indigène. Tocqueville les a écoutés, et entendus. « Nos cultivateurs, écrit-il, se servent volontiers des bras indigènes. L’Européen a besoin de l’Arabe pour faire valoir ses terres ; l’Arabe a besoin de l’Européen pour obtenir un haut salaire. C’est ainsi que l’intérêt rapproche naturellement dans le même champ, et unit forcément dans la même pensée deux hommes que l’éducation et l’origine plaçaient si loin l’un de l’autre. » « Rapport... » (1847) Sur l’Algérie p205

      49.  Souvenirs publiés chez Gallimard coll. Folio en 1999 qui suit l’édition du tome XII des OC.

      50.  Il l’est aussi, différemment, à l’Algérie. En 1847, Tocqueville interroge : « La France n’a pas seulement parmi ses sujets musulmans des hommes libres, l’Algérie contient de plus en très petit nombre des Nègres esclaves. Devons-nous laisser subsister l’esclavage sur un sol que nous commandons ? » Une pétition, en effet, avait, en 1846, demandé, en France, l’affranchissement des esclaves algériens. Voir Sur l’Algérie GF p206 Enfin, lorsqu’il s’intéresse à l’Inde et s’informe abondamment, Tocqueville, en 1841, se penche sur le sujet : « Il paraît assez difficile de discerner dans l’Inde l’esclavage proprement dit de plusieurs choses qui y ressemblent telle que la constitution des dernières castes. » OC Pleïade Gallimard 1991 tome I p1052

      51.  Le général Lamoricière est arrivé en Algérie en 1830. Nommé maréchal en 1840, il gouvernera Oran jusqu’en 1848.

      52.  Première Lettre sur l’Algérie (23 juin 1837) OC tome III p 131

      53.  Ibid. p131

      54.  Les Notes sur le Coran(mars 1838) sont éditées dans le tome III des OC p154-162

      55.  Lettre à Gobineau OC tome IX p69

      56.  Première Lettre Ibid.p135

      57.  « La société musulmane, en Afrique, n’était pas incivilisée ; elle avait seulement une civilisation arriérée et imparfaite. » « Rapports sur l’Algérie » (1847) in Sur l’Algérie GF p197

      58.  Ibid. p136

      59.  Sur L’Algérie « Notes du voyage en Algérie de 1841 » p62

      60.  Première Lettre Ibid.p133

      61.  Ibid.p132

      62.  Ibid.p132

      63.  La commission était composée de Dufaure, Morny, Allard, d’Oraison, Tracy, Corcelle, Lasteyrie, Schneider, Plichon, Oudinot, Desjobert, Boblaye, La Guiche, Béchameil, Chasseloup-Laubat, Beaumont, Abraham Dubois. Desjobert était un anticoloniste réputé. C’est en 1842, également, que Gustave de Beaumont fait paraître dans Le Siècle une série d’articles anonymes sous le titre État de la question d’Afrique (26 et 30 novembre, 3, 7 et 11 décembre 1842). Bugeaud croira, à tort, que les textes sont de la plume de Tocqueville.

      64.  Il s’agit d’une part du Tableau de la situation des Etablissements français dans l’Algérie (juin 1838, juin 1839, juin 1840) ; d’autre part des Actes du gouvernement. C’est le Tableau qui contient une étude (1838) intitulée « Constitution ancienne de la propriété ».

      65.  « Exemple. Je donne comme habous la nue propriété de la ferme du Bourg à l’église de Tocqueville. De ce moment, je ne puis vendre cette ferme. Mais s’il se trouve plus tard que, par manque de ressources, je laisse détériorer l’immeuble au point que la nue propriété même de l’église de Tocqueville soit compromise, je puis être autorisé ou forcé de vendre. L’immeuble alors rentre dans le commerce (…) mais à sa place est stipulée une rente envers cette église. » Tel est l’exercice pratique auquel Tocqueville s’est livré pour bien comprendre le fonctionnement de la propriété habous. OC tome III p165

      66.  Ibid. p167

      67.  Ibid. p180 Voir Sur l’Algérie GF p155-156, la critique que dresse Tocqueville de l’usage fait, en Algérie, de l’arrêté du 17 octobre 1833sur l’expropriation pour cause d’utilité publique.

      68.  « Rapports sur l’Algérie » (1847) in Sur l’Algérie GF p201

      69.  Voici qui n’est pas sans rappeler l’un des sophismes propres, pour Kant, au moraliste politique : « Fac et excusa. Saisis l’occasion favorable de prendre arbitrairement possession (du droit de l’État sur le peuple, ou sur un peuple voisin ; après l’action, la justification pourra se faire avec bine plus de facilité et d’élégance et il sera plus aisé de camoufler la violence (…) que si l’on voulait chercher d’abord des raisons convaincantes et écarter les objections. Cette hardiesse même donne une certaine apparence de conviction intérieure quant à la légitimité de l’action, et le dieu du succès, bonus eventus est ensuite le meilleur avocat. » p141-143

      70.  Ibid. p102 sous le titre « la domination totale et la colonisation partielle »

      71.  Ibid. p126 sous le titre « colonisation »

      72.  Ibid. p126 sous le titre « faut-il entreprendre de coloniser avant que la domination ne soit établie et la guerre finie ? »

      73.  « A Alger comme ailleurs nous ne pouvons nous établir qu’en prenant à des tribus leur territoire, mais à Alger, du moins, nous n’avons à dépouiller que des tribus qui nous ont fait la guerre. » Ibid. p131-132

      74.  « Des terres très fertiles ont été arrachées des mains des Arabes et données à des Européens qui, ne pouvant ou ne voulant pas les cultiver eux-mêmes, les ont louées à ces mêmes indigènes qui sont ainsi devenus les simples fermiers du domaine qui appartenait à leurs pères. Ailleurs, des tribus ou des fractions de tribus qui ne nous avaient pas été hostiles, bien plus, qui avaient combattu avec nous et quelquefois sans nous, ont été poussées hors de leur territoire. » Ibid. p197 « Rapports sur l’Algérie » (1847)

      75.  Ibid. p126

      76.  Voir Olivier Le Cour Grandmaison Coloniser Exterminer, Sur la guerre et l’État colonial Fayard 2005

      77.   « Rapport... » Sur l’Algérie p267

      78.  Ibid. p268

      79.  Ibid. p268

      80.  Ibid. p269

      81.  Ibid. p204

      82.  Cette note est éditée dans le premier volume des OC en Pleïade p 993-1018

      83.  Ibid. p997

      84.  Ibid. p1055

      85.  Lettre du 3 octobre 1840 citée dans OC Pleïade p1555

      86.  Voir aussi Yves Benot La Révolution française et la fin des colonies 1789-1794 (1987) La Découverte 2004

      Luste Boulbina Seloua
      Wormser Gérard masculin
      Tocqueville et les colonies : Amérique, Antilles, Algérie
      Luste Boulbina Seloua
      Département des littératures de langue française
      2104-3272
      Sens public 2006-03-02

      Alexis de Tocqueville devient célèbre quand, le 23 janvier 1835, il publie la première partie de La Démocratie en Amérique. Le livre rencontra un franc succès et suscita de vives polémiques. Un journal légitimiste, la Gazette de France, fit paraître un article anonyme contenant ces lignes : « Monsieur de Tocqueville est avocat et, comme tel, il plaide la cause de la démocratie en Amérique ; c’est avec une prédilection toute particulière que cet auteur offre à l’admiration des peuples de l’Europe (...) un pays d’humanité tricolore où des hommes rouges qui en sont les naturels se voient exterminés par les hommes blancs qui en sont les usurpateurs ; où les hommes noirs se vendent pêle-mêle avec les bestiaux sur la place publique. »1 Tocqueville ne l’a pas ignoré. Mais il n’en a pas fait l’objet central de son enquête, la démocratie. Il a consacré une grande partie de son étude à l’analyse de cette « humanité tricolore » et des rapports que ses composantes colorées entretiennent. Les analyses de Tocqueville y sont pénétrantes. On peut dès lors s’étonner, à lire les rapports que Tocqueville a dressés de l’Algérie des débuts de la colonie, en 1841 et en 1847, qu’il ne manifeste pas à l’égard des Arabes l’humanité dont il a gratifié, en Amérique, les Noirs et les Indiens. S’il paraît sensible, en effet, aux questions d’égalité entre Noirs et Blancs - car ce n’est pas en termes d’égalité mais de relégation que la question se pose pour les Indiens -, il demeure totalement indifférent au sort de toute cette population bigarrée - Kabyles, Arabes, Maures - qui peuple le territoire de l’Algérie.

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