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«Démocrates sans démocratie»

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  • Mots-clés (5)
      • Mot-clésFR Éditeur 96 articles 3 dossiers,  
        96 articles 3 dossiers,  
        Mot-clésFR Éditeur 30 articles 2 dossiers,  
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        Mot-clésFR Éditeur 184 articles 4 dossiers,  
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        Mot-clésFR Éditeur 485 articles 14 dossiers,  
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        Mot-clésFR Éditeur 29 articles 1 dossier,  
        29 articles 1 dossier,  
      Texte

      Le 14 mai 2007, les ministres des Affaires étrangères des vingt-sept pays membres de l’Union européenne ont décidé de prolonger de douze mois l’embargo sur les ventes d’armes à l’Ouzbékistan et de six mois les restrictions de visas pour certains hauts responsables de ce pays. Ces sanctions avaient été introduites le 13 novembre 2005 et faisaient suite au refus des autorités ouzbèkes de mener une enquête internationale indépendante sur le soulèvement d’Andijan dont la répression avait fait, selon les données officielles, 187 morts et de 500 à 1000 selon le Comité Internationale de la Croix Rouge. Si les ministres européens ont prolongé le principe des sanctions, ils en ont toutefois allégé les modalités. Sous l’impulsion de la présidence allemande et contre les positions défendues notamment par la Grande-Bretagne, ils se sont engagés à retirer quatre noms de la liste des officiels ouzbeks concernés par les restrictions de visas. Les ministres, par la voix de la commissaire européenne Bénita Ferrero-Waldner, avaient également déclaré « apprécier l’ouverture de la partie ouzbèke vers un dialogue sur les droits de l’homme » 1 .

      Dans la perspective de cette réunion, de nombreuses associations de droits de l’homme et de think tanks internationaux avaient pourtant mis en garde l’Union Européenne sur les effets contre-productifs que pourrait avoir une levée des sanctions sur les concessions effectuées par Tachkent en matière de droits de l’homme 2 . Même si depuis 2005, le régime autoritaire de Tachkent n’a cessé d’afficher son mépris constant des droits de l’homme, quelques jours avant la rencontre ministérielle un tribunal ouzbek avait suspendu l’exécution de la sentence rendue à l’égard d’une militante des droits de l’homme qui avait pourtant « avoué » les charges retenues contre elle. Umida Niyazova, journaliste et interprète, avait en l’occurrence été condamnée à sept ans d’emprisonnement pour avoir, entre autres, diffusé de la littérature « subversive » et financé illégalement des groupes locaux de défense des droits de l’homme.

      Alors que le respect des droits de l’homme et la démocratisation au sein d’Etats tiers constituent deux éléments essentiels du discours extérieur de l’Union Européenne et des Etats-Unis, le choix des instruments de leur promotion est loin d’être univoque. Depuis l’effondrement de l’Union Soviétique, les stratégies et les programmes de promotion démocratique américains et dans une moindre mesure européens ont considérablement évolué. De plus en plus sceptiques quant aux effets réels des mesures contraignantes interétatiques (top down), ils ont été amenés à développer de nouvelles approches centrées sur une réappropriation sociale du système politique. L’option des sanctions n’a pas été totalement et unanimement refusée par les puissances et les bailleurs de fonds occidentaux. Mais au regard de leur efficacité relative et des coûts politiques qu’occasionnent leur mise en place, une certaine réticence semble s’être substituée à l’enthousiasme qui entourait les programmes top-down de démocratisation du début de la décennie 1990. Aussi, la stratégie ambiguë de l’Europe à l’égard de la démocratisation de l’Ouzbékistan traduit-elle une hésitation plus générale, partagée par les Américains et les Européens, quant aux effets des sanctions politiques et économiques. Si les Etats européens apparaissent divisés quant à l’opportunité de maintenir (voire d’approfondir) les sanctions à l’égard de Tachkent, ce n’est pas uniquement qu’ils cherchent à ménager un Etat voué à jouer un rôle de premier plan dans la région en matière géopolitique, énergétique et sécuritaire. Ces dissensions reflètent également le scepticisme avec lequel les bailleurs de fonds occidentaux appréhendent désormais les voies interétatiques de démocratisation.

      Au début de la décennie 1990, l’effondrement du monde soviétique symbolisait, pour un certain nombre d’analystes de l’Ouest, la disparition du dernier adversaire des démocraties occidentales. L’heure n’était donc plus à l’analyse du système soviétique mais à l’exploration d’un nouvel enjeu de science politique : la transition. Alors que les régimes soviétiques s’ouvraient au libéralisme, la transitologie se substituait ainsi à la soviétologie 3 . De la même manière que chez Marx, le communisme ne pouvait advenir qu’une fois un certain nombre de stades franchi, la transition démocratique reposait sur plusieurs principes qui en ont fait tout autant un cadre d’analyse du développement politique qu’un guide des programmes de démocratisation 4 . Ce modèle, articulé autour des processus électoraux, relativisait le poids d’éventuelles préconditions à la démocratisation et postulait que la démocratie, entendue comme l’égalité d’existence et de participation politiques des citoyens, devait nécessairement advenir au terme d’un cheminement séquentiel précisément défini. Malgré sa commodité opérationnelle, ce « paradigme de la transition » 5 s’est cependant rapidement heurté à des difficultés d’ordre empirique et conceptuel. Alors que près d’une centaine de pays était considérée en situation de transition au début des années 1990, seule une minorité d’entre eux semblait, une décennie plus tard, réellement engagée sur la voie de la démocratie 6 . Considérer la démocratisation comme une procédure mécanique c’est en effet l’exposer au risque du rejet des populations puisque si la démocratie correspond à un ensemble de procédures institutionnelles, elle est également un élément de l’identité individuelle et collective. Dès lors, face à ce constat, les « acteurs externes de démocratisation » 7 se trouvaient confrontés à la nécessité de renouveler leur grille de lecture et de repenser la nature de leur action.

      À partir de la deuxième moitié de la décennie 1990, le recours à la "société civile" allait ainsi gagner en importance tant au niveau de l’analyse du changement qu’à celui de la définition des stratégies opérationnelles. Alors que la transitologie pensait le passage général du communisme au libéralisme et à la démocratie, la formule de la « société civile » se présente comme un moyen de réconcilier les institutions et les attentes des citoyens. Soutenir la « société civile », c’est en effet favoriser la démocratisation en s’appuyant sur des acteurs sociaux non-gouvernementaux pour favoriser l’apparition de pratiques délibératives par le bas et entraîner un triple passage : du communisme au libéralisme, de la tradition à la modernité et des dictatures patrimoniales à la démocratie libérale 8 .

      Le soutien étranger apporté aux « sociétés civiles » des régimes autoritaires participe alors d’une reconfiguration profonde des acteurs de la contestation politique, traditionnellement incarnés par les figures de l’insurgé et du dissident. Entre la violence de l’insurgé et le dissident qui révèle, par sa présence, les failles de régimes oppresseurs 9 , la lutte pour la démocratie admettrait désormais un nouveau relais : le militant de la « société civile ». Sans prétendre à lui seul renverser les régimes auxquels il se confronte, il apparaît comme le versant actif d’une « démocratie de surveillance » 10 , catalyseur d’une réappropriation sociale et non-violente du pouvoir.

      L’Ouzbékistan post-soviétique est un exemple particulièrement significatif de cette réorientation des politiques de promotion démocratique. Depuis son accession à l’indépendance en 1991, le régime ouzbek s’inscrit en effet dans la continuité des pratiques politiques soviétiques en confortant l’emprise idéologique de l’État sur la société, en bafouant les libertés individuelles et en soumettant l’architecture institutionnelle du pays aux orientations de l’exécutif. Touchée directement par une profonde crise socio-économique, sa population reste la cible d’une répression et d’un autoritarisme politiques persistants. La démocratie n’a certes jamais été une priorité absolue des diplomaties occidentales dans leurs relations avec Tachkent. Toutefois, la perpétuation de pratiques politiques autoritaires, l’absence de visibilité publique de l’aide étrangère, l’iniquité de sa répartition et la volatilité de la politique étrangère du Président Karimov à l’égard de l’Occident 11 ont incité les bailleurs de fonds occidentaux à réorienter leurs programmes de démocratisation vers la « société civile ». À une conception par le haut (top down), s’est ainsi progressivement adjointe, à partir de la deuxième moitié de la décennie 1990, une approche par le bas (bottom up) du développement et de la démocratisation.

      La spécificité de la formule de démocratisation par la « société civile » réside dans son articulation de trois dimensions du concept : une notion analytique, un instrument pratique et un contenu normatif. Analytiquement, la « société civile » désigne la myriade d’associations située sur un espace distinct qui n’est ni l’État, ni le marché 12 mais qui aurait cependant des points de ressemblance avec ces deux sphères : comme l’État, elle est avant tout un lieu d’organisations, et comme le marché elle se définirait par le volontarisme et la participation active de ses membres. Par voie de conséquence, plus ce tissu associatif serait dense et inclusif, plus l’énergie de la « société civile » consoliderait le fonctionnement de la démocratie. En rendant effective la notion de « société civile », les programmes de démocratisation par le bas font également de la création de sociétés civiles réelles 13 un outil pragmatique et un enjeu normatif qui participent pleinement de la reconfiguration des espaces sociaux et des modes de développement politique des États concernés 14 . Dès lors, le sens de la « société civile », en tant qu’outil opérationnel ne saurait être saisi en dehors des forces et des acteurs qui se l’approprient, l’exploitent, s’en emparent ou s’expriment en elle. Autrement dit, l’étude du concept de « société civile », tel qu’il est diffusé au sein d’espaces autocratiques, ne peut pas être dissociée de l’analyse de sa réalisation 15 . La diffusion par le bas de la démocratie est en effet de l’ordre d’une « action sur des actions », pour reprendre les termes que Michel Foucault employait pour définir son concept de gouvernementalité :

      « Il est un ensemble d’action sur des actions possibles : il opère sur le champ de possibilité où vient s’inscrire le comportement de sujets agissants : il incite, il induit, il détourne, il facilite ou rend plus difficile,il élargit ou il limite, il rend plus ou moins probable ; à la limite, il contraint ou empêche absolument ; mais il est bien toujours une manière d’agir sur un ou sur des sujets agissants, et ce tant qu’ils agissent ou sont susceptibles d’agir. » 16

      L’absence de « société civile » étant considérée comme l’obstacle principal à la démocratisation du pays, il s’agit pour les bailleurs de fonds étrangers de construire et d’institutionnaliser les organes supposés l’incarner pour favoriser l’évolution démocratique de l’État ouzbek. En Ouzbékistan, la « société civile » est donc à la fois un instrument du dispositif d’intervention des bailleurs de fonds étrangers et une réalité sociale. Elle est à la fois l’origine locale de l’action politique et la cible des initiatives internationales de promotion démocratique. L’étude de la mise en œuvre de ces programmes invite donc à analyser les trois facettes qui composent la « société civile » ouzbèke : les sujets qui vivent et composent « de l’intérieur » cette catégorie, les acteurs alliés ou antagonistes de la « société civile réelle » et ses diffuseurs et ses promoteurs extérieurs.

      Dans la lignée des travaux de Jean-François Bayart, il s’agit ainsi d’étudier « par le bas », en Ouzbékistan, les pratiques sociales liées à la démocratisation et non de se limiter à une critique normative de l’imposition exogène du concept : le passage du « paradigme de la transition » à la formule de la société civile ne peut être considéré comme un seul changement d’échelle. Au-delà du rôle qu’elles peuvent jouer dans le processus de démocratisation, les Organisations de Société Civile (OSC) constituent en effet un milieu social particulier qu’il convient d’analyser en tant que tel : qui sont leurs membres ? Quelles sont leurs motivations ? Quels effets l’intervention extérieure directe sur l’espace social et le champ politique ouzbeks contribue-t-elle à produire ?

      Le soutien à la « société civile » comme prescription stratégique de démocratisation

      L’hermétisme du contexte ouzbek et la nécessité de l’approche par le bas

      En 1991, l’accession de l’Ouzbékistan à l’indépendance avait fait naître l’espoir d’une rupture franche avec les méthodes et les structures soviétiques de pouvoir. La nouvelle Constitution du pays affirmait en effet respecter les droits de l’homme, garantir les libertés individuelles et instaurer des institutions respectueuses d’une séparation stricte des pouvoirs. Toutefois, malgré les critiques occidentales et en dépit des prises de position successives du Président ouzbek, la mainmise de l’exécutif sur l’architecture institutionnelle s’est affirmée en même temps que le déni des droits civils et politiques des citoyens 17 . S’il est moins prononcé pour Islam Karimov qu’il ne l’était pour Saparmurad Niazov, le « père de tous les Turkmènes », le culte rigide de la personnalité développé par le président ouzbek se fonde sur la construction d’un discours mémoriel bâti autour des « héros historiques de l’Ouzbékistan » (Tamerlan, Avicenne...) et destiné à alimenter le sentiment d’appartenance nationale d’une population multiethnique 18 . L’autoritarisme étatique se manifeste également dans le durcissement du contrôle gouvernemental sur la sphère religieuse. Bien que la liberté de croyance eût remplacé l’athéisme d’État soviétique dès l’indépendance du pays, Islam Karimov y a rapidement vu un concurrent direct de légitimité dont il fallait limiter l’écho et canaliser le message afin de perpétuer l’exercice de son propre pouvoir 19 . Majoritaire dans la population, l’Islam n’est pas la religion officielle et reste étroitement surveillé par un maillage institutionnel qui épouse le fonctionnement des organes de contrôle datant du régime précédent 20 . Sous prétexte de wahhabisme, la répression envers les adeptes, réelles ou imaginaires, d’un Islam non officiellement encadré ne cesse de s’accentuer et les listes de « suspects » établies par le ministère de l’Intérieur (ceux qui portent la barbe, ceux qui appartiennent à des familles dont l’un des membres a déjà été accusé de wahhabisme, ceux qui invitent les femmes et les enfants aux réunions de prière, ceux qui refusent d’effectuer leur service militaire...) de s’allonger 21 .

      La stabilité du pouvoir politique et de son emprise sur la population repose également sur la gestion des équilibres sociopolitiques internes, assurée par le maillage des institutions sociales « traditionnelles » 22 . L’espace social ouzbek se caractérise en effet par un agencement néo-patrimonial 23 fondé sur un factionnalisme politique à double base régionale et locale 24 . À l’échelle régionale, l’espace politique repose sur un pacte inter-factionnel entre d’un côté, l’alliance des villes de Tachkent et de Ferghana et de l’autre, celles de Djizzakh, Samarcande et Boukhara. À l’échelle du quartier, la makhalla s’apparente à un comité de quartier en charge de la gestion locale de la solidarité. Outre l’organisation des nombreuses fêtes émaillant la vie ouzbèke (mariages, circoncisions, nouvel an-Navruz...), elle constitue également un relais de l’évolution sociale et professionnelle des individus par l’entretien des relations de clientèle 25 .

      Dans un tel contexte, les politiques d’aide internationale à l’égard de l’Ouzbékistan se sont révélées d’autant plus inefficaces qu’aucun élément ne garantissait, à l’échelle nationale, une distribution équitable et transparente de l’assistance internationale. Alors que le développement économique d’un pays a pu être longtemps considéré comme préalable à son ouverture politique 26 , la prégnance des mécanismes ouzbeks de clientélisme politique invalide cette relation : l’aide au développement ne peut ici garantir à elle seule le passage à la démocratie. Dès lors, pour nombre de bailleurs de fonds, seule l’instauration préalable de la démocratie pouvait désormais permettre l’amorce d’un processus effectif de développement.

      La société civile ouzbèke, relais prioritaire des programmes occidentaux de démocratisation

      Aux yeux des bailleurs de fonds occidentaux, le décalage entre la politique répressive et le discours du Président Karimov présentant l’Ouzbékistan comme un « État moderne, démocratique et laïc, fondé sur le multipartisme et la tenue d’élections libres et ouvertes » 27 a incarné l’impasse des mécanismes interétatiques de démocratisation auxquels il convenait alors de substituer un modèle de démocratisation par le bas. Dans cette approche, la « société civile réelle » constitue à la fois un recours pragmatique aux difficultés rencontrées par les programmes interétatiques de développement et un outil de résistance contre l’autoritarisme politique 28 . Si bien que la notion de « société civile » développée par les acteurs occidentaux semble répondre à Ghassan Salamé qui, dans l’ouvrage éponyme, se demandait comment construire une Démocratie sans démocrates 29 : en favorisant l’émergence de démocrates « véritables », il s’agit non plus d’instaurer des institutions formelles supposées garantir le fonctionnement démocratique d’un pays, mais de construire des leviers internes à la démocratisation 30 .

      Tableau 1. Bailleurs de fonds engagés dans l’aide à la « société civile » en Ouzbékistan

      En termes financiers et à l’échelle mondiale, les organisations américaines ont rapidement occupé le premier rang des donateurs impliqués dans ce type de programmes en assumant dès 1995, 85% des dépenses qui y sont liées et 335 des 440 projets qui s’y rapportent 31 . Ce soutien, initié au début des années 1990, passe soit par des organisations gouvernementales (USAID) soit par des relais quasi ou non-gouvernementaux (National Endowment for Democracy, International Republican Institute, National Democratic institute, Carter Center, Fondations Soros - Open Society Institute...). En 1995, un nouveau programme de partenariat (New Partnerships Initiative) fut également établi au sein de l’USAID afin de soutenir l’affirmation des ONG, de développer des partenariats commerciaux de petite taille et de renforcer les instances locales de gouvernance démocratique 32 . La politique de développement ainsi poursuivie ne visait plus tant à développer les institutions de fourniture de services qu’à renforcer les moyens d’expression de la demande sociale. Selon Hansen, « l’intérêt porté à la société civile, par l’USAID aussi bien que par d’autres bailleurs de fonds, reflète la prise de conscience que le soutien apporté aux nouvelles démocraties émergentes dépendra de la construction de centres autonomes de pouvoir social et économique, promoteurs d’un mode de gouvernance fondé sur la responsabilité (accountability) gouvernementale et la participation des citoyens. » 33

      Si le concept de « société civile » a été repris par les agences de développement bilatérales et multilatérales, le langage et les programmes des ONG occidentales allaient suivre la même évolution jusqu’à aboutir à l’émergence d’organisations spécifiquement dédiées à la promotion de la « cause » de la « société civile ». CIVICUS, fondée en 1991, ou le réseau des fondations Soros (Open Society Institute) considèrent ainsi la promotion et la protection des OSC comme l’un de leurs objectifs prioritaires. Selon ses propres termes, CIVICUS vise « à la conduite d’un monde dans lequel l’action citoyenne est un élément essentiel de la vie politique, économique et culturelle de toutes les sociétés, l’action privée pour le bien commun est exprimée par la richesse et la diversité des organisations intervenant de manière autonome et parfois en concertation avec les sphères gouvernementales et privées. Une société en bonne santé se caractérise par l’équité des relations entre les citoyens, leurs associations et fondations, le marché et les gouvernements » 34 .

      Dans le même sens, un responsable de la fondation SOROS définissait sa mission comme un « effort pour surmonter les divisions politiques, sociales et culturelles afin de permettre à la société civile de jouer un rôle accru dans la réalisation de son avenir » 35 .

      Les ONG au cœur de la société civile

      Au cours de la décennie 1990, les organisations multilatérales, les agences de développement bilatérales et les organisations internationales non-gouvernementales ont ainsi approfondi leurs relations avec les représentants et les organisations de la « société civile » ouzbèke. L’investissement de cette sphère a suivi six dimensions 36 : le soutien aux groupes indépendants de plaidoyer, l’exposition des élites locales aux idées et pratiques occidentales, le développement de l’accès à l’information de la population, la transformation du cadre institutionnel d’action des Organisations de Société Civile (OSC), l’influence de la culture politique de la société locale et le développement de communautés de solidarité au niveau infra-étatique.

      Si, dans leur large majorité, les fonctionnaires internationaux, diplomates et responsables locaux d’ONG internationales reconnaissent que les ONG ne constituent pas à elles seules toute la « société civile », ils admettent bien souvent ne travailler qu’en partenariat avec elles 37 . Un responsable du centre ouzbek de l’OSCE reconnaissait ainsi que « moins il y avait d’interaction avec les acteurs gouvernementaux, plus les chances de réalisation de leurs projets étaient élevées. C’est pour cette raison que nos actions passent à 90% par des ONG à la fois légales et crédibles » 38 .

      Compte tenu du désastre écologique que représente l’assèchement de la Mer d’Aral, l’environnement constitua la première porte d’entrée des ONG dans le pays. Leur spectre d’intervention s’est par la suite élargi aux domaines de l’éducation, de la santé, de l’accès à l’information, du droit des femmes et des droits de l’homme. Les capacités d’expertise et d’adaptation de ces structures ainsi que la nécessité des bailleurs de fonds de justifier leur action auprès de leurs sources de financement confèrent en effet aux ONG un net avantage comparatif puisqu’elles permettent de présenter des résultats directement quantifiables (nombre d’ONG créées, de séminaires organisés, de publications diffusées...) pour un coût limité (parfois moins de 5 000 $ par projet). Comme le souligne James Scott 39 , la principale caractéristique de ce type d’aide réside d’ailleurs dans sa vocation à créer des modèles réduits d’un développement futur. À l’image de la construction de Brasilia qui visait à cristalliser dans une ville l’avenir souhaité pour le Brésil, l’assimilation de la « société civile » aux ONG permettrait de créer « des espaces utopiques délimités et de petite taille au sein desquels des aspirations hautement modernistes pourraient être réalisées » 40 .

      Tableau 2. Typologie des ONG en Ouzbékistan

      Le tableau 2 présente, à partir de la classification des ONG développée par Uphoff 41 , une typologie du secteur non-gouvernemental ouzbek en fonction de l’objectif des organisations et du type d’appartenance de leurs membres. Parmi ces quatre catégories, les « organisations de communauté » ont le moins bénéficié des fonds occidentaux : à l’exception notable de la Banque Mondiale, les bailleurs de fonds ne collaborent pas avec les makhallas, les partis politiques ou les associations religieuses. Les organisations « de but », « de membres », et « d’assistance » ont ainsi concentré la majorité des fonds alloués à la « société civile ».

      Les ONG de femmes (« organisations de membres ») ont été l’un des principaux bénéficiaires de l’aide internationale. Au printemps 2005, on dénombrait une centaine d’organisations (enregistrées ou non) consacrées aux droits des femmes, à la violence conjugale, ou à l’insertion professionnelle des femmes 42 . Fiona Adamson estime d’ailleurs que ce type d’organisations constitue l’espace le plus dynamique du secteur non-gouvernemental centrasiatique. Elle reprend à ce propos l’analyse fournie par Ikramova et Mc Connell selon laquelle l’implication des femmes dans les ONG résulte de leurs difficultés à accéder à des postes à responsabilités dans le secteur privé et dans l’administration publique. Selon ces auteurs, l’engagement féminin dans le secteur non-gouvernemental constitue également un choix par défaut fondé sur leurs craintes de l’arrivée au pouvoir de mouvements religieux fondamentalistes qui signifierait leur retour à des rôles de genre plus traditionnels 43 . Les centres de ressources développés par l’Open Society Institute (Fondation Soros) constituent une illustration particulièrement parlante des « organisations d’assistance aux ONG ». Ouverts jusqu’en 2004, ils étaient des lieux de formation, d’information et de débat, présents dans les villes importantes du pays. Selon Bernard Hours, « les ressources center sont un cadre pédagogique dynamique et ouvert, où se structure une prise de parole de sujets politiques "en construction", où l’on propose des méthodes, mais aussi des modèles de gouvernance occidentaux à vocation universelle » 44 . Ils étaient non seulement des lieux de rencontre, mais également des fournisseurs d’information quant à modalités d’établissement et de fonctionnement d’ONG.

      Toutefois, malgré son essor massif au cours de la décennie 1990 45 , le secteur non-gouvernemental reste fortement contraint par son environnement domestique et son positionnement international. La première contrainte domestique est celle de l’héritage soviétique et l’absence d’expérience dans la conduite de projets individuels (capacity building) et dans les méthodes modernes de gestion. Le poids de ce passé qui reposait sur l’adhésion obligatoire des citoyens aux organisations publiques suscite aujourd’hui la méfiance des populations vis-à-vis d’un engagement volontaire dans des groupes politiques ou sociaux. Engagement d’autant plus risqué et incertain que le système soviétique avait favorisé le sentiment de défiance des citoyens vis-à-vis du gouvernement en apportant des réponses insuffisantes aux demandes de la population. Sur un plan international, les ONG sont par nature soumises au financement et à la stratégie des acteurs externes de démocratisation. Elles font également face à des phénomènes de conflit et d’usurpation de rôles entre les bailleurs de fonds et elles. Selon Pauline Luong et Erika Weinthal, « en même temps que les agences de développement financent des ONG dans l’espoir de produire une société civile effective, elles usurpent leur rôle en envoyant, par exemple, des consultants étrangers pour aider à la rédaction d’une loi ou conseiller le régime sur telle ou telle question institutionnelle » 46 .

      Le modèle du plaidoyer

      En recourant aux OSC comme autant de catalyseurs de la participation politique des citoyens, les bailleurs de fonds occidentaux cherchent à éviter un type de démocratie qui se réduirait à un ensemble formel 47 ou à une « démocratie de basse intensité » 48 . La démocratie effective implique en effet davantage que la seule tenue d’élections. Elle suppose « la participation continue et active dans les affaires publiques des citoyens organisés en une grande variété de groupes d’intérêts plutôt que la seule présentation d’individus désorganisés au bureau de vote » 49 . Alors que l’aide humanitaire se double souvent d’une forme de contractualisation entre les bailleurs de fonds et les ONG réceptrices de l’aide 50 , les programmes de démocratisation par le bas ont pour objectif de promouvoir la fonction de plaidoyer de ces mêmes organisations pour, in fine, favoriser une réforme de l’organisation sociale du pays. Selon Harry Blair, le soutien externe aux ONG et à la « société civile » consiste ainsi en trois éléments clés, pensés comme autant de vecteurs de démocratisation : la participation, la responsabilité (accountability) et la contestation 51 .

      Figure 1. Le modèle séquentiel du plaidoyer selon Harry Blair

      La participation est faite de trois moments distincts : la mobilisation initiale d’individus conscients de leur rôle politique, leur prise de parole (voice), c’est-à-dire l’expression de leurs opinions dans le débat public et la représentation qui correspond à la reconnaissance de leur position dans l’arène publique. La succession de ces éléments conduit alors à l’épanouissement du « capital social », préalable selon Robert Putnam, à l’affirmation d’une « société civile » effective 52 . Selon Putnam, la densité des réseaux d’interaction sociale représente en effet un frein aux attitudes du cavalier seul, à l’opportunisme égoïste et, dans la mesure où leur existence rappelle le succès passé de la coopération, de tels réseaux constituent le cadre d’action privilégié de la collaboration future. En d’autres termes, favoriser l’interaction sociale consiste à élargir l’appréhension du « soi » de chaque citoyen en l’insérant dans la définition du « nous » et à développer le goût individuel pour l’action collective 53 . Dès lors que l’on transpose la théorie de Putnam à des contextes non-démocratiques, l’enjeu ne serait donc pas tant de déterminer si une tradition civique existe ou non, que d’identifier le degré de civilité présent dans une certaine zone pour en favoriser la consolidation au moyen de structures associatives appropriées. C’est dans cette optique que les OSC sont avant tout considérées comme parties d’un réseau qui, en s’élargissant et en s’approfondissant, inciterait le gouvernement à davantage de responsabilité.

      Puisque la responsabilité suppose de préciser à la fois qui et envers qui l’on est redevable, les discussions sémantiques sur la signification et la traduction française appropriée du terme d’accountability sont riches et complexes 54 . Nous en retiendrons une définition large : la responsabilité de l’Etat envers ses citoyens. Dans le modèle d’Harry Blair, celle-ci est composée de trois stades : celui de la transparence, où l’Etat est tenu de justifier ses actions, celui de l’acquisition de pouvoir (empowerment) où il est tenu de répondre à au moins quelques-unes des aspirations sociales exprimées, et celui de la réalisation des demandes où les décisions de l’Etat débouchent sur des réalisations concrètes. Dans ce cadre, les organisations de société civile ont avant tout un rôle de médiation à jouer entre l’Etat et le citoyen. Après en avoir été le stimulus, elles deviennent alors le relais de la participation politique pour in fine jouer un rôle dans le développement de la contestation politique en tant qu’élément constitutif du pluralisme démocratique. Comme le souligne un analyste de l’International Crisis Group, « la démocratisation ne peut advenir en Ouzbékistan, qu’à partir d’une société civile consciente d’elle-même » 55 . Autrement dit, la « société civile réelle » n’est pas synonyme de démocratie ; elle en constitue plutôt le support, la condition et l’élément qui, de manière permanente, la réaffirmerait 56 . La définition de la démocratie qui se dégage de cette stratégie se rapproche alors de celle proposée par Ghassan Salamé qui, à la suite de Jean Leca, la considère comme un « arrangement institutionnel » sans cesse réactivé par « un jeu complexe de normes, de structures et de pratiques » 57 .

      Les programmes de soutien à la société civile visent un triple objectif à l’échelle micro, méso, et macro-sociale. Il s’agit, au niveau micro, de renforcer les OSC en favorisant le développement d’un cadre propice à leur action et en diffusant, en leur sein, un certain nombre d’outils de gestion et de management. En vantant l’efficacité des ONG, les bailleurs de fonds insistent souvent sur l’expérience du personnel, leur capacité à travailler en langue étrangère, à s’intégrer dans un environnement de travail international, sur leur disponibilité et leur compétitivité 58 . Alexander Djumaev, ancien responsable du programme Arts et Culture de l’Open Society Institute estimait ainsi que « le haut niveau de professionnalisme, la capacité de mobilité et de compréhension objective du contexte d’intervention » étaient les principales aptitudes dont devait témoigner les membres de la fondation et ses partenaires 59 . Le personnel local des OSC ouzbeks se compose majoritairement d’actifs parlant l’Anglais et le Russe (parfois même avant que de parler ouzbek) 60 , qui témoignent de compétences avérées pour la gestion d’une équipe et d’aptitudes pour la mise en adéquation de la stratégie de l’organisation locale avec les objectifs des bailleurs de fonds étrangers. Nombre d’entre eux occupaient, pendant la période soviétique, de hautes positions académiques et se sont retrouvés, au moment de l’indépendance, devant l’obligation de quitter leur position pour des raisons linguistiques, de nationalité, ou tout simplement économiques 61 . Selon Olivier Roy, « le fait que de nombreux intellectuels aient peu de liens avec les réseaux et les groupes de solidarité constitue chez leurs employeurs, la preuve de leur indépendance de jugement (souvent effectivement avéré) » 62 . Au sein de la représentation ouzbèke de la Fondation Soros (Open Society Institute - Uzbekistan), les responsables de projet avaient d’ailleurs pour la plupart poursuivi jusqu’à leur recrutement une carrière académique. L’ONG locale Sabo, vouée à l’amélioration des conditions de vie des femmes et des enfants, est ainsi animée par une ancienne responsable de l’appareil d’Etat. Dès lors qu’ils intègrent la sphère de la « société civile réelle », les employés des ONG ne sont plus des travailleurs comme les autres mais s’apparentent à de véritables « entrepreneurs sociaux » 63 dont l’action a des répercussions tant au niveau intermédiaire, par le renforcement de la « société civile réelle » qu’à l’échelle macro, par l’approfondissement du pluralisme politique et de la démocratie.

      La « société civile » exportée et ses effets antidémocratiques

      La construction d’une « société civile réelle » ouzbèke participe d’une triple rupture : avec le passé féodal, avec l’organisation soviétique et enfin, avec la structure clientéliste du régime. Daan van der Schriek, spécialiste de l’Asie Centrale auprès de l’International Crisis Group, estime ainsi que « la démocratisation peut advenir sur l’héritage soviétique. Cependant, cela nécessite une rupture visant à désoviétiser les institutions » 64 . Cette posture répond à une théorie de la table rase qui consiste à justifier l’existence des OSC par la négation de l’existence de formes préexistantes de civilité au sein de la société ouzbèke. Dans cette perspective, la « société civile réelle » a pour vocation d’incarner la rupture avec les pans « incivils » de la société 65 et notamment avec les formes de clientélisme en vigueur dans le pays. Cependant, alors que l’approche par le bas vise à l’élargissement et à l’approfondissement de la participation politique, les voies de son incarnation vont paradoxalement constituer autant d’obstacles à la réalisation de ces objectifs. Loin d’élargir sa base, la construction de la « société civile réelle » a en effet eu tendance à marginaliser ses membres et par-là, à enfermer l’approche par le bas dans un cercle vicieux de la défection avec lequel cette méthode avait pourtant cherché à rompre.

      Atomisation sociale et neutralisation politique : la parcellisation de la socialisation démocratique

      La majorité des coordinateurs locaux d’ONG, des responsables de programmes multilatéraux et des diplomates occidentaux reconnaissent la difficulté d’identifier et de définir précisément la notion de « société civile » dans le contexte de l’Ouzbékistan. Alors que le terme de démocratie est relativement répandu et compris au sein de la population, celui de « société civile » ne rencontre pas de traduction pertinente en russe et a fortiori en ouzbek. Malgré les principes d’universalisme et/ou de neutralité idéologique revendiqués par les bailleurs de fonds, la démocratie et à plus forte raison la « société civile » restent encore aujourd’hui perçues par la population comme des notions essentiellement occidentales, difficilement transposables localement. Et pour cause, ce qu’entendent « civiliser » les programmes de promotion démocratique par le bas n’est pas seulement un type particulier de participation politique mais également des pratiques traditionnelles de don / contre-don perçues comme autant de manifestations d’une corruption néfaste au fonctionnement du pays. Les politiques occidentales de démocratisation visent en effet une efficacité accrue des institutions du pays contre la corruption généralisée du système ouzbek et de ses réseaux de clientèle profondément ancrés dans le tissu social. Aussi, la « société civile » serait-elle avant tout la sphère de l’altruisme et du dévouement contre ce qui est perçu par les acteurs externes comme des relations sociales minées par l’intéressement excessif de ses protagonistes. C’est en ce sens que nous pouvons parler d’aristocratie, au sens où l’entend Norbert Elias dans La société de cour 66 , c’est-à-dire l’espace du désintéressement et de la gratuité. En ce sens, la réalisation de la « société civile » vise à l’institutionnalisation d’une nouvelle noblesse puisque « dans une certaine mesure, l’aristocrate ne peut pas faire autrement que d’être généreux, par fidélité à son groupe et par fidélité à lui-même comme digne d’être membre du groupe » 67 . Or, dans le contexte d’une ancienne République soviétique comme l’Ouzbékistan, les concepts de profit et de gratuité, d’intéressement et de philanthropie font face à d’évidents problèmes de transposition. A l’image d’un habitant de Kokand, une ville de la vallée de Ferghana, qui interpella David Abramson lors de son séjour d’études effectué en 1998 68 , l’une des questions les plus fréquemment posées lors des séminaires de formation à destination des ONG locales ouzbèkes est ainsi : « Pourquoi ne pouvons-nous pas ou ne devrions-nous pas gagner de l’argent par notre activité ? ». L’auteur estime que l’un des obstacles à l’enracinement social du secteur non-gouvernemental réside dans la traduction russe du terme « non-lucratif », traduit par l’adjectif russe nepribylnyi, c’est-à-dire « désavantageux » ; qualificatif d’autant moins compréhensible par la population ouzbèke qu’une carrière au sein d’une organisation non-gouvernementale se révèle en général nettement plus intéressante qu’un emploi de fonctionnaire 69 .

      En Ouzbékistan, la pratique du blat - i.e. l’usage de son influence personnelle pour obtenir certaines faveurs d’une entreprise ou d’un individu - n’est pas la marque d’un comportement irrationnel mais témoigne bien plutôt d’une certaine rationalité économique fondée sur la recherche de risques limités 70 . Comme l’estime Abramson, les connexions interpersonnelles entre Ouzbeks sont « bien souvent la seule façon d’éviter de payer des pots-de-vin prohibitifs pour l’accès aux soins médicaux, à l’éducation supérieure, ou pour réaliser des profits dans le cadre d’une entreprise privée » 71 . De la même manière, la prégnance du modèle de la « famille élargie » n’est pas uniquement le reflet d’une retraditionalisation de la société mais correspond aussi et surtout au développement de logiques de survie. Comme le note Habiba Fathi, « la polygamie, dont le « retour » est également observé tant à la campagne qu’à la ville, est elle-même perçue comme une forme de « revenus » dans la mesure où elle permet à une femme divorcée ou laissée seule avec des enfants d’être prise en charge par un homme déjà marié » 72 .

      Le développement du secteur non-gouvernemental s’est donc heurté à ces types informels et rationnels de solidarité. La majorité de la population ouzbèke étant dépendante de ses liens familiaux et sociaux, quand une ressource devient disponible pour un membre du réseau, celui-ci s’attachera à la redistribuer autour du lui. À un niveau micro, cette pratique peut se manifester par l’importance des demandes qu’un travailleur ouzbek reçoit pour l’utilisation de ses instruments de travail à des fins personnelles. Dans le cas d’une ONG locale, il peut s’agir de demandes exprimées par l’entourage de cet individu pour l’impression de documents, l’usage du téléphone ou de photocopieurs. Or, même si elles peuvent entraîner une réduction des fonds disponibles pour la conduite des projets, toutes ces demandes sont extrêmement difficiles à contrarier. En effet, le responsable d’une ONG locale en Ouzbékistan est toujours pris dans un dilemme de loyauté entre d’une part, le projet qu’il doit défendre, et d’autre part son réseau primaire de solidarité. Autrement dit, une ONG locale en Ouzbékistan doit constamment arbitrer entre l’efficacité de ses procédures de gestion et son enracinement social, deux éléments que les bailleurs de fonds cherchent pourtant à favoriser conjointement.

      En outre, la situation de dépendance des ONG locales vis-à-vis de financements extérieurs ainsi que la diffusion d’un discours exogène sur la nature et les fonctions de la « société civile » affaiblissent la capacité des organisations locales à développer leur propre vision du changement social et d’éventuelles solutions aux problèmes quotidiens. Les programmes occidentaux ont certes permis une expansion rapide et massive du secteur des ONG. Toutefois, la prise de parole politique visée par ces mêmes programmes s’est heurtée au sentiment d’extériorité éprouvé par les populations locales à leur égard. Or, compte tenu de l’extrême pauvreté de la majorité de la population, la prise de parole, par définition plus risquée que la défection, pâtit des coûts liés au départ de son groupe de solidarité traditionnelle pour intégrer la sphère du plaidoyer 73 .

      Figure 2. Représentation par secteurs de la société ouzbèke et des principaux acteurs d’action collective

      Le développement de la « société civile réelle », soutenu par les programmes occidentaux de démocratisation, a reposé sur deux dynamiques complémentaires : un mouvement de dépolarisation idéologique et la promotion d’une solidarité de type organique 74 au sein des associations et des groupes soutenus. La conceptualisation et la réalisation de la « société civile »  se distingue ainsi de la « société traditionnelle », fondée sur des appartenances de type clanique et localiste (solidarité mécanique entre ses membres et neutralité idéologique), de la « société religieuse » (forte polarisation idéologique et solidarité mécanique entre membres) et de la « société politique » (forte polarisation idéologique et solidarité organique entre ses membres). Or, ce découpage quadripartite de la société ouzbèke a largement freiné l’accomplissement des objectifs des bailleurs de fonds. Contrairement à des analyses plus traditionnelles des mouvements sociaux qui soulignaient, comme celle d’Anthony Oberschall, l’importance de l’intégration sociale dans la démarche d’engagement 75 , l’option retenue par les donateurs à l’égard de l’Ouzbékistan conduit en effet à une déconnexion totale de la « société civile » vis-à-vis des autres groupes de solidarité et de production idéologique. Définie par la rupture vis-à-vis des autres dimensions de la vie politique et sociale, la « société civile réelle » ouzbèke est confrontée à un phénomène d’« aseptisation » 76 , résultat d’une double dynamique d’atomisation sociale vis-à-vis des communautés traditionnelles de solidarité et de neutralisation du champ politique (figure 2).

      La société canalisée par l’État

      En réponse à ces programmes étrangers, l’État ouzbek n’agit pas directement contre la société ; il vise plutôt à la contrôler sans brandir continuellement la menace explicite de la répression. Il la canalise par la mise en place d’un environnement légal défavorable à l’implantation des ONG et par le contrôle de structures ambiguës qui, tout en revendiquant leur autonomie, constituent autant de relais à la politique gouvernementale.

      L’analyse du profil légal du secteur non-gouvernemental en Ouzbékistan témoigne d’une volonté délibérée et systématique du gouvernement de créer un environnement hostile aux OSC. Ce cadre repose sur deux éléments principaux : l’absence de clarification légale du concept de « société civile » et un certain nombre de restrictions apportées à la liberté d’association via les procédures d’enregistrement et de réenregistrement des organisations. La multiplication des textes juridiques et des formes d’organisations auxquelles ils font référence renforce en effet la complexité du cadre juridique du secteur non-gouvernemental et favorise les contradictions entre les différents textes. Celles-ci sont d’ailleurs d’autant plus fréquentes que la hiérarchie des normes est en pratique souvent remise en cause en Ouzbékistan. Juridiquement, la Constitution est définie comme supérieure aux autres lois spécifiques qui coiffent à leur tour les résolutions et autres décrets adoptés par l’exécutif. Toutefois, en pratique, les instructions orales dictées par les dirigeants haut placés sont plus scrupuleusement observées que les lois d’ordre général et inversent cette hiérarchie des normes. Outre ce flou juridique, la liberté d’association, reconnue par la Constitution, est restreinte par l’usage des formalités d’enregistrement des organisations non-gouvernementales comme autant de moyens de les contrôler 77 . C’est d’ailleurs sur la base d’accusations souvent contestables que l’accréditation est généralement refusée : dans le cas du refus de réenregistrement des bureaux ouzbeks de l’OSI, les autorités ouzbèkes ont ainsi argué du fait que le bail locatif des locaux était de type privé alors que les opérations effectuées par la fondation étaient d’ordre professionnel.

      Alors que le secteur non-gouvernemental se définit traditionnellement par le volontarisme de ses membres et la flexibilité des structures qui le composent, en Ouzbékistan, les ONG, soumises à un environnement juridique particulièrement restrictif, sont parmi les organisations les plus contrôlées par l’Etat. Cet aspect est particulièrement visible lorsque l’on effectue une comparaison entre le statut légal des organisations commerciales et des ONG, nettement plus contraintes que les premières.

      Tableau 3. Comparaison du cadre légal des organisations commerciales et des ONG

      Le cadre légal extrêmement restrictif mis en place par les autorités constitue la base de l’entreprise de canalisation sociale poursuivie par les autorités. Celle-ci se double, à l’échelle locale, d’une politique d’instrumentalisation de la makhalla, et, au plan national, par la multiplication d’ONG factices, financées et dirigées par l’Etat : les GONGOs (Government-Oriented Non-Governmental Organizations).

      Juridiquement, la makhalla est une entité non-gouvernementale qui, selon les lois de 1993 et de 1999, ne fait pas partie de l’administration de l’Etat. Toutefois, elle constitue en pratique l’un des éléments centraux du système de contrôle mis en place par les autorités à l’échelon local. Si, depuis les premières lois de septembre 1993, la makhalla n’est pas rattachée institutionnellement aux structures publiques, elle possède de facto une fonction politico-administrative : celle de relayer la politique et la propagande gouvernementales à l’échelon local. La makhalla est ainsi chargée d’accomplir le « travail sur la société » et notamment la diffusion de la langue ouzbèke au détriment des cultures minoritaires comme l’héritage tadjik. Relais de diffusion, elle devient, avec les lois d’avril 1999 qui renforcent ses prérogatives et ses compétences, un véritable organe de surveillance. M. Abosaliev, président du comité de makhalla d’un quartier de Boukhara, estime en ce sens que cette loi donne aux présidents de comité, les pouvoirs « de véritables petits Karimov dans le quartier ; nous devons savoir tout ce qui se passe dans notre makhalla. Par exemple, je sais exactement qui possède quoi, qui héberge qui... l’État peut compter sur nous » 79 . L’emprise sociale de la makhalla est d’autant plus forte qu’elle est relayée par un organisme social, le fonds Makhalla, en charge de la distribution d’une partie de l’aide sociale, de l’aide à l’organisation des fêtes et commémorations nationales et de la formation des nouveaux membres. Le président de ce fonds rappelle d’ailleurs que la makhalla est en premier lieu vouée à diffuser la nouvelle idéologie nationale, à légitimer les institutions étatiques, à favoriser la « réappropriation » de l’héritage national, et à lutter contre l’Islam non-officiel.

      La politique étatique de canalisation de la société concurrence également la « société civile réelle » par la mise en place d’associations qui, tout en affichant les apparences d’organisations non-gouvernementales, perpétuent les pratiques soviétiques d’encadrement et d’embrigadement de la population. Ces GONGO (Governement-Operated Non-Governmental Organization) se présentent de jure et de facto comme des extensions du gouvernement et affichent uniquement une indépendance « de façade ». Pour la plupart d’entre elles, ces organisations voient leur statut défini par décret présidentiel et sont soutenues par des fonds gouvernementaux. En plus du versement de subventions, elles bénéficient également et souvent d’exonérations fiscales et douanières, d’un local, de voitures, de moyens de communication, de la gratuité des transports publics (Soglom Avlod Uchum), d’un système de donation obligatoire de la part des entreprises (Kamolot 80 ) et de l’accès à un régime de change à des taux privilégiés (Soglom Avlod Uchum) 81 . Toutefois, comme le souligne Alisher Ilkhamov 82 , les GONGOs ouzbèkes ne constituent pas un ensemble uniforme et regroupent dans la même catégorie des organisations directement héritées de la période soviétique et d’autres, créées à la suite de l’indépendance du pays. Aux lendemains de l’effondrement de l’URSS, le Comité des Femmes ou Kamolot (l’association de jeunesse prolongeant les Komsomols), anciennement rattachés au Parti Communiste Ouzbek, acquirent le statut d’ONG tout en continuant de relayer les politiques gouvernementales. Le Comité des Femmes qui obtint le statut d’ONG en février 1991 a ainsi constitué le relais prioritaire des politiques publiques pour la représentation des femmes. Loin de lutter contre le contrôle idéologique de l’Etat sur la société et malgré l’ouverture idéologique de certaines de ses membres, le mandat du Comité limite son rôle au soutien de l’Etat. Comme l’estimait ainsi en février 2004, Svetlana Inamova, à la tête du Comité, « nous devons soutenir et affirmer l’Etat comme le seul maître du pays » 83 . Afin de réaffirmer son contrôle sur la population, le gouvernement ouzbek a créé, au lendemain l’indépendance, une série de nouvelles structures impliquées dans les questions les plus actuelles du développement de la « société civile » : les médias de masse, l’Internet et la coordination du secteur non-gouvernemental lui-même. Parmi ces nouvelles organisations, quatre peuvent être ici mentionnées : l’Association Nationale des Médias Electroniques (NAESMI), Uzinfo.com, l’Institut pour l’Etude de la Société Civile et l’Association Nationale des ONG. L’Association Nationale des Médias Electroniques (NAESMI) a été fondée en décembre 2003. Elle coordonne les stations de télévision régionales et répond ainsi à l’activité d’Internews, une OING au financement américain, qui avait établi un réseau de partenariat entre les télévisions privées du pays. Uzinfo.com est également créé en 2003 et fait de facto partie de l’Agence Nationale de l’Information et des Télécommunications. Sa principale mission est d’attirer des financements étrangers pour développer des projets relatifs aux technologies de l’information. L’Institut pour l’Étude de la Société Civile est depuis 2003 une branche de l’Institut des Études Régionales et Stratégiques, lui-même intégré à l’appareil présidentiel. Alors qu’il se présente depuis sa création comme un centre d’étude pluridisciplinaire et indépendant, il joue surtout un rôle dans l’établissement et le fonctionnement du parti pro-présidentiel. De la même manière que Uzinfo.com répondait à l’initiative d’Internews, la création de l’Association Nationale des ONG fait le pendant à un forum d’ONG créé en octobre 2004 par la Fondation Eurasia. L’association a été créée le 18 mai 2005 et alors qu’elle visait à soutenir les ONG locales dans la mise en œuvre de projets, selon un diplomate en poste dans le pays, elle n’est qu’une « structure-écran, destinée à appuyer la politique présidentielle de rupture absolue des liens entre la population ouzbèke et l’étranger ». Les personnes qui se sont succédées à la tête de l’association n’ont que peu ou pas d’expérience du travail des ONG et depuis le 23 juin 2005, un décret présidentiel octroie à l’association un certain nombre d’avantages comme la gratuité de son local, des avantages fiscaux, et un soutien financier quasi-obligatoire de la part des organisations non-gouvernementales et des entreprises 84 .

      Symétriquement à la dichotomie top-down/bottom-up des méthodes de démocratisation, l’instrumentalisation de la makhalla et la mise en place de GONGOs apparaissent comme les relais privilégiés d’une forme d’autoritarisme par le bas construit par l’exécutif ouzbek sur la base des réseaux traditionnels de solidarité. La position centrale de la makhalla dans l’espace sociopolitique ouzbek contribue en effet à exclure et dévaloriser toutes les formes de vie sociale qui se déroulent hors du quartier. Aux yeux des populations, le tiers secteur n’est donc plus seulement le lieu de l’inconnu : en rompant avec les formes traditionnelles de sociabilité, il constitue un espace de transgression sociale vis-à-vis du continuum normatif État-société dont la makhalla et les associations pro-gouvernementales constituent les maillons essentiels.

      Cette combinaison d’une politique répressive par le haut et d’une forme d’autoritarisme par le bas contribue au paradoxe des ONG en renforçant leur légitimité tout en les forçant à adopter un discours et des actions mesurées. Et pour cause, si le gouvernement ouzbek fustige le secteur non-gouvernemental soutenu par l’Occident, celui-ci a besoin en retour de l’autoritarisme étatique pour justifier de son existence : plus l’État est perçu comme inefficace et non-représentatif des intérêts des citoyens, plus les bailleurs sont enclins à diriger leur fonds vers la « société civile ». Les relations entre l’État et les ONG de plaidoyer sont donc de l’ordre de la méfiance et de la nécessité réciproques. L’absence de réforme du régime apparaît en effet comme la condition d’existence et de pérennité des carrières lucratives qu’offrent les OSC soutenues par l’Occident. Paradoxalement, le secteur non-gouvernemental a donc intérêt à maintenir des relations qui ne soient pas trop mauvaises avec l’État puisqu’une ONG perçue comme trop contestataire court immédiatement le double risque d’une fermeture par les autorités ouzbèkes et de l’arrêt du soutien des bailleurs de fonds étrangers, réticents à soutenir des organisations trop ouvertement politisées. Dans la mesure où pour une majorité d’Ouzbeks, la prise de parole au sein des OSC est nettement plus risquée que la défection et la conservation de ses relations de clientèle, la « société civile réelle » ouzbèke ne constitue donc pas ce terreau de la démocratie, visé par les bailleurs de fonds. Toutes choses égales par ailleurs, la « société incivile » 85 aurait donc un intérêt plus important au changement de régime que la « société civile réelle », restreinte dans ses capacités d’action et davantage encline au maintien du statu quo 86 .

      Les partis politiques d’opposition 87 , première cible de la répression des autorités, se trouvent dans une position extrêmement délicate vis-à-vis des OSC étant donné que l’une des principales inquiétudes de ces partis est le tarissement de leur attractivité auprès de la jeunesse. Alors que les mouvements d’opposition qui ont émergé en Union Soviétique durant la perestroika étaient caractérisés par la jeunesse de leurs membres, le leader de Erk, exilé en Grande-Bretagne, soutient aujourd’hui que la faible mobilisation des jeunes générations de militants constitue « le point le plus négatif de [son] organisation alors que c’était notre principal atout au moment de la perestroika » 88 . De plus, le secteur non-gouvernemental, actuellement dominé par les vieilles générations et par une fine élite éduquée de la jeunesse restreignent les marges de manœuvre des mouvements politiques. Selon Biggs et Neame, alors que « les ONG visent à la participation politique, à la protection des droits de l’homme, au renforcement des échelons locaux de décision et à la démocratisation, (…) dans les faits, elles minimisent souvent l’importance du contexte historique et institutionnel et affectent la capacité d’action autonome des groupes sociaux » 89 .

      L’approfondissement d’un espace rural de solidarité islamique

      Le premier relais de mobilisation politique concurrent au secteur non-gouvernemental se manifeste dans les campagnes où le poids de la pauvreté favorise la réactivation des formes traditionnelles de solidarité islamique. Dans la mesure où ils interviennent sur l’organisation de la société, ces réseaux de solidarité rivalisent alors à la fois avec le pouvoir central et avec les ONG occidentales.

      La crise socio-économique qui frappe l’Ouzbékistan depuis son indépendance a particulièrement révélé la vulnérabilité de certains groupes sociaux comme les ménages ruraux ou les jeunes. Or, la détérioration de leurs conditions de vie a largement favorisé l’implication de ses groupes au sein des mouvements de contestation islamique. L’islamisme ouzbek fournit en effet une aide « psychologique » et matérielle à ces populations : il développe une idéologie alternative à la seule glorification des héros du passé et fournit une assistance financière aux familles dans le cadre de réseaux d’entraide spécifiques. Que ce soit envers ses franges les plus radicales ou vis-à-vis des notables religieux officiels, l’adhésion des populations déshéritées aux idéaux religieux s’apparente à une forme de contre-don. En rendant particulièrement difficile la course à la survie, les politiques étatiques et largement inégalitaires de privatisation de la terre incitent donc certains ménages ruraux à se réfugier dans l’islamisme, non pas par conviction idéologique mais plutôt par souci d’expression de leur mécontentement, en réaction au désenchantement et au désœuvrement qui les frappent 90 . Les politiques de privatisation de la terre, loin d’améliorer le sort des ruraux, ont ainsi participé d’une retraditionnalisation des relations sociales et du retour de l’Islam au sein de la population rurale. Si bien que les représentants du pouvoir et les ONG occidentales se trouvent doublement concurrencés en matière d’assistance matérielle et dans le domaine de la croyance des populations. Force est de constater en effet l’incapacité des ONG locales visant à la libéralisation du secteur agricole à susciter l’enthousiasme populaire qu’elles espéraient. L’assistance juridique qu’elles se proposent de fournir n’a souvent pas les moyens de rivaliser avec l’islam que les ruraux sollicitent, non pas en tant que projet politique, mais parce qu’il incarne la survie de la communauté villageoise et la défense de leurs normes sociocommunautaires.

      La stratégie par le bas pour laquelle ont opté les bailleurs de fonds occidentaux ne saurait donc procéder uniquement de la rupture. L’exogénéité avec laquelle s’incarne la « société civile » en Ouzbékistan et le décalage qui se manifeste entre la « société civile réelle » et les populations locales (phénomènes d’atomisation et de dépolitisation) limitent considérablement les perspectives de réappropriation sociale des mécanismes de décision politique.

      Les effets contre-démocratiques de la démocratisation par la « société civile »

      Le rôle de plaidoyer, entendu comme référent ultime des actions individuelles des membres des OSC, n’est pas simplement concurrencé, ambivalent, voire contredit par les autres rôles qu’ils assument au sein d’autres systèmes d’interaction (makhallas, communautés religieuses...). Il est neutralisé et en quelque sorte vidé de son contenu par l’apparition d’« effets émergents » 91 , produits non intentionnels de la rencontre des programmes d’assistance démocratique par le bas avec les spécificités de l’espace sociopolitique ouzbek. L’espace de la « société civile réelle » peut être défini comme la rencontre de trois types d’agents, aux objectifs et répertoires d’action spécifiques : les bailleurs de fonds occidentaux, les populations locales et les autorités étatiques. À titre indicatif, le tableau ci-dessous détaille ces catégories en précisant le type d’effets d’agrégation que leurs actions tendent à produire en Ouzbékistan post-soviétique.

      Tableau 4. Présentation des objectifs, des moyens et des effets émergents propres à chaque agent de la "société civile" *

      L’effet de renforcement caractérise des situations où un phénomène initial est amplifié non-intentionnellement par les acteurs ; c’est le cas typique des « prophéties autoréalisatrices ». Les effets de renversement apparaissent quant à eux lorsque les résultats finaux sont contraires aux objectifs initiaux 92 . Ceux dits de contradiction s’en distinguent dans la mesure où ils ont une dimension dialectique et procèdent de l’opposition entre la satisfaction des intérêts à court terme et à long terme. Enfin, les effets d’innovation sociale concernent l’apparition de phénomènes sociaux jusque-là inédits et ceux dits de stabilisation transforment en situation de coopération une situation initiale d’affrontement.

      Alors que l’objectif affiché par les bailleurs de fonds occidentaux est celui d’une amélioration des conditions de vie de la population passant par un processus de démocratisation par le bas, leur action tend à produire quatre types d’effets émergents, dont, en premier lieu, le développement de formes sociales innovatrices en contradiction avec les espaces traditionnels de solidarité. La création par les bailleurs de fonds d’une « société civile réelle » a également favorisé l’émergence d’effets de renversement, de contradiction et de renforcement. Elle a en effet entretenu le sentiment de désillusion des populations vis-à-vis des OSC, jamais assez efficaces pour répondre à l’intégralité des demandes sociales et réaliser les objectifs qu’elles affichent. Le développement des OSC a en outre alimenté le discrédit porté sur les structures publiques, incapables de répondre à toutes les demandes relayées par le secteur non-gouvernemental. La présence et l’action des ONG destinées à favoriser des dynamiques de plaidoyer ont paradoxalement freiné la démocratisation des structures publiques et amoindri l’efficacité de leurs actions.

      Les populations locales, premières victimes de la crise économique qui frappe le pays, visent assurément à leur propre survie ou, du moins, à l’amélioration de leurs conditions de vie. Or, pour satisfaire ces buts, les citoyens ouzbeks optent pour des stratégies rationnelles qui leur procurent, le plus rapidement et le plus sûrement possible, un avantage matériel. A ce titre, les organisations traditionnelles présoviétiques (makhallas, groupes de solidarité religieuse) et celles créées à partir de l’époque soviétique (associations d’encadrement de la jeunesse, des femmes, GONGOs) bénéficient d’un enracinement social plus profond que celui des ONG soutenues par les bailleurs occidentaux. Ce constat vaut également pour les mouvements religieux et notamment ceux de l’Islam radical qui tirent profit du caractère exogène avec lequel apparaissent les OSC occidentalisées. Pour autant, les nécessités de la survie n’ont pas directement entraîné une légitimité accrue des discours nationalistes, traditionnels ou religieux. Celle-ci résulte plutôt de la frustration provoquée par la multiplication des ONG dans le pays et leur incapacité (du fait de la faiblesse de leurs moyens aussi bien qu’en raison des limitations gouvernementales quant à leur action) à répondre aux besoins de la population dans une durée et à un niveau adéquats. L’implantation ou la réimplantation de réseaux de solidarité traditionnelle et/ou religieuse, ainsi que la propagation de l’idéologie nationale véhiculée par les makhallas (dont l’action combine assistance aux populations et diffusion des politiques gouvernementales), ne sont pas recherchés en tant que telle par la population ouzbèke. Ces phénomènes correspondent bien plutôt à des effets émergents (frustration et innovation sociale) produits par la rencontre entre les OSC et les difficultés de la vie quotidienne des individus.

      Les autorités étatiques ont pour but premier d’assurer leur maintien au pouvoir. Elles combinent à cette fin une politique autoritaire par le haut (contrôle de la population, arrestations arbitraires, recours à la torture, aux menaces...) ainsi qu’une forme d’autoritarisme par le bas (canalisation de la « société civile », freins à la liberté d’expression et d’associations...). De cette manière, la politique gouvernementale produit des effets contradictoires et stabilisateurs : elle renforce en effet la légitimité de la présence des ONG et OSC tout en les forçant à adopter un discours et des actions extrêmement « prudentes ».

      Ouvrir les frontières de la société civile

      Leur position sur l’échiquier sociopolitique ouzbek (qu’elles ont contribué à façonner), ainsi que le discours et les actions qu’elles y déploient, placent les OSC sur un cercle vicieux où elles sont à la fois légitimées quant à leur présence et incapables d’agir. L’instabilité de cette situation a fait de la « société civile réelle » ouzbèke un espace fermé qui relève davantage de la classe sociale que d’une constellation ouverte à une multiplicité d’acteurs. Contraintes par un État qu’elles ne peuvent pas directement remettre en question, elles contribuent à la production d’un certain nombre d’effets émergents qui constituent autant d’obstacles à la démocratisation du pays. Or, plus cette situation se prolongera, plus ces effets émergents iront en favorisant les seuls acteurs à même et désireux d’exploiter la frustration des populations : des partis religieux radicaux, ignorés par les bailleurs de fonds et contrôlés seulement en apparence par l’appareil gouvernemental.

      Si les programmes de démocratisation par le bas reproduisent souvent (implicitement ou non) une vision top down de l’assistance en exportant une « société civile » sans réel enracinement local, les bailleurs de fonds se doivent aujourd’hui de repenser leur stratégie et d’envisager les sphères sociales « inciviles », non pas uniquement comme des obstacles à la démocratisation mais comme autant d’éléments structurant de la vie sociale ouzbèke. Les rapports entretenus entre la « société civile » et les autres pans de la société peuvent être de trois ordres : l’ignorance, la destruction ou l’intégration. L’attitude des bailleurs occidentaux a longtemps consisté en l’ignorance et le rejet des autres acteurs sociaux présents en Ouzbékistan. Or, compte tenu de l’importance de leur ancrage social et de leur instrumentalisation par le pouvoir politique, cette stratégie, comme le serait une politique visant à leur destruction, s’est révélée contreproductive. Pour remédier à l’échec de l’exportation des institutions occidentales de « société civile », seule la voie de l’intégration s’ouvre aujourd’hui aux donateurs occidentaux : la « société civile » ne saurait accepter des bornes fixées une fois pour toute et doit au contraire constituer une arborescence ouverte sur de multiples possibilités de développement.


      1.  Rettman Andrew, « EU calls for release of Uzbek political prisoners », EUObserver, 15 mai 2005, (http://euobserver.com/9/24061).

      2. Voir notamment : International Crisis Group, Ouzbékistan : les sanctions de l’Europe ont un rôle à jouer, Briefing Asie N°54, 6 novembre 2006 (http://www.crisisgroup.org/home/index.cfm?id=4490&l=2).

      3.  Dobry, M., « Les transitions démocratiques : regards sur l’état de la "transitologie" », in Revue française de science politique, n°4-5, 2000.

      4.  Guilhot, N., « La science politique et la transition démocratique à l’Est », in Futur antérieur, n°27, 1995, pp. 139-152 (http://multitudes.samizdat.net/article895.html).

      5.  Carothers, T., « The end of the transition paradigm », in Journal of Democracy, vol. 13, n°1, Janvier 2002.

      6.  Voir les différentes éditions des rapports de FREEDOM HOUSE, Freedom in the world, disponible à l’adresse http://www.freedomhouse.org.

      7.  Whitehead, L., « Entreprises de démocratisation : le rôle des acteurs externes », in Critique Internationale, n°24, Juillet 2004.

      8.  Roy, O., « Asie centrale : la société civile en débat », in Revue Internationale de Politique Comparée, vol. 9, n°2, 2002.

      9.  Lefort, C., Un homme en trop. Réflexions sur « l’Archipel du Goulag », Paris, Seuil, 1976.

      10.  Rosanvallon, P., « La démocratie de surveillance », in La contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Paris, Seuil, 2006, pp. 39-127.

      11.  Entretiens réalisés à Tachkent en juin 2006 auprès de diplomates américains et européens.

      12.  Le riche débat autour de l’inclusion éventuelle du secteur privé dans l’espace de la « société civile » ne dessine pas de consensus clair sur la question. Pour notre part, nous considérerons la « société civile » avant tout dans ses relations à l’État.

      13.  Alexander, J., (ed.), Real Civil Societies. Dilemmas of Institutionalization, London, Sage Publications, 1998.

      14.  Camau, M., « Sociétés civiles "réelles" et téléologie de la démocratisation », in Revue Internationale de Politique Comparée, vol. 9, n°2, 2002.

      15.  À la suite de Jeffrey Alexander, nous dissocierons donc la «  société civile » en tant que volet analytique du concept de la « société civile réelle », c’est-à-dire les organisations et les individus qui la constituent subjectivement et objectivement.

      16.  Foucault, M., Histoire de la sexualité, tome 1 : La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 105.

      17.  Laruelle, M., Peyrouse, S., Asie Centrale, la dérive autoritaire, Cinq républiques entre héritage soviétique, dictature et islam, CERI/Autrement, Paris, 2005.

      18.  Les frontières actuelles du pays, tracées ex nihilo par la politique stalinienne, regroupent une population aux origines ethniques extrêmement variées: Ouzbeks (65%), Russes (5,7%), Tadjiks (5%), Kazakhs (3,8%), Karakalpaks (2,5%), Tatars (1,5%) (http://www.tlfq.ulaval.ca/axl/Asie/ouzbekistan.htm).

      19.  Roy, O., « Islam et politique en Asie Centrale », in Archives de sciences sociales des religions, n°115, 2001, pp. 49-61.

      20.  Peyrouse, S., « La gestion du fait religieux en Asie centrale : maintien du cadre conceptuel soviétique et renouveau factice », in Cahiers d’Asie centrale, n°13-14, 2004, pp. 77-120.

      21.  Fathi, H., Islamisme et pauvreté dans le monde rural de l’Asie centrale post-soviétique , UNRISD, Novembre 2004. Voir également : Pravozachitnyi Tsentr « Memorial », spisok lits arestobannykh i osujdennykh po polititcheckim i religioznim motivam v Uzbekistane v Ianvare-Oktiabre 1999 g. (Liste des personnes arrêtées et jugées pour raisons politiques et religieuses en Ouzbékistan de janvier à octobre 1999), Moscou, Octobre 1999. Voir également Pravozachitnyi Tsentr « Memorial », Islam Karimov protiv Khizb Ut-Tahrir (Islam Karimov contre le Hisbt ut-Tahrir), Moscou, 1999.

      22.  Le terme « traditionnel » ne doit pas ici être entendu comme péjoratif. Son emploi renvoie plutôt à l’existence d’un corpus de pratiques et de normes propres à un groupe social donné qui le reproduit à travers le temps afin de perpétuer sa cohésion interne.

      23.  Eisenstadt, S. M., Traditional Patrimonialism and Modern Neopatrimonialism, Sage Publications, Beverley Hills, 1973. Chez Eisenstadt, le terme de « néo-patrimonialisme » désigne la prééminence du pouvoir politique sur des sociétés dépourvues d’autonomie propre, sociétés dans lesquelles les détenteurs de l’autorité pourraient s’arroger tous les pouvoirs d’allocation des biens matériels, des positions statutaires et des représentations symboliques, et cela sans formalisme décisionnel excessif. Le néo-patrimonialisme consiste, pour le détenteur du pouvoir politique « formel », à consolider les allégeances et à stimuler le loyalisme de ses soutiens, en allouant des ressources aux groupes sociaux (promotions, biens matériels et privilèges), destinées à les détourner d’un désir d’expression politique éventuellement contestataire.

      24.  Pour une analyse approfondie du factionnalisme politique centrasiatique, voir Buisson, Antoine, « Clanisme et factionnalisme en Asie centrale », www.irgv.net, 2006.

      25.  Petric, B.-M., Pouvoir, don et réseaux en Ouzbékistan post-soviétique, Paris, PUF, Le monde, 2002.

      26.  Carothers, T., « Democracy assistance : The Question of Strategy », in Democratization, Vol.4, n°3, Automne 1997, pp.109-132.

      27.  Eurasianet.org, « Uzbek Official Says Karimov Fully Committed to Creating Modern Democracy » : Q & A with Uzbek Deputy Foreign Minister Sadyk Savev, 11 March 2002.

      28.  Howell, J., « In their own image : Donor assistance to civil society », in Lusotopie, n°1, 2002, pp. 117-130, Howell, J., Pearce, J., Civil Society and Development, Lynne Rienner Publishers, Londres, 2001, p. 14. Voir également Howell, J., « Manufacturing Civil Society from the Outside: Some Dilemmas and Challenges », EADI Conference, September 1999. (http://www.ids.ac.uk/ids/govern/pdfs/jh.pdf)

      29.  Salame, G. (dir.), Démocraties sans démocrates. Politiques d’ouverture dans le monde arabe et islamique, Paris, Fayard, 1994.

      30.  Roy, O., « The predicament of ‘civil society’ in Central Asia and the ‘Greater Middle East’, in International Affairs, 81, Mai 2005, p. 1003.

      31.  Les organisations en italique sont fermées à l’été 2006 mais ont pour la plupart été considérablement impliquées dans le soutien à la société civile depuis leur ouverture.

      32.  Van Rooy, A., The Global Legitimacy Game, Civil Society, Globalization, and Protest, Londres, Palgrave Mac Millan, 1998, p. 60.

      33.  USAID, NPI Resource Guide - New Partnerships Initiative : A Strategic Approach to Development Partnering, Report of the Pi Learning Team, Washington DC, 1997.

      34.  Hansen, G., Constituencies for Reform : Strategic Approaches for Donor-Supported Civic Advocacy Programs, USAID Program and Operations Assessment Report, n° 12, Washington DC, Center for Development Information and Evaluation, U.S. Agency for International Development.

      35.  CIVICUS, Towards a New Civil Society : The Changing Roles of Civil Society Organizations, Business and Government, Troisième Assemblée de l’organisation, CIVICUS World Assembly Office, Quezon, Philippines, 1999.

      36.  Entretien réalisé au sein du siège de la Fondation, Budapest, août 2005.

      37.  Adamson, F., Building Civil Society From the Outside: An Evaluation of Democracy Assistance Strategies In Uzbekistan and Kyrgyzstan, Report prepared for the Columbia University Project on Evaluating Western NGO Strategies for Democratization and the Reduction of Ethnic Conflict in the Former Communist States, 1999.

      38.  U.S. Department of State, U.S. Assistance to Uzbekistan -- Fiscal Year 2005, Fact Sheet, Bureau of European and Eurasian Affairs, Washington, DC, August 17, 2005, p. 2.

      39.  Entretien réalisé à Tachkent, le 23 juin 2006.

      40.  Scott J., Seeing like a State, How certain schemes to improve the human condition have failed, New Heaven and London, Yale University Press, 1998.

      41.  Ibid., p. 257.

      42.  Uphoff, N., "Grassroots Organizations and NGOs in Rural Development: Opportunities with Diminishing States and Expanding Markets", in World Development, n°21, 1993, pp. 607-622.

      43.  Hours, B., « Les ONG au service de la gouvernance globale : le cas de l’Ouzbékistan », in Autrepart, n°35, 2005, p. 120.

      44.  Ikramova, U., Mac Connell, K., « The role of Women’s NGO in Central Asia’s Evolving Societies », Document non publié, 1998.

      45.  Hours, B., op. cit., p. 121.

      46.  En l’absence de publication de statistiques officielles, le nombre d’ONG enregistrées au début de la décennie 2000 dans le pays ne peut être déterminée avec précision. Si, en début d’année 2005, le ministère de la justice a avancé différents chiffres, estimant que le nombre d’ONG s’établissait entre 3500 et 5000, il semble plus exact de considérer que celui-ci s’établissait au début de la décennie 2000 entre 500 et 1000 organisations effectives. (Open Society Institute, Crackdown on NGOs in Uzbekistan, Eurasia Civil Society Watch Project, Bulletin n°1, November 2005).

      47.  Luong, P. J., Weinthal, E., « The NGO paradox : Democratic Goals and non-democratic outcomes in Kazakhstan », in Europe-Asia Studies, vol. 51, n°7, 1999, pp. 1279.

      48.  Kaldor, M., et Kavan, Z., Democracy in Central and Eastern Europe, in Axtmann, R., dir., Balancing Democracy, Londres, Continuum, 2001. Voir aussi, O Donnel, G., « Delegative democracy », in Journal of Democracy, vol. 5, n°1, 1994, pp. 55-69.

      49.  Gills, B., Rocamora, J., « Low intensity Democracy », in Third World Quarterly, vol. 13, n°2, 1992

      50.  Ottaway, M., et Carothers, T., Funding virtue : civil society aid and democracy promotion, Washington, Carnegie Endowment for International Peace, 2000, p. 4.

      51.  Voir, par exemple, Perreand, C., 2005 et après ? Les enjeux de l’espace humanitaire indépendant en Afghanistan, rapport réalisé pour Médecins du Monde, janvier 2006.

      52.  Blair, H., « Assessing Civil Society Impact from Democracy Programmes : Using an Advocacy Scale in Indonesia and the Philippines », in Democratization, vol. 11, n°1, Février 2004, pp. 77-103.

      53.  Putnam, R. D., Leonardi, R., Nanettu, R. Y. , Making Democracy Work : Civic Traditions in Modern Italy, Princeton, Princeton University Press, 1993. La notion de « capital social » peut être définie en référence à la théorie des jeux. Le capital social d’un joueur correspond à la somme de son implication au sein de jeux répétés. Le capital social reflète alors la réputation individuelle de l’acteur et réduit les coûts de la transaction. La réputation permet en effet aux autres joueurs d’établir en avance leur stratégie de jeu et les avantages à respectivement coopérer ou faire défection. De ce fait, l’information produite par les interactions sociales tend à réduire les coûts de transaction et d’information à l’échelle de la société. Dans la mesure où le capital social agit comme un baromètre de la passivité ou de l’activité des citoyens, il est directement proportionnel au niveau de participation démocratique.

      54.  Voir à ce sujet Dahrendorf, R., Réflexions sur la révolution en Europe, Paris, Éditions du Seuil, 1991.

      55.  Paul, S., Strengthening Public service Accountability : A conceptual framework, World Bank Discussion Paper 16, Washington, World Bank, Novembre 1991.

      56. . Entretien réalisé par courrier électronique, février 2006.

      57.  Renshaw, L. R., « Strengthening civil society : the role of NGOs », in Development, vol. 24, n°4, 1994, p. 48.

      58.  Salame, G., op. cit., p. 8.

      59.  Au cours des entretiens réalisés à Tachkent en juin 2006, même s’ils ont nuancé leurs propos pour certains cas particuliers, les bailleurs de fonds interrogés ont tous évoqué le « professionnalisme » des ONG, en référence à leur « efficacité et leur crédibilité » (OSCE), leur « intégrité » (Ambassade des Etats-Unis d’Amérique à Tachkent) ou leur « réactivité » (Open Society Institute) ; tous des termes qui caractérisent généralement davantage le secteur privé que les entreprises de changement social.

      60.  Entretien réalisé en juin 2006 à Tachkent, Ouzbékistan.

      61.  Selon David Abramson, dans le monde des ONG ouzbèkes, « la langue joue le rôle d’un indicateur culturel de l’éducation, de la culturel et d’une modernité occidentalisée » (Abramson, D., « A critical look at NGOs and Civil Society as means to an end in Uzbekistan », in Human Organization, Fall 1999.

      62.  En moyenne, un enseignant à l’université gagne aujourd’hui un salaire d’environ 20 dollars américains.

      63.  Roy, O., op. cit., p.142.

      64.  Stevens, D., Conceptual travels along the silk road : On civil society aid in Uzbekistan, Thèse de doctorat non publiée, London University, 2004, p. 161.

      65.  Entretien avec Daan van der Schriek, ICG, Bichkek, février 2006.

      66.  Luong, O. J., Weinthal, E., « The NGO paradox : Democratic Goals and non-democratic outcomes in Kazakhstan », in Europe-Asia Studies, vol. 51, n°7, 1999, pp. 1267-1284.

      67.  Elias, N., La société de cour, Paris, Calmann-Lévy, 1974.

      68.  Bourdieu, P., « Un acte désintéressé est-il possible ? », in Raisons pratiques, Sur la théorie de l’action, Seuil, Essais, 1996, p. 163.

      69.  Abramson, D., op. cit., Fall 1999.

      70.  Alors que le salaire minimum officiel ouzbek est d’environ 8 euros, en moyenne, les plus bas revenus perçus par les organisations non-gouvernementales ne sont pas inférieurs à 100 dollars américains.

      71.  Ledeneva, A., Russia’s economy of Favours : Blat, Networkings, and Informal Exchange, Cambridge, 1998.

      72.  Abramson, D., Constructing Corruption: Foreign Aid, Bureaucratization, and Uzbek Social Networks, extrait d’une conférence tenue en mars 2001 au Watson Institute for International Studies, Brown University Presented at Harvard University.

      73.  Fathi, H., Islamisme et pauvreté dans le monde rural de l’Asie centrale post-soviétique, UNRISD, Novembre 2004, p. v.

      74.  Hirschman, A. O., Exit, Voice and Loyalty, Responses to Decline in Firms, Organizations and States, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1970.

      75.  Nous reprenons ici les termes utilisés par Durkheim dans De la division du travail social, où il étudie la solidarité sociale et distingue la solidarité de type mécanique, caractéristique des sociétés dites traditionnelles, de la solidarité de type organique, emblématique chez lui des sociétés modernes. Dans la solidarité mécanique, les individus sont et se vivent comme tous identiques. De ce sentiment d’identité et d’unicité surgit alors une conscience collective et une communauté d’intérêts. La solidarité organique unie elle les individus sur le mode de la complémentarité : les individus sont et se vivent comme différents mais complémentaires, indispensables les uns aux autres.

      76.  ObersChall, A, Social conflict and Social Movements, Prentice Hall, 1973.

      77.  Jenkins, R., « Mistaking  ‘Governance’ for ‘Politics’: Foreign Aid, Democracy, and the construction of civil society », in Sudipta, K., Sunil, K., dir., Civil Society : History and possibilities, Cambridge, Cambridge University Press, 2001.

      78.  Depuis décembre 2003, les OINGs qui jusque-là bénéficiaient d’une accréditation auprès du Ministère des Affaires Etrangères sont soumises, comme les ONG locales, à un enregistrement auprès du Ministère ouzbek de la justice. (http://www.legislationline.org/?tid=220&jid=56&less=false).

      79.  D’après Open Society Institute, GONGOs in Uzbekistan : Eradicating Independent NGOs, Eurasia Civil Society Watch Project, Bulletin n°2, Décembre 2005.

      80.  Cité par Petric, B.-M., op. cit., 2002, p. 113.

      81.  Le Mouvement Civique de la Jeunesse de la République d’Ouzbékistan, Kamolot, fut institutionnalisé par décret présidentiel en janvier 2001. Il possède aujourd’hui trois types de soutien : des « sponsors » individuels ou privés, des fonds gouvernementaux et des revenus propres résultant de la location de ses propriétés. Il compte vingt-et-une personnes employées à plein temps au siège, situé à Tachkent, assume la publication de quatorze périodiques assurée dans sa propre imprimerie, et participe aux programmes de la chaîne nationale de télévision Yoshlar. Bénéficiant d’un réseau de représentants dans près de 10 000 écoles du pays, Kamolot est un des vecteurs de communication auprès de la jeunesse les plus efficaces dans un pays dont 60% de la population est âgée de moins de 29 ans. (http://xkamolot.nm.ru)

      82.  Open Society Institute, op. cit., Décembre 2005.

      83.  Entretien réalisé par téléphone en mars 2006.

      84.  Propos rapporté dans Open Society Institute, op. cit., Décembre 2005.

      85.  Décret du Président de la République d’Ouzbékistan, n° PP-107, 23 juin 2005, Sur les Mesures d’Assistance aux Institutions de Société Civile en Ouzbékistan.

      86.  Nous qualifions ici d’« incivil », toute organisation ou espace social ce qui ne répond pas à la double exigence des bailleurs de fonds, détaillé dans la figure 2 : une solidarité de type organique entre ses membres et une dépolarisation idéologique. La « société incivile » regroupe alors aussi bien les partis politiques d’opposition que les mouvements religieux ou les makhallas.

      87.  Voir notamment sur cette question: Luong, P. J., Weinthal, E., «  The NGO paradox : Democratic Goals and non-democratic outcomes in Kazakhstan », in Europe-Asia Studies, vol. 51, n°7, 1999, pp. 1274 et ADAMSON, F., op. cit., 2002, p. 178.

      88.  Nous entendons ici les trois partis politiques d’opposition encore en « activité » et dont l’enregistrement officiel a été refusé par les autorités ouzbèkes :

      89.  Propos cités par Stevens, D., op. cit., p. 189.

      90.  Biggs, S. et Neame, A., « Negotiating Room for Manœuvre : Reflections Concerning NGO Autonomy and Accountability within the New Policy Agenda », in Edwards, M., et Hulme, D., (eds.), NGOs - Performance and Accountability : Beyond the Magic Bullet, Londres, Earthscan Publications, 1995.

      91.  ROY, O., L’échec de l’islam politique, Seuil, Paris, 2002, pp. 107-113.

      92.  Raymond Boudon appelle « effet émergent ou effet d’agrégation, (…), un effet qui n’est pas explicitement recherché par les agents d’un système et qui résulte de leur situation d’interdépendance » (BOUDON, R., La logique du social, Introduction à l’analyse sociologique, Paris, Hachette, 1979, p. 118).

      93.  Nous reprenons dans ce tableau la notion économique d’externalité entendue comme la production non-valorisable d’un effet positif ou négatif sur un tiers. Dans ce tableau, il s’agit d’externalités dans la mesure où l’effet produit par une certaine catégorie d’agent est de l’ordre de l’avantage ou du désavantage pour d’autres catégories d’agents, sans que ce résultat n’ait été initialement voulu.

      94.  Boudon cite notamment le cas des Noirs des ghettos qui, en s’armant, contribuent à la détente dans les relations inter-ethniques ou d’un gouvernement qui, pour éviter la disette dans les villes, réquisitionne les grains et provoque par là leur disparition des marchés (op. cit., p. 131).

      Tordjman Simon
      Wormser Gérard masculin
      «Démocrates sans démocratie»
      Tordjman Simon
      Département des littératures de langue française
      2104-3272
      Sens public 2007-10-15

      Depuis l’effondrement de l’Union Soviétique, les stratégies et les programmes de promotion démocratique américains et dans une moindre mesure européens ont considérablement évolué et relativisé l’importance des mesures interétatiques (top-down) au profit d’une implication accrue de la population dans le développement politique de leur pays (stratégie bottom-up). L’Ouzbékistan post-soviétique est un exemple particulièrement significatif de cette réorientation des politiques externes de démocratisation : la perpétuation de pratiques politiques autoritaires, l’iniquité de la répartition de l’aide étrangère et la volatilité de la politique étrangère du Président Karimov à l’égard de l’Occident ont en effet incité les bailleurs de fonds occidentaux à réorienter, au cours de la décennie 1990, la focale de leurs programmes de démocratisation vers la « société civile ». Pour autant, le passage du « paradigme de la transition » à la formule de la société civile ne peut être considéré comme un seul changement d’échelle. Au-delà du rôle qu’elles peuvent jouer dans le processus de démocratisation, les Organisations de Société Civile (OSC) constituent un milieu social particulier qu’il convient d’analyser en tant que tel : qui sont leurs membres ? Quelles sont leurs motivations ? Quels effets l’intervention extérieure directe sur l’espace social et le champ politique ouzbeks contribue-t-elle à produire ? Quels espaces permettent-elles de ménager en vue de réappropriation sociale du système politique ?

      Since the collapse of the Soviet Union, international democracy promotion strategy has considerably evolved from interstate approach (top-down strategy) towards an increased implication of populations in the political development of their own country (bottom-up approach). Thus, since the independence of Uzbekistan (1991), the consolidation of authoritarian practices and the lack of commitment of President Islam Karimov to democratization have lead external democracy promoters to focus on the Uzbek “civil society“. However, beyond the role they can play in the process of democratization, so-called “civil society organizations” constitute in Uzbekistan a particular social field that has to be studied as such: Who are theirs members? Which are their motivations? Which effects does the direct external intervention on the Uzbek social space contribute to produce? Consequently, founding an analysis of the social effects of the bottom-up approach of democracy promotion requires multiplying points of view on the social practices of “civility”: actors “inside” this category, allied or antagonistic actors of “real civil societies” and external promoters of democratization through the “civil society formula”.

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