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La victoire de Bolsonaro à la lumière de l’histoire brésilienne

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      Bolsonaro entend fidéliser un peuple sans parti en révolte contre les institutions. Crédits Gérard Wormser
      Bolsonaro entend fidéliser un peuple sans parti en révolte contre les institutions. Crédits Gérard Wormser

      Depuis la sortie de route de la démocratie brésilienne lors du coup d’Etat à l’encontre de Dilma Rousseff en avril 2016, les historiens spécialistes du Brésil ont été mis à contribution dans l’espace public comme rarement dans l’histoire du pays. Marcos Napolitano, Rodrigo Patto Sá Motta, Perry Anderson, et de nombreux autres dans le cadre d’ouvrages collectifs comme Historiadores pela Democracia (Mattos, Bessone, et Mamigonian 2016), ont tenté d’inscrire dans l’histoire longue de la démocratie brésilienne les événements vécus comme bouleversants, voire incompréhensibles par leurs contemporains. Le même phénomène s’est reproduit à l’étranger : en France, en Europe du Nord, aux États-Unis, les historiens spécialistes du Brésil ont été intensément sollicités par les médias et se sont eux-mêmes organisés pour réinsérer l’actualité brésilienne dans le fil du temps.

      Le paradoxe de cette demande sociale est que, justement, les événements qui ont eu lieu au Brésil ces trois dernières années ont été collectivement vécus comme des ruptures de la continuité temporelle, non parfaitement réductibles aux causalités historiques dont les contemporains avaient conscience. Ce sentiment n’a fait que s’accroître au cours de l’année 2018, inaugurée par l’emprisonnement, très contestable d’un point de vue juridique comme nous le savons tous désormais, de l’ancien président Lula, favori dans la campagne présidentielle ; une année marquée par l’ascension par paliers de Jair Bolsonaro ; et conclue par l’explosion de sa popularité dans l’opinion à partir du mois de septembre et enfin son élection un mois plus tard.

      2018 a laissé un très grand nombre de contemporains profondément désorientés. Ce sentiment correspond à ce que l’anthropologue Alban Bensa et le sociologue Eric Fassin appellent une « rupture d’intelligibilité ». C’est-à-dire, je les cite, le moment où :

      l’évidence habituelle de la compréhension et soudain suspendue. Le sens devient incertain. Loin d’interpréter comme nous le faisons quotidiennement, sans y songer ou presque, tout à coup, nous ne sommes plus assurés de nos grilles de lecture (Bensa et Fassin 2002).

      Selon Bensa et Fassin, ce sentiment collectif caractérise l’appréhension d’un fait d’actualité comme un événement historique : un événement ou une série d’événements qui rompent avec le sentiment de continuité temporelle, de deux manières. D’abord parce qu’ils apparaissent comme absurdes, aberrants, en regard de ce qui est compris du passé et de ses traces dans le présent. Ensuite parce qu’ils ouvrent de telle manière le champ des possibles qu’ils annihilent la capacité des acteurs à se projeter dans l’avenir.

      En d’autres termes, un événement historique, pour ce qui nous concerne l’ascension et la victoire de Jair Bolsonaro, a été vécu comme tel parce que, dans la subjectivité des acteurs, il rompt à la fois avec le passé tel qu’il était compris et le futur tel qu’il était envisagé : il brise l’expérience que les observateurs ont du fil du temps. Et ce qui est demandé aux chercheurs en sciences sociales et aux historiens en particulier est justement de réintroduire ce fil du temps ; de réintroduire du déterminisme, de la causalité pour comprendre des faits qui bouleversent parce qu’ils sont collectivement vécus comme y échappant.

      Cette situation n’est pas nécessairement vue par les historiens comme un paradoxe, ni même comme un inconfort. Au contraire, nous nous sentons souvent parfaitement dans notre rôle : celui de mettre en lumière des phénomènes non ou mal connus du grand public, voire occultés et même niés dans la mémoire dominante, et qui permettent à nos yeux de donner sens au présent. Ainsi notre travail collectif ces derniers mois et années a-t-il été de replacer la violence et la radicalité de l’extrême droite aujourd’hui au pouvoir et la capacité de larges secteurs de la population à y adhérer dans le vaste éventail du conservatisme et de l’autoritarisme indissociables de l’histoire du pays. Cet éventail inclut notamment :

      • L’histoire longue d’un système politique républicain dominé par des élites restreintes, dans une société extrêmement inégalitaire. Des élites systématiquement rétives à l’affirmation des revendications des catégories populaires, en particulier celle de disputer et de conquérir des espaces de pouvoir.
      • La constance de l’oppression raciale, traduite en particulier par le lien, jamais amoindri, entre une couleur de peau plus foncée et un taux de mortalité, notamment par mort violente, plus élevé ; une plus forte probabilité d’être incarcéré, un plus faible accès à des services de santé et d’éducation, un plus bas niveau de revenus et de patrimoine.
      • La rareté et la précarité des épisodes démocratiques dans l’histoire du Brésil, associées à la constance de l’interventionnisme militaire.
      • La persistance de l’oppression patriarcale, la difficulté pour les femmes à accéder aux espaces de pouvoirs, la constance des violences physiques, sexuelles et symboliques à leur encontre.

      Tous ces phénomènes sont des réalités incontestables dans l’histoire du Brésil. Leur « oubli » ou même leur occultation dans l’espace public sont des stratégies de domination, de longue date intégrées à différents chapitres de la mythologie nationale.

      L’invention, dans les années 1930, d’une identité nationale brésilienne autour de l’idée d’un pays métis, de la disparition des races en son sein, et de la démocratie raciale, a puissamment imprégné les 20e et 21e siècles. Elle y dissimule des discriminations et oppressions largement héritées de l’esclavage, traduites ces vingt dernières années par une extermination de la jeunesse noire des quartiers périphériques, à laquelle les pouvoirs publics semblent largement incapables de répondre autrement que par une escalade de la violence et par « l’extension de l’État pénal » - expression utilisée par Marielle Franco dans la conclusion de son mémoire de Master, portant sur au les unités de police pacificatrices (2014).

      Il en va de même pour l’appréhension collective de soi comme un pays caractérisé par la fluidité des relations interpersonnelles, la cordialité, l’affectivité, alors que la violence sociale et la répression des mobilisations et du quotidien populaires sont des constantes dans l’histoire du Brésil.

      De la même manière, existe l’image très prégnante (et en partie forgée à l’étranger) d’une féminité libre et exubérante, alors que persistent l’oppression patriarcale et des taux très élevés de féminicides et de violences à l’encontre des femmes brésiliennes.

      Enfin, l’imaginaire d’une vieille république, dont on célèbre la date de naissance et les pères fondateurs, contraste avec la constance de l’interventionnisme militaire et l’élargissement très tardif de la participation politique à la majorité des catégories populaires, par le suffrage universel, il y a peine 30 ans (Constitution de 1988).

      Ce travail critique, de dévoilement des logiques sociales d’oppression et de domination occultées par diverses mythologies politiques, nous est familier. Il nous est familier scientifiquement et politiquement, et se présente comme une réponse évidente à l’incompréhension face au glissement autoritaire que connait le pays. La surprise vient de ce que nous n’avons pas voulu ou pas pu voir. À l’extrême, ce sont les épisodes de progressisme qui seraient des aberrations historiques.

      Tout en en reconnaissant la validité et la nécessité, cette position m’a récemment interrogé. Elle postule l’erreur et l’aveuglement des acteurs de l’histoire, et la supériorité des intellectuels – dans ce cas, des historiens –, seuls esprits lucides et clairvoyants sur le fil du temps, moins surpris que les autres témoins. Or, c’est faux : nous tous avons été saisis et profondément désorientés par les événements de 2018. Je me suis dès lors interrogée sur la nécessité de prendre au sérieux le sentiment d’inédit et de rupture de la continuité temporelle : le sentiment de vivre un événement historique. Ce sentiment est collectivement présent, dans l’histoire, lorsque les faits d’actualité semblent non seulement s’accélérer mais également s’inventer dans un cours inédit. Lors d’épisodes révolutionnaires, de guerres, d’endoctrinements de population ou de changements de régime. Ces moments caractérisent ce que l’historien Clément Thibaud appelle « l’histoire à pente forte » — l’image est parlante. Elle exige des chercheurs d’entrer dans le détail des comportements humains, à une échelle micro historique et de temps court. Qu’est-ce que cela signifie au sujet du Brésil de 2018 ? Cela signifie prendre au sérieux l’hypothèse, pas simplement de la révélation du conservatisme, de la violence sociale, de l’autoritarisme nichés dans la société et l’État brésiliens, mais également de revirements intimes, de conversions morales et politiques, de renoncements à une appréhension (sécularisée et dans une certaine mesure progressiste) du monde.

      Qu’est-ce qui, dans le phénomène actuel dans toutes ses dimensions, résulte de tendances de fond que nous n’avons pas su percevoir, ou bien d’un retournement relativement rapide de conjoncture ? Les choses ont-elles changé très vite, ou bien n’avons-nous pas su les voir ?

      Ces questions peuvent sembler rhétoriques. Elles sont néanmoins, me semble-t-il, un bon outil heuristique pour tenter toujours de regarder les choses.

      Le fait d’être française et de résider en Europe a probablement contribué à la formulation, même si il ne m’est nullement spécifique, de ce questionnement. En effet, si au Brésil les historiens et un grand nombre de sociologues ont eu tendance à lire le phénomène Bolsonaro à la lumière d’une histoire longue et nationale, à l’étranger il est systématiquement présenté comme un « populiste de droite », produit de la crise des démocraties occidentales depuis une dizaine d’années, proche parent non seulement de Donald Trump, mais aussi et peut-être surtout de Matteo Salvini en Italie et de Victor Orban en Hongrie. La réaction des journalistes français en octobre 2018 a d’ailleurs plutôt été « comment, même au Brésil ? », alors que les pays d’Europe centrale et l’Italie avaient, peut-être du fait de l’histoire de l’Europe dans les années 1930 et 1940, suscité comparativement me semble-t-il moins d’étonnement. Ce « même au Brésil ? » est certes le produit d’une grande méconnaissance de l’histoire du Brésil en Europe (et même de l’existence d’une dictature militaire) et de sa réalité sociale. Il traduit cependant la perception de Bolsonaro comme la version locale d’un phénomène occidental, voire global. L’existence de sociétés qui ne croient plus en leur classe politique, voire à la politique telle qu’elle s’exprime dans les instances de la démocratie représentative comme outils de changement du monde ; d’opinions méfiantes à l’égard du discours médiatique, des vérités scientifiques, d’un certain nombre de valeurs morales. Des sociétés et des opinions ainsi promptes à adhérer à des discours de rupture, fussent-ils complotistes et ultraconservateurs.

      Cette hésitation entre l’insertion dans une histoire longue et nationale et dans des logiques transnationales de plus cout terme n’est pas un cas unique, dans l’interprétations des ruptures politiques fortes. Pensons par exemple au débat sur les origines du nazisme : la thèse du Sonderweg, c’est-à-dire de l’absolue spécificité nationale allemande en rapport à son ancrage territorial et le lien entre nation et sang, est en dispute avec d’autres théories sur l’affirmation plus récente à l’échelle européenne d’un nationalisme fermé et antisémite que cristallisent les impacts de la Première Guerre mondiale et de la crise de 1929. On retrouve ici la même dichotomie entre l’étude des continuités de longue durée, valorisant des éléments de culture politique nationale ; et le temps court du traumatisme et du bouleversement, ancré dans une logique plus transnationale.

      Les éléments d’interprétations proposés ici visent à nourrir cette réflexion sur les échelles de temps, et parfois d’espace, à partir desquelles penser la crise démocratique brésilienne et l’ascension du bolsonarisme.

      Fragilités et déliquescence de la démocratie brésilienne

      L’ascension de Bolsonaro est le produit d’une profonde déstabilisation, depuis 2013, du système politique brésilien, dont une traduction évidente est l’effondrement des partis de droite traditionnels, en particulier le Parti de la Social-Démocratie Brésilienne (PSDB), alors que le principal parti de gauche, le Parti des Travailleurs (PT), a vu sa capacité d’accéder au pouvoir empêchée, certes par l’emprisonnement politique de son principal leader, mais aussi par un profond discrédit dans l’opinion. L’un des principaux atouts électoraux de Bolsonaro est alors d’être parvenu à se présenter comme une figure anti politique, extérieure à la classe dont il faisait pourtant partie depuis 25 ans, extérieur aussi à ses pratiques discursives (ses outrances langagières, qui rappellent celle de Donald Trump en version extrême, le distinguant) ; tout ceci donnant du crédit, visiblement contre toute évidence, au leitmotiv selon lequel il serait la seule figure politique nationale non corrompue. Le profit que des ultra droites parviennent actuellement à retirer du discrédit de la classe politique, à l’accusation de « tous les mêmes », « tous pourris », n’est pas spécifiquement brésilien. Encore moins la stratégie de dénonciation du « politiquement correct » : c’est même l’un des piliers de la nouvelle droite nord américaine, qui dénonce depuis les années 1970 à partir de cette catégorie une « hégémonie culturelle » de la gauche.

      Le fait que l’un des acteurs principaux du discrédit de la classe politique soit un pouvoir judiciaire plutôt conservateur n’est pas non plus une originalité brésilienne : la judiciarisation du politique et ses effets de déstabilisation, dont l’Italie des années 1990 avec l’opération « Mains Propres » (« Mani pulite ») qui a finalement débouché sur l’ascension de Silvio Berlusconi, a été l’épisode inaugural, sont désormais bien connus.

      À mes yeux, il n’y a pas nécessairement de cohérence, ou en tout cas de parfaite anticipation par l’intégralité des acteurs, de toutes les conséquences d’une telle déstabilisation des systèmes politiques. C’est-à-dire qu’il n’était pas forcément prévu dès 2016 et encore moins souhaité par les partisans du coup d’état contre Dilma Rousseff que la crise politique débouche sur la victoire d’un personnage tel que Bolsonaro. Il y a, comme ailleurs en Occident, une improvisation et une recomposition des acteurs conservateurs, étatiques et extra étatiques, qui tirent profit de la crise profonde du système politique, et qui peuvent décider de s’allier comme le montre l’entrée du juge Sergio Moro dans le gouvernement de Bolsonaro.

      Si de larges traits de la déliquescence démocratique brésilienne apparaissent comme le fruit de leur époque, il existe cependant une traduction spécifiquement brésilienne de ce phénomène.

      D’abord, au Brésil, l’antiparlementarisme et l’antipolitisme sont des piliers d’une culture politique des élites conservatrices mais aussi des catégories populaires. La République brésilienne est en effet aussi ancienne que sa contestation principale : le fait d’être instrumentée par des intérêts particuliers, régionaux, partisans et que les « oligarchies » ou les partis qui la contrôlent soient exclusivement au service de leur maintien au pouvoir et de l’enrichissement de leurs membres. Dès le début du XXe siècle, certains secteurs des catégories intermédiaires et des intellectuels ont ainsi critiqué la corruption intrinsèque de la République. Les lieutenants, ou tenentes, se soulèvent principalement à cet argument entre 1922 et 1930. Par la suite, la dénonciation de la corruption au cœur de la politique et de l’État n’a plus jamais quitté la culture institutionnelle militaire, et est à partir des années 1950 rejointe par une partie de la droite civile conservatrice, qui a bâti une association entre politiques sociales, établissement d’un lien avec les catégories populaires, « populisme » (le terme commence à être utilisé dans les années 1950), et mésusage de l’argent public. C’est en effet dans les années 1950 que le moralisme conservateur, porté par Carlos Lacerda au sein de l’Union Démocratique Nationale (UDN), associe la gauche, l’héritage social de Vargas et la corruption. Cette dénonciation a été historiquement liée à l’affirmation de figures dites « propres », tout particulièrement les militaires. Cela explique que, entre 2014 et 2018, on ait parlé de « tenentismo judiciaire » pour parler des impact de l’opération Lava Jato sur la scène politique brésilienne. Et cela rend moins étonnante encore l’irruption de militaires comme des figures propres dans ce jeu politique en crise : pas seulement Bolsonaro lui-même, mais aussi aujourd’hui plus d’un tiers de l’exécutif fédéral, sans parler de la militarisation des instances législatives, depuis trois ans, à tous les niveaux de l’État.

      La facilité de ce retour des militaires en politique est, selon moi, la conséquence évidente d’une absence d’aggiornamento du passé dictatorial et d’une transition démocratique incomplète. Les dispositifs de justice transitionnelle mis en place au Brésil ont été timides et tardifs. Non seulement, comme on le sait, les agents de l’État soupçonnés de crimes et d’assassinats politiques n’ont jamais été inquiétés du fait du maintien de l’amnistie de 1979, mais les commissions mises en place dans les années 1990 et 2000 n’ont également pas développé l’importantes activités pédagogiques, de refonte des programmes d’enseignement, que ce soit en milieu civil ou militaire. Ces commissions étaient des dispositifs de réparation, dirigés vers les victimes, afin de permettre la réconciliation, mais pas le Nunca Mais (Plus Jamais) ; il s’agissait simplement, selon l’expression de la politologue Sandrine Lefranc, de « politiques du pardon ». L’absence de véritable pédagogie publique et même de récit officiel, avant les travaux de la Commission Nationale de la Vérité (CNV) entre 2012 et 2014, a permis non seulement le maintien actif de poches d’exaltation de la mémoire du passé dictatorial ; mais aussi la persistance d’une mémoire sociale diffuse, nostalgique du régime autoritaire, du pouvoir militaire, dans une situation de carence de connaissances claires, chez une grande partie de la population.

      Cette « transition incomplète » et le refus, tout au long de la Nouvelle République, de s’opposer frontalement aux forces armées sur les questions des programmes d’enseignement, du discours historique sur le coup d’état de 1964, des archives concernant la répression politique, etc. ont eu de lourdes conséquences lors de la réunion tardive de la Commission Nationale de la Vérité. En effet, les travaux de cette dernière se sont déroulés dans le pire contexte qui soit pour une institution visant à établir un discours public et consensuel sur une période troublée de l’histoire récente. La résistance affichée des autorités militaires à collaborer avec la CNV s’est trouvée soutenue non seulement par une extrême droite en phase offensive, mais également favorisée par l’effondrement de la popularité du camp au pouvoir après les manifestations de 2013 et la violente bipolarisation de la vie politique pendant la campagne électorale de 2014. La commission et le discours sur le passé qu’elle portait, se sont retrouvés cantonnés à un camp : le PT et la gauche. La reconnaissance des victimes comme telles, la légitimité des réparations à leur verser, le fait de garder en mémoire l’expérience de leurs souffrances, la condamnation de la violence d’État et des agissements des militaires et policiers qui l’ont mise en œuvre, la condamnation de la torture, la nécessité de continuer à enquêter et à obtenir des archives sur les diverses modalités de l’oppression des militaires à la campagne et à l’égard des populations indigènes : tout cela a été resignifié, pour une partie de l’opinion, comme un « discours de gauche », « une version de l’histoire », « l’une des deux vérités ». Ce phénomène s’est passé sur un temps relativement court : certes, sur le terreau d’une transition démocratique insuffisante, mais également sur le modèle d’une « histoire à pente forte » c’est-à-dire de manière accélérée dans le cadre d’une violente crise économique, politique et morale. L’héroïsation du colonel Carlos Brilhante Ustra au-delà des cercles militaires de ligne dure est par exemple très récente. Je suis bien placée pour le savoir car le personnel militaire de la répression est l’un de mes objets de recherche depuis plusieurs années. En 2011-2012 encore c’était un parfait inconnu pour une écrasante majorité de l’opinion, des journalistes, et même des collègues. Bien malheureusement, la commission vérité a à mes yeux convaincu l’extrême droite militaire de la nécessité de contribuer elle-même à chasser la gauche « revanchiste » du pouvoir, tout en accroissant l’audience de son discours à l’intérieur et à l’extérieur de l’institution armée.

      Les formes prises par la déliquescence du jeu démocratique et la fragilisation (voire la suspension dans certains secteurs) de l’État de droit sont donc selon moi spécifiquement brésiliennes. Très spécifique également est la facilité avec laquelle la ligne dure militaire est revenue au cœur du pouvoir. Ce contexte national est en partie le fruit d’une histoire longue – la transition incomplète a des racines dans la culture politique de négociation constante qui caractérise les élites politiques brésiliennes – mais il est également le produit d’une accélération de l’histoire dans le contexte particulier des années 2013-2018.

      Au cours des années 2010, une campagne en partie invisibilisée de secteurs d’ultra droite ont permis la progression d’un conservatisme social et moral de la population. C’est sur ce terrain que des discours tels que ceux de Bolsonaro ont été considérés comme acceptables par plus de la majorité de l’électorat. Il est sur ce point difficile de s’exprimer sans enquête sociologique précise, or elles sont rares, même si d’excellents livres comme celui organisé par Esther Solano (O ódio como política, Solano Gallego 2018) pose déjà d’importants jalons sur un grand nombre de thématiques. Là encore, je pense qu’il est important de chercher à articuler les cultures politiques construites sur la longue durée et une accélération de l’histoire récente. En particulier, il est nécessaire d’approfondir notre connaissance précise de la pénétration (ses vecteurs, ses publics, sa chronologie) des théories de la Nouvelle Droite nord-américaine, en particulier celle du « marxisme culturel ». La théorie selon laquelle le communisme n’aurait pas perdu la bataille de l’histoire avec celle des armes, à la fin des années 1970, ni même à la chute du mur de Berlin et de l’URSS, dix ans plus tard, mais aurait changé de stratégie en adoptant le projet d’hégémonie culturelle d’Antonio Gramsci, commence à peine à être connue dans le monde académique progressiste. Il y a trois ans encore, au début de l’année 2016, les slogans anti communistes que nous voyions fleurir dans les rues, au cours des manifestations en faveur de l’impeachment, nous semblaient absurdes et anachroniques. Ce discours avait pourtant un public considérable au moins depuis la campagne électorale de 2014. Il avait en outre une logique forte, puisqu’il se fondait sur l’idée d’un monde en guerre contre un marxisme engagé dans un projet de révolution culturelle, passant par l’affirmation de l’égalité hommes femmes, les droits des minorités (minorités sexuelles, minorités ethniques), des populations carcérales, des migrants, etc. Il est souvent mentionné dans la bibliographie que les pionniers de la nouvelle droite nord-américaine, en particulier Paul Weyrich, fondateur de la Heritage Foundation et de la Free Congress Foundation à la fin des années 1970, sont les auteurs de cette représentation d’un monde en guerre culturelle. En réalité, dès cette époque, cette théorie et ce combat ont été « coproduits », notamment avec des réseaux intégristes d’extrême droite brésiliens (catholiques, avec le groupe Tradition, Famille, Propriété, puis évangélistes), comme le montrent les recherches récentes de l’historien américain Benjamin Cowan (Cowan 2018). Mais ces thèses sont effectivement réimportées au Brésil dans les années 1990, après leur divulgation massive dans les cercles de la New Right américaine par le polémiste Pat Buchanan (Berlet 2012). La première et principale figure de l’appropriation au Brésil de cette théorie est le philosophe désormais bien connu Olavo De Carvalho. L’audience de ce discours est restée longtemps très limitée. Mais, à partir du milieu des années 2000, notamment après le scandale du Mensalão, ces « contre-publics numériques » (selon l’expression de la chercheuse Camila Rocha (Rocha 2018)) se sont mis à augmenter par palier, jusqu’à sortir dans la rue en 2013 et surtout en 2015 et 2016. La « théorie du marxisme culturel », très cohérente, qui suppose une stratégie de conquête de l’Occident à partir de postes avancés (en Amérique latine, Cuba et le Venezuela, ainsi que le forum de São Paulo), et la concentration sur des thématiques sociétales (homosexualité, éducation, arts), a pénétré davantage et plus loin qu’on ne le croit l’opinion publique brésilienne.

      Nous sommes encore très peu familiers de la capacité des réseaux sociaux et des messageries instantanées, type évidemment WhatsApp, à constituer de redoutables outils d’endoctrinement, susceptibles de transmettre non seulement des images, des rejets, des dégoûts, des idées simples, mais aussi de véritables structures narratives. Là encore, seules de véritables enquêtes ethnographiques nous le diront, mais l’écoute de partisans du candidat puis du président Bolsonaro mène à penser que ne sont pas seulement mobilisés des imaginaires conservatuers épars (« Bandido bom é bandido morto », rejet de l’homosexualité, vision réactionnaire du rôle des femmes, etc.) mais aussi l’identification cohérente de tous ces éléments comme une « dictature de la gauche » destinée à détruire la famille et l’ordre social.

      Mise en cohérence d’imaginaires conservateurs

      La mise en cohérence des imaginaires conservateurs autour de l’idée d’une guerre culturelle contre la gauche n’est pas seulement un outil de mobilisation de l’ultra-droite civile et d’endoctrinement de l’électorat. Elle a également pénétré les cercles militaires dès le milieu des années 2000, notamment sous la plume du général Sérgio de Avelar Coutinho, auteur de A revolução gramscista no Brasil (Coutinho 2003) et par la suite influent responsable du département culturel du Club Militar jusqu’à sa mort en 2011. Il n’existe pas encore de travaux sur la chronologie et les modalités de la pénétration de ces thèses dans l’armée d’active ; mais l’on peut supposer que ces imaginaires, comme la doctrine de la guerre révolutionnaire il y a cinquante ans, ont contribué à brouiller la frontière entre neutralité et interventionnisme des forces armées, alors que les doctrines modernes de « guerre hybride » relégitiment (ou assument l’emploi) de techniques de guerre irrégulière telles que l’action clandestine et la manipulation psychologique des populations.

      Enfin, dans cette équation complexe entre antériorité d’imaginaires conservateurs, à détailler et évaluer précisément selon les secteurs de la population, et entreprise d’endoctrinement mise en œuvre dans un temps plus court par une Nouvelle Droite à l’offensive, il faut évidemment insérer la question de l’évangélisme politique : c’est-à-dire pas seulement la progression de la religiosité évangélique, mais son entrée plus récente en politique et sa capacité à produire un discours sur les questions sociétales et, au-delà, sur les questions économiques et sociales.

      Choc néolibéral et État illibéral

      Le dernier point, qui sera ici brièvement évoqué , est le lien entre le projet de réforme néolibérale de la société et de l’économie brésiliennes. Cela concerne d’une part, l’interruption de la continuité constitutionnelle (avec l’impeachment de Dilma Rousseff) ; d’autre part, la suspension d’un certain nombre de garanties démocratiques et le biais introduit dans l’équilibre des pouvoirs, dont la politisation du judiciaire et l’usage du Lawfare sont les signaux les plus flagrants. Il me semble d’abord important d’insister sur le fait que le Brésil n’a pas connu d’expérience autoritaire adossée à une idéologie néolibérale. L’une des nombreuses singularités de la dictature militaire brésilienne a en effet été la cohabitation entre des politiques socialement répressives et une idéologie développementiste et même, en particulier dans les années 1970, largement héritière des pratiques économiques étatistes — bien qu’extrêmement ouvertes aux investissements étrangers et donc à l’endettement massif du pays — héritées des décennies précédentes.

      La pénétration de l’idéologie néolibérale dans les élites brésiliennes, y compris des élites militaires qu’il ne faut pas considérer comme des gardiennes de la souveraineté économique nationale, date donc de la Nouvelle République, des années 1990 et 2000. Il est d’ailleurs intéressant de constater l’extrême proximité des attaques proférées contre le Parti Travailliste dans les années 1960, et le PT aujourd’hui (par exemple sur l’État mis au service du parti, la manipulation des classes populaires à partir de politiques d’assistance, le projet d’une dictature, le personnalisme politique, etc.) et en même temps une grande différence : l’absence de référence, il y a un demi-siècle, à la nécessité de désengager l’État de l’économie, de privatiser ou de déconstruire le droit du travail.

      De nombreuses analyses ont ainsi mis en avant que le coup d’État de 2016, et son ultime conséquence en partie imprévue qui a été l’élection de Bolsonaro, devaient être comprises dans une logique de revanche sociale suite à la conquête d’espaces symboliques et économiques nouveaux par des catégories populaires, devenue inacceptable dans un contexte de ralentissement économique. L’analyse a le mérite de refléter la nature très inégalitaire de la société brésilienne. Elle est néanmoins peut-être sociologiquement un peu simpliste, car elle ne prend pas en compte la modification des modes de consommation et des représentations de soi dans les catégories populaires et moyennes suite à la prospérité et aux mesures de redistribution des années du PT, qui ont poussé toute une partie de la population qui ne faisait pas partie des élites à ne plus s’identifier comme des travailleurs, des salariés, avec des intérêts à défendre dans une société capitaliste. Il serait intéressant de connaître comment, au-delà des élites, cette évolution sociologique s’est accompagnée d’une plus grande réceptivité à un discours néolibéral. Et enfin, comment s’articulent, dans les imaginaires collectifs des différentes strates de la population, l’acceptation d’un discours libéral et celle d’un pouvoir autoritaire ou, du moins, illibéral, selon l’expression aujourd’hui consacrée.

      Ce texte, issu d’une conférence dont il conserve certains traits d’oralité, tente de traduire une obsession historienne : réintroduire des événements politiques vécus comme « disruptifs » dans le temps long des logiques sociales et des cultures politiques. Et les problèmes ou les insuffisances que cette approche pose lorsqu’on travaille sur une « histoire à pente forte », un moment de rupture, d’endoctrinement, de crise profonde (économique, politique et sociale). D’où ma proposition de tenter de tenir systématiquement ensemble ces multiples dimensions et multiples échelles d’espace et de temps. Un effort indissociable d’une collaboration entre plusieurs disciplines des sciences humaines, l’interdisciplinarité m’apparaissant actuellement d’autant plus essentielle que nous sommes tous ébranlés dans nos pratiques professionnelles par les événements en cours.

      Les images de la famille idéale sont partout. Crédits Gérard Wormser
      Les images de la famille idéale sont partout. Crédits Gérard Wormser

      Bibliographie

      Bensa, Alban, et Eric Fassin. 2002. « Les sciences sociales face à l’événement ». Terrain. Anthropologie et sciences humaines, Qu’est-ce qu’un évènement ?,, nᵒ 28 (mars):5‑20. https://journals.openedition.org/terrain/1888.

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      Chirio Maud 0000-0003-2010-2103
      Noûs Camille 0000-0002-0778-8115
      Sauvêtre Pierre 0000-0003-3445-1953
      Dardot Pierre 0000-0002-0200-8888
      Laval Christian 0000-0003-1806-8786
      Wormser Gérard male 0000-0002-6651-1650
      La victoire de Bolsonaro à la lumière de l’histoire brésilienne
      Maud Chirio
      Camille Noûs
      Département des littératures de langue française
      2104-3272
      Sens public 2020/06/25 Le néolibéralisme autoritaire au miroir du Brésil
      À quelles échelles de temps et d’espace doit-on penser l’accession au pouvoir de Jair Bolsonaro au Brésil ? Dans l’histoire longue d’une société autoritaire, conservatrice, raciste et patriarcale, ou bien dans le temps court de la « crise des démocraties occidentales », dont la multiplication des ultra-droites démagogues a été l’un des produits ? Ces deux lignes interprétatives traduisent la même demande sociale : rendre intelligible l’événement inattendu, qui bouleverse et suscite la peur et l’incompréhension. Mais elles se fondent sur deux hypothèses différentes : le néofascisme boslonariste est-il né de tendances de fond de la société et de la démocratie brésiliennes que nous n’avons pas su ou que nous avons refusé de voir, ou bien d’un retournement rapide de conjoncture – ce que nous pourrions appeler une « histoire à pente forte » ?
      At which time and space scales should we analyse Bolsonaro’s rise to power in Brazil? As the result of the long-term history of an authoritarian, conservative, racist and patriarchal society, or as part of the « crisis of occidental democracies », cause of the proliferation of demagogic extreme rights? These two interpretative lines result from the same social demand: make an unexpected, upsetting and scary event intelligible. They rely, however, on two different hypotheses: was bolsonarist neo-fascism born from deep-rooted social trends that we failed or refused to see, or from quick and unpredictable changes – what we could call “steep slope history”?
      Brésil http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb119316758 FRBNF119316757
      Histoire http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb119344445 FRBNF119344443
      Démocratie http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb133185567/ FRBNF13318556
      Brésil, Extrême droite, Bolsonarisme, Évènement historique
      Brazil, Extreme right, Bolsonarism, Historical event