L’échangeur Turcot est un point névralgique du réseau autoroutier de Tio’tia:ke/Montréal. Situé au Sud-Ouest de l’île, non loin de l’embouchure du pont Samuel-De Champlain, il est emprunté quotidiennement par plus de 300 000 véhicules. Érigée dans les années soixante, cette mégastructure a été complètement remplacée lors d’importants travaux de 2011 à 2020.
En 2015, animés par la volonté de documenter l’expérience sensorielle de cette énorme transformation, nous avons entrepris la création de l’œuvre audiovisuelle immersive Les Nouveaux Monuments. Ce projet a jeté les bases de notre démarche créative et de nos intérêts de recherche.

Du béton dans les airs
En 2007, la ministre des Transports Julie Boulet a annoncé que les structures de l’échangeur Turcot avaient atteint la fin de leur vie utile et que le complexe autoroutier devait être reconstruit dans son ensemble. Son délabrement était avancé : des poutres d’acier se révélaient par endroits, des grillages retenaient son béton effrité et ses piliers semblaient s’enliser dans la poussière grise. En 2011, après huit ans d’études, de consultations publiques, de propositions rejetées et d’appels d’offres, les travaux préparatoires des premiers chantiers étaient officiellement entamés.
Avant sa démolition complète en 2019, l’ancien complexe Turcot était une mégastructure autoroutière qui s’étendait sur 7,7 km et composée de 13 bretelles, érigées sur piliers de béton hauts de 18 à 30 mètres. Ces voies surélevées dominaient le paysage. Comme d’immenses murailles, elles traçaient le périmètre des quartiers avoisinants. Le passage incessant des véhicules généraient un vrombissement qui se faisait entendre à des kilomètres à la ronde. Au fil du temps, une fine poussière grise soulevée par le passage des voitures s’accumulait sur les surfaces environnantes. Aujourd’hui, le nouvel échangeur n’est plus paisible que par l’augmentation notable d’espaces verts.
Par accomodation, la majorité des gens occupant les environs reléguaient déjà à l’arrière-plan la réalité de ce géant de béton. Son impact sur la santé et l’imaginaire collectif a toutefois pris de nouvelles proportions pendant les nombreuses années de sa réfection. Malgré quelques mesures d’atténuation sonore et les opérations de nettoyage, l’expérience sensorielle du chantier, opérant jour et nuit l’été, était dure.
Un monument largement ignoré
Ouvert à la circulation à temps pour l’exposition universelle de 1967, l’ancien complexe Turcot était la plus utilitaire et la moins populaire des constructions brutalistes qui ont marqué l’époque. Avec ses formes massives, grises et monumentales, l’opinion publique déplorait dès la fin des années 1970 le caractère sévère et intimidant de son esthétique. Expression vernaculaire de l’État-providence (comme le décrivait le critique Michael J. Lewis), le brutalisme allait devenir dans l’imaginaire collectif, notamment grâce au cinéma et à la bande-dessinée, le symbole d’une dystopie future. Peut-être en dépit de cette impression ou plutôt inspirée par elle, le courant brutaliste connaissait depuis le début des années 2010 un regain de popularité sur les plateformes de partage d’images Tumblr et Instagram. Alors que certains bâtiments phares du mouvement étaient célébrés, l’échangeur, même s’il s’apprêtait à disparaître, demeurait largement ignoré.

« Puissent nos bétons si rudes révéler que sous eux, nos sensibilités sont fines », – Le Corbusier
Cette vision, non sans beauté, d’un paysage désertique, peuplé de monuments fades, durs, et voués à disparaître nous accompagnait depuis deux années alors de notre résidence dans la partie ouest de Saint-Henri, à moins d’un kilomètre du cœur de l’échangeur, immense et tentaculaire, qui grondait en quasi-permanence à l’horizon. Comme tout le monde, nous nous étions acclimatés à sa présence, jusqu’à parfois l’oublier complètement.
Cette adaptation sournoise a cependant coïncidé avec notre envie de créer une œuvre qui avait la capacité de rendre l’ambiance d’un lieu ou d’un espace, d’en médier l’expérience par une démarche exploratoire et sensible. Encouragés par le Laboratoire des Récits du Soi mobile (LRSM), une infrastructure de recherche de l’Université de Montréal qui s’intéresse à la quotidienneté de la marginalité au sein de territoires, nous avions comme projet de créer une série de photographies qui allait révéler les traits idiosyncrasiques du lieu et en dépeindre l’ambiance particulière.
Un monde minéral
Malgré l’entente sociale qu’il soit hors-limite, nous étions intrigués par le monde minéral que recouvraient ces tonnes de béton. Nous avons entrepris d’arpenter les déserts d’ombre et de poussière qui s’étalaient sur des kilomètres. À pied au milieu de voies en perpétuel mouvement, notre pratique exploratoire du territoire différait de celle prescrite, voire imposée, par l’autorité du territoire en question, pour explorer et investir l’ambiance des dessous d’autoroutes urbaines. Cette appropriation du chantier nous rappelait le braconnage culturel de Michel de Certeau (1980) qui encourage l’usage de ruses ou de procédures pour une réappropriation populaire et créative de nos territoires.

Au fil de nos expéditions, un schéma affectif s’est révélé : cambrés dans notre monde intérieur pour se protéger de la surcharge sensorielle, nous étions davantage en mesure de filtrer ou transformer les données extérieures pour ne laisser passer que le beau. En réaction aux affects cooccurrents qui émanaient du paysage autoroutier, l’état d’hypersensibilité induit nous révellait des scènes subtiles qui nous ont familiarisés avec l’ambiance de l’échangeur : le rythme du son des pneus qui heurtait répétitivement les interstices du viaduc, les réflexions des pare-brises qui, l’espace d’une seconde, se dessinaient sur un plafond de béton fissuré, un couple de faucons pèlerins qui nichait au sommet des plus hauts piliers, des campements et des points de rencontre provisoires à l’abri du monde extérieur.
Nous avons fini par adopter le terme contemplation active pour décrire la disposition, l’état d’esprit, voire l’humeur à adopter pour ralentir et donner à notre attention la chance d’errer par le déplacement du corps, du regard et de l’écoute au rythme de notre curiosité. À l’apex de cet état sublime, il y avait résonance entre la masse excitante et notre sensibilité. En pleine catharsis et engourdis sous les tonnes de béton vibrant, nous avions l’impression d’être à l’abri dans l’œil d’un cyclone, en pleine conscience de notre environnement et des forces qui le régissent. Au sein de cette atmosphère, coupés du monde extérieur par l’épaisseur et la densité du béton, nous étions reclus dans une cité figée entre l’obsolète et le permanent, la ruine et le monument, où l’intensité du neutre s’impose sur l’esthétique du vivant.
Dans son essai Entropy and the New Monuments (1966) Robert Smithson s’intéresse au caractère entropique d’œuvres visuelles, sculpturales et architecturales de ses contemporains. Il leur remarque une visée artistique commune qui interroge notre rapport au temps et à la matière, avec des œuvres explorant une nouvelle forme de monumentalité qui ne cherchent pas nécessairement à glorifier l’Histoire, à préserver un ordre et sa mémoire. Les œuvres dont parle Smithson, faites de béton, de plastique, de chrome ou de néon sont pour lui une expression visuelle et spatiale de l’entropie, deuxième loi de la thermodynamique, soit une dégradation de l’ordre qui ne peut que s’intensifier, qui entraîne une perte d’énergie inévitable et une dérive vers l’homogénéité. Par la neutralité de ses formes et textures et la constance son paysage sonore dense et constant, l’échangeur Turcot, destiné à être remplacé et arrivé au bout de sa praticabilité, nous était alors apparu comme une expression possible de ce que Smithson désignait comme les nouveaux monuments : « Au lieu de nous rappeler le passé comme les anciens monuments, les nouveaux monuments semblent nous faire oublier l’avenir. […] Ils ne sont pas construits pour les âges, mais plutôt contre les âges. » (1966)

Dans cette perspective multisensorielle, il nous a paru évident que la photographie seule ne suffirait pas à rendre la beauté des douces fascinations qui animaient ces espaces. À nos yeux, il devenait primordial que notre projet induise l’auditoire dans un même état de contemplation active grâce à une progression de tableaux mouvants portés par un flot d’ambiances sonores. Il nous fallait désormais décortiquer, analyser puis reconstruire la phénoménologie affective de l’expérience autoroutière par un montage atmosphérique d’échantillons audiovisuels pris sur le terrain. Ces impressions numérisées du sublime, captées par de l’équipement accentuant nos sensibilités, sont devenues le matériau idéal pour tisser un moment immersif authentique.

Médiation de l’expérience ambiante
En 2017, le LRSM nous invitait à diffuser le résultat de notre travail lors de l’ouverture de la saison estivale du Catalyseur des Imaginaires Urbains, un aménagement temporaire installé sur le futur site du Campus MIL de l’Université de Montréal. Le LRSM y présentait une programmation d’activités académiques, culturelles et communautaires permettant de penser les transformations que subit la ville. Notre espace de diffusion, un lieu sombre et réverbérant composé de deux conteneurs soudés sur leur longueur, était idéal pour mettre en valeur la facture brutaliste de notre sujet.
C’était l’occasion pour nous de déterminer le format de diffusion final qu’allait prendre Les Nouveaux Monuments. Une première tentative de montage avait vite fait de nous convaincre : l’œuvre prendrait la forme d’une installation où l’auditoire serait submergé par le paysage sonore tout en ayant la possibilité de laisser errer son regard sur deux écrans en projection simultanée. Installé au centre de la quadriphonie et devant les projections pour une douzaine de minutes, l’auditoire serait ainsi en mesure de contempler activement l’ambiance immersive autoroutière de l’ancien échangeur Turcot.

L’auditoire, exposé dès les premières minutes de l’œuvre à une surcharge sensorielle densifiée et amplifiée, se retrouvait vite engourdi par le bruit, chargé et oppressant, similaire à l’affect in situ. L’entrecroisement des différents rythmes sensoriels dévoilait graduellement la complexité et l’étendue du réseau routier, sans jamais se borner à fournir des repères de temps ou de lieu . La progression de ces nombreux arcs culminait ensuite en une démonstration de la force entropique des paysages visuel et sonore.
À son point le plus fort, l’affect recherché était la dissolution de l’égo par l’harmonisation du flux de la pensée de l’auditoire avec les vibrations et les compositions vidéos volontairement submersives. Avec la même intensité qu’en introduction, ces dernières s’homogénéisaient pour éventuellement générer la résonance entre l’objet et les sujets ; un plongeon en profondeur dans l’affect autoroutier – à la différence d’un enchaînement d’émotions – qui cherchait à exposer le pouvoir subtil des phénomènes qui passent normalement inaperçus, mais qui sont toujours ressentis.
Bien que méditative et apaisante sur le coup, cette catharsis demeure exigeante au niveau sensoriel et nous avions pressenti qu’il était nécessaire de ramener doucement et lentement l’auditoire à la surface pour lui permettre de retrouver son intégrité. Un retour à l’expérience normale de l’échangeur était ainsi entamé par la succession de plans et de sons toujours plus représentatifs de l’expérience commune de l’autoroute qui, cette fois-ci, apparaissaient probablement plus riches de sens à l’auditoire.

Continuation de notre approche
Au quotidien, l’intensité de l’expérience autoroutière, pour laquelle le niveau de bruit compte pour beaucoup, est constamment inhibée afin d’être ignorable, ou au moins tolérable. Mettre terme à cette tension demande en revanche d’en prendre conscience, de l’observer, de reconnaître comment sa présence nous affecte, d’accepter cette réalité, puis de lâcher prise. Bien que peu complexe en principe, ce dernier exercice de pleine conscience demeure peu accessible en contexte urbain aujourd’hui. La fatigue attentionnelle générale, induite entre autres par le flux d’informations sensorielles du milieu et par la sollicitation médiatique omniprésente, freine la considération holistique de nos environnements.
Le projet Les Nouveaux Monuments nous a permis de développer une approche phénoménologique qui explore une perspective écosophique de nos territoires, soit leurs dimensions écologique, sociale et mentale (Guattari 1989). La pleine conscience de nos environnements nous permet de mieux transcender notre anthropocentrisme et de les considérer tels quels dans leur idiosyncrasie et leur influence sur le vivant. En effet, l’intimité avec le lieu que génère une contemplation active révèle notre relation affective préconsciente avec lui, exposant ce que Thierry Davila, inspiré par Marcel Duchamp, nomme l’inframince : « chez Leibniz, la perception comporte une part de non-conscience qui passe par des perceptions si infimes qu’elles ne se manifestent justement pas directement à l’attention, à la conscience » (2010).
La contemplation active s’avère un exercice pour mieux reconnaître la composition, l’impact, les richesses et les nuisances d’un environnement. Notre volonté d’encourager cette ouverture à l’ambiance est intimement liée à notre appréciation de la disposition particulière d’écoute de la musique ambiante. Dans le texte accompagnant son album Ambient 1 : Music for Airports, Brian Eno explique que la musique ambiante « doit être capable d’accommoder tous les niveaux d’intérêt sans forcer l’auditeur à écouter ; elle doit être discrète et intéressante », en ce sens où la musique ambiante s’apprécie peu importe le degré d’attention qu’on lui porte. Elle permet de faire un exercice de va-et-vient entre la reconnaissance des stimulis environnants discrets et la continuation de nos activités. Cette valse entre la scrutation du préconscient et le laisser-aller au flot du conscient est un exercice doux et agréable de pleine conscience, lequel peut, après un certain temps et dans certaines conditions, devenir un état presque latent. Le développement de cette habileté permet une compréhension et un contrôle plus efficaces et spontanés sur l’équilibre entre notre égocentrisme et sa dissolution, entre l’influence du monde sur nous et vice-versa.
Il est étonnant qu’on puisse réaliser si soudainement l’influence néfaste que peut avoir un échangeur autoroutier pourtant immense et si près de nous. Bien que le pouvoir sélectif de notre attention ait la capacité de nous protéger des intensités sensorielles de nos environnements, il ne faut pas pour autant s’accommoder de conditions de vie toujours plus difficiles. Avec la densification et la transformation continuelle des milieux urbains et l’urbanisation des milieux ruraux, les niveaux sonores des activités humaines risquent de prendre dans un avenir rapproché une ampleur sans précédent. D’où l’importance de créer et de vivre de telles expériences pour s’exercer à ralentir, et prendre le temps d’éveiller notre conscience du monde, de s’y connecter et d’en protéger la qualité.