Sa Pratique Photographique
Khadija Benfarah : Pouvez-vous nous raconter votre première rencontre avec la photographie et nous en dire plus sur les circonstances qui ont vu naître et se développer votre pratique ?
Rim Battal : La photographie comme technique est arrivée avec une rencontre amoureuse : mon premier copain avait décidé d’acquérir un appareil photo réflexe Nikon semi-professionnel. Pendant plusieurs mois, j’ai pu l’utiliser pour photographier des paysages, faire des portraits plus ou moins mis en scène de mes ami·e·s avant de commencer à penser la photographie comme un outil qui pourrait servir une expression artistique. Peu de temps après, l’école de journalisme dans laquelle j’ai fait mon cursus supérieur a mis en place un cours de photojournalisme. En plus d’un besoin d’expression, de recherche et création de « beauté », ma démarche s’est enrichie d’un besoin d’informer, travailler en série, penser l’outil, le reflex, non pas comme un bouton sur lequel appuyer de manière compulsive (je faisais près de cent photos par jour les deux premières années) mais un outil de réflexion (j’en fais désormais une vingtaine par an et n’en exploite pas plus de huit ou neuf).
K.B. : Comment photographiez-vous ? Est-ce que vos photos sont spontanées ou effectuez-vous des choix au moment de la prise et des corrections juste après ?
R.B. : J’avais commencé par la photo de voyage, le paysage, les portraits avant de glisser doucement vers la photographie urbaine, les photos de soirées, etc. J’avais aussi effectué – pendant mes études – quelques commandes pour des boites d’événementiel, cabinets d’archi, ainsi que quelques reportages pour la presse.
Après une résidence à La Cité internationale des arts de Paris, et la confrontation de ma pratique avec celle d’artistes internationaux, l’éducation de mon regard à travers la visite de musées européens, de galeries d’art, j’ai commencé à mieux penser mes clichés, trier différemment, mettre en scène, construire des images plutôt que de cueillir les images qui venaient à moi. J’ai commencé à essayer de transmettre des idées, une esthétique particulière, plus qu’un simple regard. Je fais donc des choix avant la prise de vue. J’ai généralement une image centrale à laquelle j’essaye d’arriver. Je travaille ma lumière en fonction, le décor, les couleurs, les objets qui vont entrer dans le cadre. Ensuite, je trie. Je travaille très peu ensuite (lumière, contraste) sur photoshop. J’essaye d’avoir l’image la plus propre possible au moment de la prise de vue, un héritage de ma formation photojournalistique.
K.B. : Qu’est-ce que vous cherchez à restituer à travers une photographie, autrement dit à quoi vous sert l’appareil photographique et qu’est-ce qui vous semble essentiel dans cette pratique artistique ?
R.B. : Pour ma part, je n’ai pas pu, avec beaucoup de regret, avoir une éducation artistique étant plus jeune, malgré une sensibilité particulière constatée par tous mes profs et une appétence pour la chose : une question de culture, de classe sociale et de moyens. La photographie est essentielle pour ça : permettre à des personnes comme moi de pouvoir exprimer une opinion, une esthétique, un regard, autrement que par la parole, ouvrir des portes, donner accès à des escaliers dérobés, contrairement à d’autres arts qui demandent une technique autrement plus complexe, des moyens qui ne sont pas à la portée de toutes et tous, une culture particulière, des codes et un langage particulier pour défendre sa production afin d’être pris·e au sérieux dans les milieux de l’art et le marché de l’art. La photographie comme pratique artistique est aujourd’hui accessible plus que tout autre art : encore faut-il avoir de quoi s’acheter le matériel, qui est, cela dit, de moins en moins cher.
Ce que j’essaye de restituer est un peu compliqué à traduire ici en mots (je sais mal parler de ma démarche photographique). Cela commence toujours par une vision très nette, une image, avec des objets impliqués (les bijoux en or offerts à la mariée, l’orange cousue, etc.), une posture (regard caméra, par exemple), un geste (l’orange bercée comme un enfant ou comme une grenade…) et j’ai envie ensuite de concrétiser en en faisant une photo.
Au départ, je prenais en photo d’autres personnes, je faisais poser des amies volontaires (je photographie principalement les femmes). Petit à petit, ma pratique est devenue performative : maintenant c’est mon corps que j’utilise. J’insiste sur le « c’est mon corps que j’utilise » parce que je l’utilise véritablement comme un outil – au même titre que l’appareil photo – à la fois regardant et regardé, objet et sujet, et je veille à garder les bagues et les bracelets que je porte toujours, mes tatouages, afin de donner une indication sur – plus que l’identité du corps dans le cadre – le statut du corps dans le cadre : c’est le corps d’une artiste, de tel genre de telle couleur. Car pour moi, c’est important de savoir qui nous parle, qui nous dit quoi, depuis quel endroit de notre humanité.
K.B. : Quelle(s) sensation(s) éprouvez-vous une fois la photo prise ?
R.B. : Beaucoup de frustration, de tristesse, de mélancolie, de déception. Comme si jamais je n’arriverais à faire vraiment ce que je souhaite faire avec la photo. Il se passe généralement énormément de temps entre le moment où je fais les prises de vues et celui ou je trie, choisis, retravaille légèrement. Beaucoup de photos finissent dans la corbeille. Beaucoup de honte ensuite à les montrer, les montrer quand même avec le sentiment qu’elles sont fondamentalement indésirables comme une dick pic non sollicitée, le sentiment d’imposer quelque chose d’obscène à un public qui n’a rien demandé.
K.B. : Comment qualifieriez-vous votre pratique photographique ?
R.B. : En éternel commencement ou recommencement. Je pense que je serai éternellement une débutante en photographie.
Pratique instable, mineure, risible. L’acharnement à poursuivre de manière obstinée quelque chose « qui ne sert à rien ». Il y a toujours la question de la légitimité qui se pose à tous les endroits de cette pratique. La photo est de moins en moins prise au sérieux, les collectionneurs lui préfèrent le caractère unique d’une peinture ou d’une sculpture, les institutions muséales la mettent rarement en valeur. Je ne sais pas si j’ai répondu à la question (rires).
K.B. : Avez-vous un rituel photographique particulier dont vous souhaitez nous faire part ?
R.B. : Généralement, les images que je souhaite faire me viennent en rêve. En fin de sommeil, j’ai des images qui se mettent en place. Les photos que j’ai prises sont construites à partir de ces images-là. Ensuite, je mets en place un shooting, seule ou aidée par un ami qui m’assiste quand il s’agit d’être moi-même dans le cadre. Lorsqu’il s’agit d’autres personnes photographiées (pas de professionnelles, toujours des ami·e·s ou des volontaires), on prend généralement le temps de faire connaissance si ce n’est pas le cas, de discuter du projet et de mon côté questionner leur consentement, qu’il s’agisse de nudité ou non.
Liens tissés entre écriture poétique et photographie
K.B. : Vingt poèmes et des poussières (2015b) est votre premier recueil poétique publié en 2015 aux éditions Lanskine. Vous avez construit cette œuvre à partir de poèmes qui sont accompagnés de photographies tirées de votre série « Mes baigneuses ». Pouvez-vous nous en dire plus sur cet usage photo-textuel qui a donné lieu à ce texte singulier ? Est-ce que c’est la poésie qui a introduit la photographie ou est-ce plutôt le contraire ?
R.B. : La photographie était déjà là, en tant que pratique réfléchie, lorsque j’ai commencé à prendre au sérieux mes textes de poésie. Il m’a semblé naturel d’intégrer des photographies à ce premier livre : pour moi, c’était une manière de jumeler les deux, de les lier. Aujourd’hui, je ne sais pas dans quelle mesure était-ce pertinent. Je questionne toujours mes choix à posteriori. Toujours faire d’abord. Sinon, on ne fait rien.
La poésie a ensuite pris le dessus pour des questions de temps, de moyens, de reconnaissance mais aussi de charges mentales et effectives liées à la maternité : c’était plus simple d’écrire de la poésie, corriger des textes à la PMI, entre deux tétées, deux couches que d’organiser des séances photo, tirer, encadrer ou exposer.
K.B. : Vous dites, dans un entretien réalisé à la sortie de ce même livre, que vos poèmes sont « composés pour être regardés, presque touchés ; lus dans l’intimité plutôt que récités, déclamés ». Cela signifie que cette œuvre ne se donne pas uniquement à lire, mais surtout et avant tout à voir. Cet aspect visuel de l’écriture dû à l’œil photographique dont vous disposez trouve-t-il également place dans les autres livres qui vont suivre ?
R.B. : Oui, toujours. Parce que moi-même j’aime regarder le texte. J’éprouve une jubilation égale à celle d’admirer une œuvre plastique, voire supérieure, à regarder un texte, même incompréhensible, même dans une langue que je ne maîtrise pas. Alors quand je publie mes livres, j’aime qu’ils soient regardés également avec la même attention que celle qu’on accorderait à une peinture ou une photo.
K.B. : Pouvons-nous dire que vos lecteurs sont également considérés comme spectateurs ?
R.B. : Oui, parce qu’ils assistent à quelque chose. Je pense chaque poème comme un mini événement, une performance. Finalement, la poésie et la photographie viennent donner forme à ce mini événement, cette mini performance. La vie est une somme de mini performances. Dans la mienne, j’en documente certaines. Parmi celles-ci, certaines sont montrées. Quand je veux faire quelque chose, quand je dois prendre une décision, je pense à la performance, je pense à ce qui peut en être tiré et au médium qui pourra être utilisé pour restituer cette mini performance. Et cela concerne des choix tels qu’émigrer, entrer en maternité, ou danser en soirée, boire un coup avec x ou y.
K.B. : En ayant pratiqué ces deux médiums et en ayant pensé entre deux langages différents, pouvez-vous nous dire lequel, selon vous, vous permet de vous situer au plus près de la réalité, de la vérité, surtout que l’on sait que vos œuvres (écrites ou photographiques) se veulent autobiographiques ?
R.B. : En réalité, elles ne se veulent pas autobiographiques : je me suis toujours observée de l’extérieur, comme on observe un spécimen qui serait à portée de main, pratique à étudier, voilà tout. J’aurais pu prendre n’importe quelle autre femme, mais je pense que partir de soi est la meilleure manière de ne pas dire trop de bêtises. Simplement, dans mon travail, c’est assumé : on a accès, en permanence, à la cuisine. Je pense que la poésie est le langage le plus proche. Trop de poses dans la photo, trop de fioritures, trop de références. Je pense qu’il est plus facile de mentir avec la photo, c’est trop tentant. Même lorsqu’il s’agit de photojournalisme. La photo veut toujours « en jeter », marquer, impressionner. La poésie va entre les lignes, s’écoule comme l’eau entre les interstices d’un tissu.
K.B. : Qu’est-ce qui, d’après vous, permet à ces deux pratiques de cohabiter au sein d’une œuvre et qu’est-ce qui pourrait les séparer ?
R.B. : Ce qui leur permet de cohabiter, c’est leur fragilité, leur accessibilité, leur côté très mouvant, changeant, difficile à définir, leur transversalité, c’est-à-dire la manière qu’a la poésie comme la photo de traverser d’autres arts, d’autres lieux que les arts. Ce qui pourrait les séparer : l’illustration. Que la photo vienne illustrer la poésie. La photo d’art ou de journalisme d’ailleurs, n’est pas une illustration mais doit tenir seule, fonctionner seule. La poésie, pareille : ce n’est pas un agrément dans un livre photo. Les penser ainsi les sépare. Aucune des deux ne supporte la médiocrité : une mauvaise peinture peut avoir des charmes, attendrir. Un mauvais poème est insupportable. Une mauvaise photo aussi.
Nouveau regard sur la figure féminine
K.B. : La figure féminine est au cœur de vos travaux poétiques et constitue l’un des thèmes de prédilection de vos photographies. Pouvez-vous revenir sur les raisons vous ayant conduite à accorder autant de place aux femmes et à la condition féminine ?
R.B. : Il ne s’agit pas vraiment de figure féminine mais de condition en effet. Comment on est femme, pourquoi on le devient et à quel moment on ne peut plus cesser de l’être. Les raisons de l’oppression de tout ce qui est féminin et les points culminants de cette oppression. D’abord, c’était une tentative, par l’art, de décortiquer le discours officiel « les femmes c’est ceci, elles doivent faire cela, tenir cette place-là ». Or, c’est une place dans laquelle je ne me retrouvais pas et je constatais qu’autour de moi, sous des airs de soumission, les femmes opéraient de multiples transgressions au quotidien, des incisions dans le tissu épais de cette oppression.
À partir du moment où on ne peut plus être que femme, il m’a semblé intéressant de réparer cette figure en essayant de l’étoffer, proposer une nouvelle figure effective qui rassemblerait les figures de la mère et de la putain (en Occident : la vierge et la Vénus). Ce sont des figures qui existent dans chaque femme, mais qui sont invisibilisées, parfois l’une dominant l’autre, l’une méprisant l’autre à l’intérieur d’une même personne. Ce que j’aimerais accomplir à cet endroit n’est encore qu’à ses balbutiements formels. Je sais où je veux aller mais je ne sais pas très bien comment. Pour l’instant, je confectionne les fondations en passant de la photo à la poésie, de la poésie à la performance, de la performance à la photo. Peut-être quelque chose de plus narratif, de la fiction s’y ajouterait-elle bientôt.
K.B. : Quelles sont vos intentions en vous mettant vous-même en scène dans certaines de vos photographies ? Que cherchez-vous à faire valoir ? Est-ce une manière d’écarter tout regard extérieur et de vous concentrer davantage sur votre propre regard ?
R.B. : C’est pour ajouter le corps de l’artiste à celui d’une femme, que la non-blanchité fasse partie des éléments qui composent chaque photo, chaque performance. Parce que c’est plus facile de jouer des corps des autres. J’avais envie d’utiliser mon propre corps puisque c’est l’endroit depuis lequel je parle. Plus dans un souci de justesse et de précision que de fermeture sur mon regard seulement. Aussi, je ne sais pas commander. Je n’aime pas ça. Je n’aime pas dire à mes modèles quoi faire et je suis sensible aux signes de fatigue et d’agacement chez les autres.
K.B. : Pensez-vous que photographier en étant femme diffère de la manière dont procèdent les hommes en photographiant des femmes ?
R.B. : Je pense que cela dépend de la façon dont on a construit puis déconstruit son regard. La majorité des femmes est plus déconstruite qu’un homme lambda. Les femmes ou catégories sociales minorisées sont obligées de déconstruire un regard et les images, les étiquettes qui les conditionnent, pour respirer un peu. Les hommes, et plus ils cumulent de privilèges, vivent dans un monde qui leur correspond, qui leur convient. Dans lequel ils sont conquérants, désirants, actifs, puissants, représentés comme tel. Cela produit souvent des images de femmes lascives, passives, sexualisées, empêchées, qui ne disent rien que leur désirabilité. Nos regards sont collectivement conditionnés par ces images. Ce conditionnement nous empêche de lire une image de corps féminin nu autrement que par son aspect esthétique, sexuel. Lorsque j’avais présenté ma série de photographies No man’s land (2015a) (où l’on voit des corps ou des parties de corps féminins découpés en parties dans lesquels nous avions inscrit ensemble les noms des personnes, institutions, politiques qui les oppressent) à un galeriste au Maroc, il m’avait rétorqué que mes photos étaient in-regardables parce que les corps n’étaient pas très jolis, peu esthétiques, ne correspondaient pas aux canons de beauté en vigueur. C’étaient des femmes lambda, pas des femmes photographiables et pas photographiées pour être transformées en femmes photographiables, en modèle sublimé.
K.B. : Comment jugez-vous la place accordée aux femmes photographes de nos jours ?
R.B. : Mineure, étroite, le plus souvent nous sommes parquées dans des ghettos : photographie féminine, photographes femmes, femmes photographes, photographe féministe, photographe engagée…
Un regard de femme n’est jamais considéré comme un regard neutre. Toujours lu et critiqué par son sexe, son genre, sa catégorie sociale. On n’a pas le droit d’inventer mais seulement d’appliquer à la perfection des recettes photographiques déjà mises en place par des hommes. Si on s’en écarte, c’est qu’on ne sait pas faire de la photo, qu’on ne maîtrise pas la technique. Techniquement, j’ai un gros souci avec la netteté de mes photos et je soupçonne mon astigmatisme d’en être la cause. Pour ma dernière série publique en date, j’ai collaboré avec un ami photographe qui m’a assisté. Ce qui est très courant en photographie (dans le cinéma, c’est la base : il y a le réalisateur ou réalisatrice et le chef ou la cheffe op). J’ai pris le parti d’être transparente sur la question et de la défendre. Beaucoup de personnes considèrent que ces photos ne sont pas de moi. Pourtant cela se fait. Beaucoup de photographes « hommes » qui en ont les moyens travaillent avec une armée d’assistant·e·s et personne ne trouve rien à y redire. Une photographe assignée femme est toujours critiquée sur sa technique et son regard classé comme féminin.
Bibliographie
Battal, Rim. 2015a. « No man’s land ». Photographie.
Battal, Rim. 2015b. Vingt poèmes et des poussières. Nantes: Éditions Lanskine.