Cette capture d’écran provient d’Orion, un « générateur de poésie visuelle » créé par Tibor Papp, poète expérimental et numérique franco-hongrois. Quelques instants plus tôt, on y apercevait un autoportrait de l’auteur avec une couronne agrémentée d’oreilles de lapin (ou d’âne ?) dessinées, entouré de quelques lignes de texte :
Le texte s’efface, puis pendant que l’image commence également à disparaître, une alerte qui nous invite à ne pas oublier l’image apparaît. Pour continuer, on doit cliquer sur le bouton « OK », nous n’oublierons pas. L’effacement de l’image se poursuit, mais le poème aussi, avec l’apparition d’autres images, de textes et de sons qui se superposent et s’enchainent pendant une dizaine de minutes.
Orion fut conçu sur PC en 1999 avec le logiciel de création multimédia Macromedia Director 6 et publié dans le numéro 11 de alire, la première revue entièrement consacrée à la poésie nativement numérique. Une nouvelle version légèrement modifiée en 2009, utilisant cette fois Director 8.5, fut présentée en 2014 à Debrecen, en Hongrie, lors du vernissage d’une salle d’exposition consacrée à l’œuvre de Papp dans son ancien lycée. Macromedia fut racheté par Adobe en 2005, qui a cessé de commercialiser Director et de le mettre à jour en 2017. Papp est, quant à lui, décédé en 2018. Orion est ainsi resté pratiquement inaccessible au public jusqu’à la fin de 2022, lorsqu’une longue collaboration entre Philippe Bootz et la Bibliothèque nationale de France (BnF) a enfin abouti à l’installation, dans la nouvelle salle Ovale rénovée du site Richelieu de l’institution, de deux ordinateurs munis d’une machine virtuelle qui permet d’exécuter cette œuvre et une petite sélection d’autres poèmes numériques parus dans alire. Éric Sérandour a également réussi à refaire fonctionner sur son site deux poèmes dynamiques de Papp créés sous MS DOS1, tandis qu’une émulation de Disztichon Alfa, son premier générateur de poésie en hongrois, est disponible dans l’Internet Archive2. Le reste de la quinzaine d’œuvres numériques de l’auteur, co-fondateur et co-directeur avec Bootz d’alire, demeurent à ce jour pratiquement inaccessibles, à peu près entièrement invisibles et presque aussi peu connus3. Sa figure s’efface, tout comme il l’avait prévu dès 1999, lorsqu’il nous demandait de ne pas oublier son image.
Si l’homme Tibor Papp disparaît en 2018, Roland Barthes déclare la mort de l’auteur dès 1967. Michel Foucault le ressuscite deux ans plus tard en tant que « fonction discursive », soulignant le lien indéfectible entre cette fonction et la notion d’œuvre (Foucault 1969). La nature de « l’Œuvre » et des « œuvres4 » associée(s) à un nom et à une fonction d’auteur·e, ce qui en reste et ce qui en reste visible, lisible, vu et lu, ce que l’on en garde en circulation comme faisant partie intégrante d’un champ discursif, ainsi que la nature des liens que l’on établit entre telle œuvre et l’ensemble d’une Œuvre, sont donc également fondamentales pour le développement d’une figure d’auteur·e. J’entends par cette dernière la « figure imaginaire » que décrit Ruth Amossy : « une image discursive qui s’élabore aussi bien dans le texte dit littéraire que dans ses alentours, en l’occurrence dans des discours d’accompagnement comme la publicité éditoriale ou la critique » (Amossy 2009). Comme l’observe déjà Foucault, « ce qui dans l’individu est désigné comme auteur (ou ce qui fait d’un individu un auteur) n’est que la projection, dans des termes toujours plus ou moins psychologisants, du traitement qu’on fait subir aux textes, des rapprochements qu’on opère, des traits qu’on établit comme pertinents, des continuités qu’on admet, ou des exclusions qu’on pratique. Toutes ces opérations varient selon les époques, et les types du discours » (Foucault 1969, je souligne).
Ces relations et les manières dont elles sont perçues, établies et inscrites dans des canons littéraires, ont toujours été complexes en raison de leur dépendance, d’une part, au contexte matériel et socio-culturel dans lequel les textes ont été produits et mis en circulation, et d’autre part, à l’écosystème qui les interprète, intègre et réinterprète, ou les laisse disparaître. Elles deviennent toutefois plus compliquées encore avec les technologies numériques qui permettent l’invention de nouvelles formes et modes d’écriture, de lecture et de circulation à la fois plus extensifs et plus fragiles5. Avant l’interprétation, le « traitement qu’on fait subir aux textes » dont parle Foucault, doit inclure leur identification comme étant dignes de lecture et d’un travail interprétatif, faisant partie d’une Œuvre associée à un·e auteur·e digne d’intérêt. Il doit être suivi, à l’époque contemporaine et en l’absence de l’auteur·e, d’un travail éditorial critique afin d’établir une version « authentique » et/ou admise comme « correcte » par la communauté des lecteur·ice·s professionnel·le·s. Ce processus d’établissement d’une Œuvre s’associe à son tour à un travail d’archivage et de préservation plus ou moins planifié qui peut consister en une série d’étapes et de niveaux, depuis le travail personnel de l’auteur·e jusqu’à celui des institutions publiques gestionnaires du patrimoine culturel écrit. Ces démarches peuvent être entreprises du vivant de la personne portant la fonction d’auteur et continuées après sa disparition.
Que se passe-t-il donc lorsque l’ensemble ou une partie de l’Œuvre d’un·e auteur·e existe uniquement sous forme numérique, et que ce format n’est pas seulement un choix pour une circulation plus facile du contenu, mais fait partie intégrante de la nature et du mode d’existence des textes ? J’appelle ici « auteur·e numérique » la fonction d’auteur·e associée à de telles œuvres et à une telle Œuvre6, et cet article se penche précisément sur la problématique de la constitution de la figure de tel·le·s auteur·e·s par le biais de la question de la survie de leurs œuvres. Si de nos jours, notre vision d’un·e auteur·e numérique dépend largement de ce que nous apercevons de ses créations et interactions dans les réseaux numériques, l’idée que nous pouvons nous faire des auteur·e·s d’œuvres numériques pré-web et des auteur·e·s disparu·e·s dépend des traces qui ont été conservées, d’une façon accessible, des œuvres et projets numériques associés à leur nom. Dès lors, que reste-t-il de Tibor Papp, poète numérique, et que restera-t-il de tant d’autres pionniers qui ont exploré de nouvelles avenues pour la littérature à l’ère numérique ?
Qu’est-ce que la littérature numérique ?
Le terme français de « littérature (nativement) numérique » recouvre un champ vaste au sein duquel deux régions se distinguent vaguement. Malgré leur contiguïté et entrecroisements, la différence de logique et de visée entre ces deux régions est telle que ce terme paraît même ambigu dans certains contextes. Il sert, d’une part, à désigner les expérimentations avec les outils d’écriture et de création numériques : une écriture créative qui inclut un travail de programmation et/ou l’utilisation de logiciels de création spécialisés, ou qui détourne de tels outils ou plateformes de leurs usages convenus. Il s’agit, en un mot, d’écritures qui (ré)inventent non seulement un contenu, mais également une forme et un mode de fonctionnement, une esthétique et une poétique dans lesquelles le processus computationnel joue un rôle prépondérant. La nature et le fonctionnement de la technologie utilisée dans ces créations font donc partie intégrante de leur identité, s’il en est7. La critique anglo-saxonne propose pour ce type de production littéraire le terme d’« electronic literature8 », et en français, certain·e·s auteur·e·s lui réservent le terme « littérature numérique9 ». De telles expérimentations existaient bien avant la naissance d’Internet et du World Wide Web : elles remontent aux débuts de l’ordinateur numérique dans les années 1950 et ont connu un essor important avec l’apparition des ordinateurs personnels dans les années 1980. Cette littérature a désormais ses classiques et ses genres, tels que la poésie numérique, le récit interactif et géolocalisé (« locative narrative »), la génération automatique de textes ou la fiction hypertexte. Auteur·e·s et artistes ne cessent de proposer de nouvelles formes et créations, surtout sur le Web et sous forme d’installations, suivant les technologies émergentes telles que, dernièrement, la réalité virtuelle ou l’intelligence artificielle.
D’autre part, la naissance de la Toile et l’accès de plus en plus répandu et facile à Internet dès les années 1990 a suscité l’explosion de l’écriture web exploitant les nouveaux espaces de publication et de communication numériques tels que les forums de discussion, les sites personnels et collectifs, et les plateformes de blogging puis de vidéo-blogging et de microblogging avec les réseaux sociaux. Les auteur·e·s investissant ces espaces acceptent en général le dispositif et s’alignent sur le mode d’utilisation prévu par leurs concepteur·ice·s – en général pour des usages autres que littéraires (mais c’était bien le cas pour le livre imprimé aussi). Ces écritures, qui sont constitutives du champ plus large de la culture numérique (« digital culture » en anglais) sans toutefois faire partie du champ expérimental de l’« electronic literature », n’impliquent donc typiquement pas d’invention formelle ou procédurale et se contentent de faire des choix parmi ceux proposés par le dispositif (gabarit de blog, inclusion de média audio-visuel, limitation de longueur, etc.). Si ces dispositifs impactent la nature des écritures qui s’y pratiquent (Jeanneret et Souchier 2005), leur nouveauté fondamentale par rapport à la littérature imprimée réside dans le mode d’existence et de circulation des contenus, ainsi que dans les échanges qu’ils permettent (et souvent incitent) entre auteur·e et lecteur·ice, tout en induisant également l’entrecroisement de ces deux rôles.
Tandis que le premier type de littérature numérique met donc
l’accent sur l’expérimentation créative avec les possibilités offertes
par l’ordinateur pour repousser les limites de l’écriture et envisager
d’autres modalités (notamment plurisémiotiques), le deuxième se
concentre sur l’exploitation des réseaux pour la production et la
communication littéraires. Les deux logiques s’entrecroisent dans le
cas des sites d’auteur·e·s eux-mêmes conçus comme une forme de
création (tel que desordre.net
de Philippe de Jonckheere)
et des usages créatifs des réseaux sociaux (tels que les statuts
écrits par des générateurs automatique de textes conçus par
Jean-Pierre Balpe10). Leonardo Flores considère ce
dernier phénomène, tel que les Twitter bots, la circulation des mèmes
ou l’instapoésie comme relevant de la « third-generation electronic
literature11 », qui constituerait ainsi un
champ hybride au croisement des deux traditions (et prenant
éventuellement le dessus, au moins quantitativement, sur les
deux).
Chacun de ces nouveaux modes d’écriture soulève des questions à la fois sur la notion d’œuvre – et par extension, sur celle d’Œuvre – et sur les façons dont on peut, et la mesure dans laquelle on doit, les conserver pour les lecteur·ice·s à venir. Nos réponses à ces questions, même si provisoires et incomplètes, détermineront celles que l’on peut apporter à la question de savoir de quoi et comment constituer la mémoire qui servira de base pour les figures d’auteur·e numérique après leur disparition et pour nos futures interprétations et réévaluations de la production culturelle numérique de la fin du XXe et du début du XXIe siècle. En gardant cette problématique au premier plan de la réflexion, je propose dans ce qui suit une esquisse du paysage de la littérature numérique selon les types de supports, les environnements de programmation et les outils de production et de publication, qui déterminent également les difficultés théoriques et pratiques auxquelles les initiatives de préservation, d’archivage et de mise à disposition durable doivent faire face. Cet aperçu entend par conséquent déployer quelques réflexions sur la nature des œuvres en question et sur la problématique de leur conservation et de l’archivage.
Littérature numérique pré-Web et hors-Web
Le premier exemple de création linguistique avec un ordinateur numérique, souvent cité dans les histoires de la littérature numérique comme point de départ fondteur, remonte à 1952 (Bootz 2006; Rettberg 2019). Sans visée explicitement littéraire mais dans un esprit de jeu linguistique et poétique, l’informaticien Christopher Strachey a créé Love Letters sur le tout premier ordinateur électronique commercial, le Ferranti Mark I, installé à l’Université de Manchester au Royaume-Uni. Utilisant le générateur de numéro aléatoire de la machine, Love Letters consistait en un algorithme combinatoire avec un lexique restreint pour produire des lettres d’amour12. La génération combinatoire de textes est ensuite devenue le premier grand terrain d’expérimentation avec la littérature en informatique – et vice versa –, en particulier en France. Le groupe ALAMO (Atelier de Littérature Assistée par la Mathématique et les Ordinateurs), fondé en 1981 par des membres de l’OuLiPo, avait pour but d’explorer les possibilités offertes par l’ordinateur et la programmation pour la combinatoire et l’écriture à contraintes. Le groupe a développé des logiciels d’abord présentés dans des événements culturels, des expositions telles que « Les Immatériaux » (Centre Pompidou, 1985) et des ateliers d’écriture. Écrits et exécutables sur des ordinateurs personnels, éventuellement transposables sur des bandes magnétiques et plus tard sur des disquettes, ces logiciels avaient donc besoin d’une installation, a minima d’un ordinateur adapté pour présenter le fonctionnement et les données de sortie des logiciels.
Quelques années plus tard, en 1988, un autre groupe s’est formé en France, L.A.I.R.E. (Lecture Art Innovation Recherche Écriture), dans le but d’explorer d’autres avenues possibles pour la poésie numérique et de lancer la première revue de poésie numérique au monde, alire (1989-2010 (Bootz 2016, 25)). Alire proposait des œuvres (différentes) pour PC et pour Mac sur des disquettes séparées (également une pour Atari), et à partir du numéro 10 (1997) sur CD-ROM. Les éditeurs, Philippe Bootz et Tibor Papp, utilisèrent le langage QuickBasic (« Alire : Historique » 2021) puis Windows ToolBook pour créer l’interface du sommaire interactif de la revue ; chaque numéro à partir du 10 (1997) était également doté d’une identité visuelle animée. Le premier numéro de la revue fut également présenté au Centre Pompidou (Papp et Prágai 2007, 193). Le numéro 10 fut accompagné d’une édition spéciale intitulée « Salon de lecture électronique » avec une interface prévue spécifiquement pour des expositions en médiathèque13.
En parallèle, aux États-Unis, bpNichol fait circuler ses First Screening: Computer Poems sur disquettes dès 1984 [Rettberg (2019), 134; Andrews et al. (2007)]14. La littérature hypertextuelle prend son essor sous la même forme à partir de la deuxième moitié des années 1980, et se poursuit plus tard sur CD-ROM. Afternoon, a story de Michael Joyce (1987) était le premier d’une série pour laquelle Mark Bernstein et Eastgate Systems ont développé le logiciel Storyspace et plus tard Tinderbox, dont la version lecteur était fournie avec l’œuvre. Les dispositifs de publication et de distribution d’Eastgate Systems restent cependant attachés à la culture du livre, par le format physique, la manière dont étaient configurées les couvertures des publications, et la chaîne de distribution, à travers la formule d’abonnement mise en place. L’éditeur Voyager a également créé une série de livres électroniques publiée sur CD-ROM, dans laquelle il a proposé des livres augmentés conçus pour l’interface numérique15.
Même avec l’arrivée du Web, alire et Eastgate ont refusé de changer leur mode de publication et de distribution – seulement passer une commande par email ou par une plateforme est devenu possible, mais le contenu n’a jamais été sur le Web –, affirmant ainsi l’importance de la forme technique et l’indépendance de ces créations de la logique des réseaux, de la standardisation des formats et de la masse textuelle qui a vite commencé à y proliférer (« Alire : Historique » 2021). D’autres projets se sont au contraire intéressés aux possibilités offertes par la connectivité avant même qu’Internet ne devienne un réseau public mondial. Le réseau Minitel a en ce sens très vite été investi par des artistes qui ont proposé un roman télématique, intitulé ACSOO, dès 1983, et présenté un autre, L’objet perdu, à l’exposition « Les Immatériaux » en 1985 (Philibert 2018). Nous ne disposons pas du code original de ces œuvres, mais le laboratoire PAMAL travaille à leur reconstruction sur des consoles Minitel et présente régulièrement des installations dans des colloques et expositions (PAMAL 2018). D’autres œuvres continuent à être conçues pour des usages hors réseaux, pour des appareils non connectés ou pas nécessairement en continu, tels que des livres électroniques augmentés ou les jeux littéraires interactifs pour tablette ou téléphone mobile (Pelard et Guilet 2016), les casques VR, des installations pour des expositions ou des lieux et dispositifs spécifiques comme les cubes immersifs.
Si ces créations ne sont pas enchâssées dans le contexte web pour leurs existence, leur présentation et leur réception, elles dépendent néanmoins toujours d’un environnement informatique (hardware et software) sujet à l’obsolescence. Les outils de création incluent également souvent des logiciels propriétaires qui ont cessé d’être commercialisés et mis à jour par leurs producteurs, tels que HyperCard ou Director, et deviennent indisponibles et incompatibles avec les nouvelles générations d’ordinateurs et de systèmes d’exploitation. Les fichiers sources peuvent être perdus ou corrompus, et même bien conservés, ils peuvent devenir inaccessibles sans leur environnement de programmation. Si l’accès au code et l’exécution restent possibles sur les ordinateurs d’époque, cet accès devient dépendant du travail archéologique et muséologique de la conservation des machines ou d’un travail d’émulation sur une machine virtuelle qui permet de reproduire l’environnement devenu obsolète sur un ordinateur d’aujourd’hui. La seule autre possibilité de présentation et de réception de ces œuvres exige leur migration dans un environnement contemporain et l’adaptation des contenus à celui-ci, ou la réécriture intégrale du programme dans un langage informatique actuel. Nous reviendrons sur ces techniques.
Hormis la première option, le travail muséologique, qui limite cependant l’accès à ces œuvres à des endroits spécifiques capables de proposer le dispositif original, ces solutions soulèvent la question de l’identité de l’œuvre : dans quelle mesure l’aspect physique et spatial et l’expérience visuelle et haptique des objets pour lesquels elles ont été conçues sont-ils essentiels au regard de l’effet poétique et esthétique propre à l’œuvre ? Et dans quelle mesure la structure, la logique et le code originaux, souvent conçus et écrits par l’auteur·e même, surtout pour les œuvres poétiques visuelles et génératives, font-ils partie de l’œuvre en tant que telle ? En ce qui concerne les œuvres génératives, interactives et collaboratives ou participatives, où chaque exécution produit un texte et/ou une expérience unique et où l’œuvre peut également reposer sur une logique cumulative, les données de sortie feraient-elles partie de l’œuvre en tant que telle ? Si certain·e·s auteur·e·s-créateur·ice·s répondent explicitement à ces questions dans des paratextes ou réflexions critiques, leurs réponses sont loin d’être uniformes pour l’intégralité du champ, et elles ne sont pas nécessairement satisfaisantes non plus d’un point de vue critique et archivistique lorsque le but est de préserver l’œuvre d’une manière aussi précise et fidèle que possible, sauvegardant ainsi également l’ouverture des lectures possibles et la liberté d’interprétation.
Littérature numérique sur le Web
Avec la naissance du Web et la disponibilité de plus en plus grande
de l’accès à Internet en France comme ailleurs dans le monde
occidental vers le milieu des années 1990, le cyberespace a vite été
investi par les auteur·e·s et artistes. Dans l’esprit expérimental,
iels explorent les possibilités créatives offertes par les langages du
web pour la fiction hypertexte (voir par exemple NON-roman de
Lucie de
Boutiny (1997), Edward_Amiga de Fred
Romano (1999)), par la
poésie numérique et le jeu interactif, continuant à brouiller les
frontières entre art et littérature. D’autres se situent entre
littérature et d’autres arts, comme le net.art d’Annie Abrahams qui
combine une réflexion sur les langues et les langages, la
communication et les relations humaines dans des écritures,
performances et créations numériques (https://bram.org/), et les sites uniques sans gabarit,
comme le précité desordre.net
de Philippe de Jonckheere,
créé en 2000, réunissant la production d’une vingtaine d’années du
travail de son auteur-créateur photographe et écrivain. Ces sites
d’auteur·e et d’artiste rassemblent en effet souvent une série – ou un
labyrinthe – de projets, qui peuvent varier entre eux en technologie,
médium, forme, mode de présentation ou de documentation, ainsi qu’en
ampleur et durée. Les projets ou œuvres inclus peuvent ainsi avoir des
dépendances supplémentaires par rapport au site qui les héberge et
devenir inaccessibles lorsque des logiciels cessent d’être mis à jour,
tels que Netscape Navigator dans le cas de Lexia to Perplexia
de Talan Memmott (2015),
devenu un classique inaccessible16, ou les créations
réalisées avec Adobe Flash, arrêté à la fin de 2020. Mais
l’intégralité d’un site peut disparaître ou devenir inaccessible du
vivant même de l’auteur·e en cas de problème avec l’hébergement dont
le propriétaire du site n’a pas conscience ou qu’il manque de
corriger, ou encore si l’intégralité du site est conçue avec Flash,
par exemple17. Le risque de disparition
concerne également les autres types de publication en ligne, notamment
les revues nativement et exclusivement numériques : lorsqu’elles
cessent leur activité et que leur hébergement n’est plus assuré, les
œuvres peuvent disparaître avec la revue18. Internet Archive et d’autres
archives numériques, telles que les Archives de l’internet pour le web
français peuvent contenir des captures de ces revues et œuvres, mais
elles peuvent être incomplètes en raison de l’algorithme
inévitablement sélectif, dans le temps comme dans l’espace virtuel.
Tel est le cas par exemple du roman-feuilleton hypermédia
NON-roman de Lucie de Boutiny (1997), que l’on retrouve dans Internet
Archive, mais avec plusieurs liens cassés.
Les autres sites d’écriture, le web littéraire sans expérimentation technologique n’est pas à l’abri non plus. Les forums, revues ou autres sites collaboratifs, ainsi que les blogs et sites d’écriture personnelle sont sujets aux aléas des dispositifs et de l’hébergement, souvent dépendants d’une entreprise pour la gestion et l’entretien. L’auteur·e peut par ailleurs facilement supprimer ou modifier ses publications passées – actions moins évidentes dans le cas de l’imprimé –, ce qui permet à l’auteur·e de maintenir un degré plus important de contrôle sur ce qui persistera de ses écrits. Même s’iel n’a pas le moyen d’intervenir dans le processus des captures automatiques, iel peut demander la suppression des pages dans les archives constituées automatiquement.
Si les blogs et sites d’auteur·e posaient déjà le problème de la dépendance aux plateformes et aux dispositifs techniques utilisés, ainsi que celui des frontières entre le privé et le public, les ennuis se multiplient avec les réseaux sociaux et se conjuguent avec celle d’une structure de droits plus complexe. Les sites des réseaux sociaux tels que Facebook, Instagram, Twitter ou TikTok représentent notamment un environnement et une interface dont la propriété appartient aux entreprises internationales respectives19. Or, les contenus ne peuvent pas simplement être extraits et abstraits de cet environnement, d’une part parce qu’ils n’ont souvent de sens que dans et par le contexte du réseau et du flux dans lesquels ils sont enchevêtrés, et d’autre part en raison des droits de propriété des sites, qui ne permettent pas l’extraction – à part d’éventuelles captures d’écran statiques ou des liens vers les profils ou publications en question – tels et tant qu’ils sont actifs sur le site donné. La collecte et l’archivage de ces productions par des archives nationales est à cette date un problème irrésolu, laissant tout un aspect clé des figures d’auteur numérique d’aujourd’hui sans solution d’archivage public. Cependant, la question théorique de la politique d’archivage se pose également face à ces productions encore davantage que pour les autres écrits web dans la mesure où elles s’inscrivent dans une « vernacular digital culture20 » qui se situe souvent consciemment en dehors des institutions culturelles et publiques traditionnelles et affirme ainsi son indépendance – et parfois même une certaine résistance – par rapport à elles. Comme Annet Dekker l’observe en citant la net artiste Olia Lialina :
how does one deal with works of which the main concern is by no means websites on a server, but the journey which starts there and cannot be controlled? Works that are strictly defined as net artworks contradict the logic of proprietary thinking. Contradict the old logic of proprietary thinking. And contradict the old logic in general. (Dekker 2018, 6)
Enfin, nous sommes aujourd’hui confronté·e·s à l’émergence et l’expansion rapide des possibilités offertes par le flux et les masses de données, de même que par l’intelligence artificielle, également investies par des projets littéraires et artistiques21. Ces œuvres dépendent souvent d’APIs fournies par des entreprises, s’appuient sur des données éphémères, comme Lucette, gare de Clichy de Françoise Chambefort (2016), ou This is a picture of wind de J. R. Carpenter (2018), ou exploitent les modèles de langage et les bases de données immenses produits et détenus également par des entreprises privées. Souvent présentées sous forme d’installations ou de performances, non seulement ces projets continuent à repousser les limites de la notion d’écriture, de littérature et d’œuvre, mais ils posent aussi un défi aux archivistes et aux conservateurs de musée.
L’œuvre après le livre
Comme les exemples cités le suggèrent, la présentation, la documentation et la préservation des œuvres numériques sont inséparables de la manière dont on conçoit la nature de ces œuvres. Or, l’esthétique et la poétique de la littérature numérique sont étroitement liées à l’ontologie des « médias variables »22 dans le cadre desquels de telles œuvres sont conçues. Nos interprétations, politiques et méthodes actuelles face à ces artefacts détermineront ce qui restera d’eux et ce qu’ils deviendront pour les lecteur·ice·s-utilisateur·ice·s de l’avenir.
Malgré la variété des types d’« objets complexes » (Konstantelos et al. 2012) qui constituent les deux grands pans de la littérature numérique, nous pouvons établir une série de traits qui les caractérisent. Ils sont, tout d’abord, constitués de ce que Lev Manovich appelle une « couche computationnelle » et d’une « couche culturelle » (Manovich 2002), et c’est l’exécution de la première qui produit et fait apparaître la deuxième. À la différence des « médias perceptifs », ces « médias technologiques », pour reprendre la terminologie de Bruno Bachimont (2010), exigent un outil technologique – en l’occurrence, un ordinateur d’une certaine catégorie et un système d’exploitation, et potentiellement d’autres logiciels – pour que puisse s’effectuer le passage entre les deux couches23. Or, ce passage est par nature dynamique, et ce dynamisme appartient à la nature même de ces artefacts, tout en dépendant également du dispositif qui permet l’exécution et l’accès. Cette « nature fatalement procédurale, performative et [par conséquent] labile de toute œuvre électro-numérique » (Saemmer et Lavaud-Forest 2015, 11) se complète d’un degré d’interactivité plus ou moins important et, potentiellement, d’une réticularité interne et/ou externe, enchevêtrant l’œuvre ou l’écriture dans un environnement dont elle est techniquement et/ou sémantiquement dépendante, tel que l’on voit dans la fiction hypertexte (lorsque le réseau de textes n’est lisible que par le biais d’un logiciel propriétaire comme Storyspace, par exemple), ou bien dans les réseaux sociaux (lorsqu’un projet s’appuie sur le flux dans lequel il s’inscrit). Une dépendance peut également exister par rapport à un flux ou une base de données, en soi labile, changeant.
Chacune de ces caractéristiques ouvre une brèche sur la notion d’« œuvre littéraire » telle qu’on l’entend dans la culture du codex24, qui lui suppose une identité arrêtée (telle qu’une édition critique peut l’établir), des frontières identifiables au moins au niveau de la forme, et une certaine stabilité dans cette identité, même si des (ré)éditions révisées et augmentées restent possibles, et même si, comme le dit Mallarmé, « un livre ne commence ni ne finit ; tout au plus fait-il semblant. » (cité par Eco (1989), 13). Avec les technologies numériques, on n’a plus besoin de faire semblant et l’on peut, au contraire, explorer les différentes modalités d’ouverture et de dynamisme, non seulement en termes sémiotiques et sémantiques, mais également aux niveaux structurel et formel par l’interaction et l’intégration dans les réseaux et l’usage du flux et des bases de données externes. Mais avant cela même, à un niveau plus fondamental et pratique, la nature procédurale et la construction doublement duale en couches computationnelle et culturelle d’une part, et en hardware et software d’autre part, posent la question de savoir quel serait le « document » qui constitue « l’œuvre », et quelles seraient ses frontières. Si la culture du livre a donné naissance au concept et à l’institution de la « littérature » par le sacre de l’écrivain et la sacralisation des œuvres en tant qu’entités bien identifiables, la technologie numérique les remet en question, entre autres par ce devenir-nébuleux de l’« œuvre ». Comme l’observe Jean-Pierre Balpe, « [d]ès lors que l’ordinateur est utilisé comme instrument de production de texte, il y a donc changement complet du dispositif et, par suite, modification de la conception même de la littérature dans son ensemble » (Balpe 2006, 244).
Dans cet esprit, Philippe Bootz et Samuel Szoniecky (2013) proposent d’aborder la poésie numérique sur un modèle spinoziste de l’identité, qui définit l’individu
à l’aide de trois dimensions constitutives : ses parties extensives physiques et matérielles, son essence singulière et le rapport qui les unit dans l’ici et maintenant. Un individu peut se modifier en ajoutant à ses parties extensives des éléments extérieurs, mais toujours selon un rapport particulier à son essence. (Bootz et Szoniecky 2013)
Ce modèle permet « une séparation entre le plan de l’expression (parties extensives) et celui du contenu, donc les concepts qu’il contient (essence) ». Cette approche se complète, d’une part, d’une ontologie des différents types d’acteur·ice·s (auteur·e, lecteur·ice, méta-lecteur·ice, entre autres) qui interagissent avec l’œuvre et en produisent des documents à partir d’elles, et d’autre part, du « modèle procédural » du dispositif numérique créatif de Bootz (1996, 2016). Celui-ci distingue « le domaine de l’auteur » et celui du lecteur, le premier produisant le « texte-auteur » et le deuxième donnant accès au « texte-à-voir ». Ce dernier est constitué à partir du « transitoire observable », « le résultat (souvent multimédia) perceptible produit par la machine lors de l’exécution du programme » (Bootz et Szoniecky 2013), qui varie selon les conditions matérielles de l’exécution, et qui « est un état et non un objet » (Bootz, Gherban, et Papp 2003). Dans l’ensemble, cette conception reconnaît que
l’essence de l’œuvre est inaccessible dans l’absolu mais qu’en revanche une connaissance sur cette essence se construit par ces documents [produits par les différents acteurs]. Cette connaissance peut être infinie et s’organise nécessairement en points de vue qui correspondent aux rapports que le créateur du document établit avec l’œuvre. (Bootz et Szoniecky 2013)
Pour la mise en pratique, Bootz propose de développer un dispositif de « machine à lire25 » qui permette une présentation adaptée aux différents niveaux de lecture et types de lecteur·ice : « une machine à lire le code ne consistera sans doute pas en un affichage simple du code, mais inclura sans doute une exécution de portions de ce code dans un environnement différent du programme de l’œuvre » (Bootz 2019).
Dans leur modèle alternatif et en partie complémentaire, Serge Bouchardon et Bruno Bachimont soulignent également qu’une « digital literary work is indeed not an object, but in most cases it isn’t either a simple event limited in time, like a performance or a digital installation it is a transmittable object but also fundamentally a process that can only exist in an actualisation26 ». Ils observent une analogie avec la musique classique, qui
relies on description-based preservation through the conjunction of three elements: score, instrument and instrumental practice. The score provides the instructions required to be able to produce music from an instrument. Organology preserves the instruments and the techniques used to make them. It is the indispensable addition to the score and it permits to play the music while respecting its tone, resonance, tonality, melody. Finally, thanks to its practice (score reading, instrument playing), music is continuously taught and transmitted.27 (Bouchardon et Bachimont 2013)
Similairement, toute œuvre numérique est exécutée à partir d’une « partition » (le code source), à l’aide d’un « instrument » (le dispositif technique), et exige une certaine connaissance de cet outil et une pratique de lecture numérique. L’identité de l’œuvre est ainsi toujours déjà diffuse et changeante, conditionnée par le dispositif et le contexte de l’exécution. Il y a, dans ce sens, toujours déjà un « traitement qu’on fait subir aux textes » même juste pour les faire apparaître, ou plus précisément, pour en faire apparaître une version, par nature transitoire. La tâche complexe de tout effort de préservation des « œuvres » en tant que telles serait donc de choisir une stratégie et une méthode de traitement qui assure la possibilité de nouveaux traitements et de nouvelles actualisations.
Préserver l’art numérique, ou la quadrature du cercle digital
Toute œuvre numérique a bien des parties extensives que l’on peut matériellement sauvegarder, et certaines œuvres combinent des imprimés et d’autres objets physiques avec la composante numérique28. Mais au-delà de cette matérialité, ce qu’il s’agit de préserver est le potentiel d’actualisations multiples qui maintiennent un rapport avec son « essence » nébuleuse. Bouchardon et Bachimont (2013) établissent sur cette base les prémisses suivantes pour un modèle de préservation de la littérature numérique :
- Preservation comes with the use and interpretation of the contents, which therefore entails their conservation.
- The decision of what is necessary to preserve is based on the definition of the non variable elements constituting the identity of a work. This definition is always temporary because it concerns convention and cultural tradition. This is why preservation cannot be made once and for all, but must be related to a research which calls into question these non variable elements and rebuilds the model of the content. Archiving belongs to the scientific and cultural community, and cannot refer to choices fixed by default (everything is kept) or dogmatically (a selection is made).
- The conservation is not a preservation of the physical integrity of the content, but a permanent reinvention of the content based on the preserved elements. The issue is to preserve an identity of the content through the transformation of their resource and the variability of their reinvented renderings.
- Preservation should adopt an organic vision of memory, in which the content evolves, changes, adapts to be maintained and preserved. (Bouchardon et Bachimont 2013)
Le paradoxe est d’avoir à sauvegarder non pas (seulement) un produit, mais un processus et une possibilité de production – quelque chose qui n’existe pas en tant qu’objet conservable. Les stratégies courantes employées par les projets de préservation cherchent à répondre à ce paradoxe chacune à sa façon, avec des accents et des succès variés. Bouchardon et Bachimont citent quatre méthodes, que Bachimont reprend dans ses écrits postérieurs : (1) l’approche muséologique, qui consiste à « conserver les contenus tels quels ainsi que leurs outils de lecture »; (2) la migration, qui « fai[t] évoluer le format technique des contenus pour les garder compatibles et adaptés aux outils de lecture disponibles dans l’environnement technologique du moment » ; (3) l’émulation, par laquelle « on simule sur les environnements du moment les outils de lecture des formats anciens », et (4) la description (ou documentation), qui vise à « conserver une description des contenus qui permettent de les reproduire » (Bachimont 2010, 303‑4). On peut également mentionner deux autres approches exigeant une intervantion plus radicale : (5) la ré-interprétation, qui consiste à « ré-interpréter l’œuvre chaque fois qu’elle est recréée » (« Variable Media Network – Stratégies » s. d.), et (6) la recréation (BAM/PFA 2001) ou reconstruction (Grigar 2020), qui reproduit l’œuvre dans un nouvel environnement informatique pour la rendre accessible de façon plus durable, avec d’éventuelles modifications ou mises à jour du contenu. Elles sont en général effectuées par l’artiste même ou en consultation avec iel, et représentent, comme le Réseau de médias variables le note au sujet de la première, « une technique risquée lorsqu’elle n’est pas sanctionnée par l’artiste, mais il est possible que ce soit la seule façon de recréer une performance, une installation ou une œuvre en réseau conçues pour varier selon le contexte ». La migration et l’émulation, d’une part, et la ré-interprétation et la recréation, d’autre part, sont des solutions concurrentes dont l’une ou l’autre peut être plus adéquate et possible dans le contexte d’une œuvre donnée, mais elles sont toutes complémentaires avec l’approche muséologique et la documentation, qui reste indispensable pour les accompagner. À part l’émulation, toutes ces stratégies impliquent un processus d’interprétation, et la documentation est également ce qui permet de suivre l’évolution des interprétations. La nature et l’étendue de la description doivent elles-mêmes suivre les besoins de l’œuvre, tandis que le processus de recréation ou de ré-interprétation peut lui-même devenir objet de documentation et d’archivage29, créant ainsi un effet boule de neige.
De nombreux institutions et projets collaboratifs ont mis en œuvre et continuent de raffiner ces méthodes depuis la fin des années 1990. L’approche muséologique (1) est au cœur de l’Electronic Literature Lab déjà mentionné, du Media Archeology Lab à l’Université de Colorado à Boulder et du laboratoire PAMAL en France, par exemple, ainsi que de nombreux musées s’intéressant aux nouveaux médias (le Centre Pompidou, le ZKM à Karlsruhe, le LIMA à Amsterdam, The Victoria and Albert Museum au Royaume-Uni). Leur travail inclut naturellement la documentation et la description (4) au moins muséologique et bibliographique, mais parfois bien au-delà des paramètres de base. L’Electronic Literature Lab a notamment réalisé un projet ambitieux de « video playthrough », où les auteur·e·s et/ou un·e autre lecteur·ice sont enregistré·e·s pendant qu’iels exécutent et lisent une œuvre en la commentant (Pathfinders Project, Grigar et Moulthrop (2013)). D’autres répertoires et bases de données se concentrent entièrement sur la documentation, comme le Répertoire Hypermédia du Laboratoire NT2 au Canada, PO.EX pour la poésie expérimentale – dont numérique – portugaise, l’Archiv der deutschsprachigen elektronischen Literatur pour la littérature numérique germanophone, ou la Cartographie du Web littéraire francophone, ainsi que l’internationale Electronic Literature Knowledge Base, pour n’en citer que quelques-unes. The NEXT, hébergé et géré par l’Electronic Literature Lab, ainsi que Rhizome ArtBase, la Cartografía de la Literatura Digital Latinoamericana, ou l’Atlas de la Literatura Digital Brasileira possèdent également les fichiers sources et/ou exécutables des œuvres documentées et donnent accès en ligne à une version qui aura parfois subi une migration (2). La sélection de poésie numérique disponible dans la Salle ovale de la BnF est présentée grâce à une machine virtuelle qui permet de reproduire une configuration compatible avec le système d’exploitation pour lequel les œuvres ont été créées (3). L’Electronic Literature Lab, tout comme PAMAL, propose également des reconstructions (6) d’une série d’œuvres (Grigar 2020), et quelques auteurs, comme Serge Bouchardon avec Toucher, ont procédé à la recréation de leurs anciennes œuvres devenues inaccessibles.
Hormis les collectes automatiques des archives de l’internet suivant des réglementations nationales, toute initiative d’archivage qui cherche à aller au-delà de la simple documentation et description en proposant également une version facilement consultable de l’œuvre, dépend du dépôt des matériaux (fichiers source, exécutables, documentation) par les auteur·e·s ou leurs légataires et de leur autorisation d’une mise à disposition, éventuellement sous une forme modifiée, des contenus. Cette mise à disposition, notamment par internet pour une accessibilité beaucoup moins contraignante, dépend par ailleurs de l’existence d’une solution technique adaptée, en particulier pour la littérature numérique expérimentale, avec une programmation sur mesure. Si certains systèmes se prêtent à une migration (2) ou à une émulation (3) livrable par un serveur et un navigateur internet30, d’autres machines virtuelles, comme celle utilisée par Bootz pour les œuvres présentées dans la Salle ovale et la collection Papp, restent trop lourdes pour un accès à distance.
Face à la fragilité des objets complexes, l’évolution rapide des technologies et l’importance socio-culturelle de la créativité numérique, plusieurs manifestes ont souligné l’urgence et l’importance d’agir pour éviter la perte de ce patrimoine et encourager l’indépendance de logiciels et de plateformes propriétaires qui peuvent engendrer des pertes irrécupérables31. Les recommandations précises fournies insistent notamment sur le rôle des auteur·e·s-créateur·ice·s dans la préservation dès le processus de conception et de réalisation de leurs projets, puisque leurs « practices […] will determine whether preserving particular works is relatively easy or nearly impossible32 ». Suivre ces recommandations limite dans une certaine mesure la liberté créative des auteur·e·s, mais assure une transparence et une longévité possible aux œuvres. Si ces considérations ne correspondent pas forcément à l’intention de l’auteur·e, iel peut faire des choix en connaissance de cause et contribuer à l’effacement ou à la survie de ses créations, ainsi qu’à leur éventuelle interprétation et réinterprétation dans l’avenir, en leur donnant un ancrage plus ou moins précis suivant une intention artistique explicite.
L’auteur·e devient ainsi plus que jamais partie prenante non seulement dans l’invention de son œuvre, mais également dans l’ébauche d’un horizon pour les relectures et réinventions à venir. La responsabilité de l’auteur·e face à ses œuvres évolue. Iel doit désormais peser la nature fragile et temporaire des technologies qu’iel utilise pour la création et la mise en circulation de ses œuvres, prendre activement position par rapport à la durée de vie visée et choisir ses outils et infrastructures en fonction. Le concept prédominant de littérature, toujours basée sur la culture du codex et la logique de l’imprimé, implique l’idée d’une vie potentiellement éternelle de l’œuvre, qui reste l’horizon associé au concept de « publication ». Or le numérique a subrepticement rendu temporaire toute forme de publication réalisée uniquement par son biais, exigeant des démarches supplémentaires pour une éventuelle pérennisation.
Dans son ouvrage intitulé Présence des œuvres perdues, Judith Schlanger (2010) a exploré le paysage des « œuvres perdues » à travers l’histoire et propose un inventaire des types de pertes, temporaires ou définitives, précédant l’ère numérique : perte de manuscrit, destruction de bibliothèques, censure, manque d’intérêt…. Si l’on peut parler de certaines de ces œuvres perdues, c’est parce qu’elles restent présentes dans notre culture grâce aux traces que leur existence a laissées dans d’autres textes. Schlanger souligne en particulier les dégâts que peut causer l’indifférence, l’acteur en apparence le plus innocent dans la liste des causes de perte, qui reste, malgré les problèmes techniques importants, l’une des plus grandes menaces face à la littérature numérique aussi, dans la masse de production culturelle actuelle. On pourrait aujourd’hui écrire une suite à l’ouvrage de Schlanger en inventoriant les pertes de créations numériques, les raisons de telles pertes, et les traces que les œuvres perdues ont laissées. Il faudrait cependant y réfléchir à tout l’écosystème, à l’évolution des pratiques créatives et des modes de communication, et comment ce contexte engendre et incarne une évolution plus fondamentale qui concerne nos valeurs culturelles. Cela exigerait également l’intégration de la pensée de l’éphémère et de la « perte » ou de l’(auto)destruction prévue de l’œuvre dans nos manières d’appréhender le littéraire33.
Bruno Bachimont (2010, 2017) souligne par ailleurs que la lisibilité technique doit aller de pair avec le maintien de la lisibilité culturelle. Faute de travail d’interprétation, de documentation et de métatextes critiques pour contextualiser l’œuvre, sa (re)lecture devient de plus en plus difficile avec le temps et elle risque de devenir tout aussi inaccessible que lorsque même l’exécution devient impossible. S’il n’y a pas de lecture sans archives, à l’inverse, « l’archive n’existe que par la lecture qu’on en fait » (Bachimont 2017, 202), et toute lecture exige qu’on entretienne certaines conditions d’intelligibilité. Si l’auteur·e a la première responsabilité pour faciliter, s’iel le souhaite, la lisibilité technique de ses œuvres à long terme, les générations de critiques ont la responsabilité de maintenir leur lisibilité culturelle par leur relectures et commentaires renouvelés. L’« essence » dynamique et élusive des œuvres de littérature numérique appellent en effet une « vision organique de la mémoire » (Bouchardon et Bachimont 2013), qui exige que l’on transmette à la fois la possibilité de lecture et nos propres lectures, tout en en incitant d’autres. Et lorsque l’auteur·e n’a pas su assurer la lisibilité technique dans la durée, cette tâche peut également devenit un travail critique – dans les deux sens. Si les contours de la figure de l’auteur·e s’effacent et que son image devient aussi floue que la nébuleuse d’Orion, on peut toujours chercher à la maintenir en mouvement – afin de ne pas l’oublier.
Bibliographie
Voir Les très riches heures de l’ordinateur n°4 et 5 sur https://www.entropie.org/reboot/index.htm.↩︎
Voir https://archive.org/details/hypercard_disztichon-alfa_2018-07-29.↩︎
La BnF détient un exemplaire de la série alire, mais elle était lors de mes tentatives en 2021 et en 2022 indisponible en raison des traitements en cours. Quelques autres exemplaires de la revue se trouvent dans des collections privées, mais leur exécution exige également accès à des ordinateurs de différentes générations. Philippe Bootz, à qui la veuve de Papp a confié le traitement du patrimoine numérique de l’auteur après son décès, a créé une machine virtuelle contentant ses œuvres numériques retrouvées. Il existe actuellement deux copies de cette machine virtuelle à ma connaissance, détenues par Bootz et par moi-même, pour permettre notre travail collaboratif sur une monographie traitant de l’œuvre de Papp.↩︎
J’emploierai cette distinction tout au long de cet article : « Œuvre » avec majuscule pour l’ensemble des créations d’un auteur, et « œuvre » avec minuscule pour les œuvres individuelles faisant partie d’une Œuvre. Toute œuvre d’un auteur identifiée en tant que telle est ici considérée comme faisant partie de son Œuvre. L’adjectif « numérique » désignera les œuvres créées pour un support numérique et pour l’ensemble de telles œuvres d’un auteur.↩︎
Voir notamment Saemmer et Dufrêne (2014) et Bootz (2014) à ce sujet.↩︎
Pour un développement plus détaillé de ce concept d’auteur·e numérique, voir Fülöp (2019). J’y associe le terme plus précisément à des « pratiques d’écriture numérique » telles que « le blogging et d’autres créations numériques sur le site de l’auteur·e ou un autre site. Ces créations peuvent inclure la combinaison de textes avec d’autres médias (photo, audio ou vidéo) ainsi que des expérimentations plus poussées avec la technologie, telles que la génération automatique de textes et d’autres écritures procédurales et interactives » (ma traduction). Notons cependant que l’association qu’opère Foucault entre œuvre/Œuvre et la fonction d’auteur·e suggère également que toute pratique d’écriture n’implique pas automatiquement l’existence d’une fonction d’auteur·e associée, dans la mesure où cette dernière exige la reconnaissance du statut d’œuvre aux produits des pratiques d’écriture. Or cela est loin d’être le cas pour un grand nombre de bloggeur·euse·s et expérimentateur·euse·s littéraires sur le web, souvent anonymes, peu visibles et/ou peu connu·e·s, ou jugé·e·s peu intéressant·e·s. Il s’agit de la question épineuse de la consécration des produits culturels en tant que faisant partie d’un champ discursif, que nous citerons brièvement par la suite mais que nous mettons de côté ici pour se concentrer sur la problématique suffisamment complexe de la gestion des œuvres numériques déjà reconnues par une communauté comme une valeur à transmettre. Par ailleurs, l’auteur·e d’un blog ou d’un site n’est pas toujours identifiable et ne porte même pas nécessairement un pseudo, ce qui les rapproche des textes anonymes du Moyen Âge, tout en portant souvent les marques d’une individualité. Dans le cas du net.art et de projets collaboratifs dans les réseaux sociaux, les auteur·e·s s’effacent également dans un esprit de résistance aux institutions et à l’institutionnalisation, au nom d’un art plus libre qui remet en question la hiérarchisation des modes d’expression et la logique marchande qui s’associe à elle.↩︎
Nous soulevons la question complexe de l’identité de l’œuvre plus loin.↩︎
Terme retenu notamment dans le nom de la plus grande organisation internationale dans le domaine, l’Electronic Literature Organization (ELO), fondé en 1999.↩︎
Voir notamment la définition de Philippe Bootz : « Nous désignerons par “littérature numérique” toute forme narrative ou poétique qui utilise le dispositif informatique comme médium et met en œuvre une ou plusieurs propriétés spécifiques à ce médium » (Bootz 2006).↩︎
« La troisième génération de la littérature numérique », Flores (2019), je traduis.↩︎
Il existe plusieurs reconstructions et recréations de Love Letters, voir ex. Heath (2012) et Strachey (2014).↩︎
Comme mentionné plus haut, la BnF détient un exemplaire de la série complète des disquettes et CD-ROM d’alire, mais les œuvres ne sont actuellement que partiellement disponibles au public.↩︎
Jim Andrews, Geof Huth, Lionel Kearns, Marko J. Niemi et Dan Waber ont reconstruit cette œuvre en HTML et JavaScript, disponible avec une introdution sur le site d’Andrews : https://vispo.com/bp/introduction.htm.↩︎
Sur Voyager, voir les billets de blogue de Jimmy Maher (2021).↩︎
L’obsolescence était cependant prévue par l’œuvre, selon la présentation de son auteur, voir Memmott (2015).↩︎
Ainsi a disparu le site d’Alexandra Saemmer,
mandelbrot.fr
(2007-2016), par exemple (https://nt2.uqam.ca/fr/repertoire/mandelbrot-0). Internet Archive en contient 177 captures, mais inaccessibles en raison de leur dépendance de Flash. Saemmer affirme cependant, comme Memmott et d’autres, la nature éphémère de toute création numérique qu’il faut assumer.↩︎C’est le cas de la revue d’art numérique Syneshtésie (1995-2008), voir Régimbeau (1999) et Paillard de Cheney (2010).↩︎
Ainsi la cartographie du web littéraire francophone créée dans le cadre du Projet LIFRANUM (https://weblitt.msh-lse.fr/) donne des liens vers le profil Facebook des auteur·e·s, sans toutefois en pouvoir en archiver ou montrer les contenus directement.↩︎
« Culture numérique vernaculaire », Luers (2022), je traduis.↩︎
Voir par exemple le générateur de prompt de Jörg Piringer (2023) pour générer de la poésie avec chatGPT.↩︎
« Média variable » est un terme également utilisé pour désigner les créations d’art numériques, notamment par le Réseau de Médias Variables (https://variablemedia.net/f/introduction/index.html).↩︎
Bachimont (2017) distingue non moins de « quatre niveaux essentiels de complexité et de variabilité » même « [p]ar-delà la complexité inhérente aux empilements de couches et de techniques qui permettent d’exploiter un contenu numérique » : « le codage du contenu, qui permet de passer d’un codage binaire à une forme physique de restitution » ; « le codage des métadonnées et des formats de fichiers », « les applications qui sont les outils de lecture permettant de décoder le contenu » ; et « les plate-formes informatiques, les environnements, systèmes d’exploitations » (p. 184).↩︎
Celle « de la forme du livre qui s’est imposé en Occident il y a dix-sept ou dix-huit siècles », selon Roger Chartier (1994).↩︎
Voir Bootz (2016) et le projet « Machines à lire les arts numériques : interface et médiation » (2019-2022) de l’EUR ArTeC : https://eur-artec.fr/projets/machines-a-lire-les-arts-numeriques-interface-et-mediation/.↩︎
« Une œuvre littéraire numérique n’est effectivement pas un objet, mais dans la plupart des cas elle n’est pas non plus un simple événement limité dans le temps, comme une performance ou une installation numérique, c’est un objet transmissible mais aussi fondamentalement un processus qui ne peut exister que par le biais d’une actualisation », Bouchardon et Bachimont (2013), je traduis et je souligne.↩︎
« [La musique classique] s’appuie sur une préservation basée sur la description à travers la conjonction de trois éléments : la partition, l’instrument et la pratique instrumentale. La partition fournit les instructions nécessaires pour pouvoir produire de la musique à partir d’un instrument. L’organologie conserve les instruments et les techniques utilisées pour les fabriquer. Elle est le complément indispensable de la partition et permet de jouer la musique en respectant son timbre, sa résonance, sa tonalité, sa mélodie. Enfin, grâce à sa pratique (lecture de partition, pratique instrumentale), la musique est continuellement enseignée et transmise », je traduis.↩︎
Voir notamment Grigar et O’Sullivan (2020) sur l’importance de l’aspect matériel de certaines œuvres, telles que Uncle Buddy’s Phantom Funhouse de John McDaid (1992), https://dtc-wsuv.org/projects/uncle-buddy/archival/story.html.↩︎
Voir par exemple les études de cas du projet « Documentation Digital Art » (https://www.li-ma.nl/lima/news/documentation-digital-art) ou la documentation des reconstructions du laboratoire ELL, comme celle de McDaid (1992).↩︎
Ainsi JS-DOS a-t-il permis à Éric Sérandour de rendre disponible sur son site quelques œuvres d’alire créées sous DOS (https://www.entropie.org/reboot/a-propos.htm), ou Ruffle et Conifer ont permis au NEXT de récupérer des œuvre Flash (voir l’exposition « afterflash » à https://the-next.eliterature.org/exhibition/afterflash/).↩︎
Voir notamment (Montfort et Wardrip-Fruin 2004) et (Liu et al. 2005) pour la littérature numérique et la « Liverpool Declaration » (2011) pour les arts numériques en général.↩︎
« Leurs pratiques vont déterminer si la préservation de telle ou telle œuvre sera relativement facile ou presqu’impossible », Montfort et Wardrip-Fruin (2004), je traduis. Les recommandations sont notamment les suivantes : préférer les systèmes ouverts aux systèmes fermés ; préférer les systèmes gérés par les communautés à ceux proposés par des entreprises privées ; centraliser et consolider le code et inclure des commentaires détaillés ; valider le code pour assurer sa conformité avec les standards en vigueur ; utiliser des formats de texte brut plutôt que des formats binaires (des logiciels propriétaire tels que MS Word) ; préférer les options multiplateformes à celles limitées à une seule plateforme ; garder l’intégralité du système à l’esprit ; documenter tout abondamment et à toutes les étapes depuis le tout début ; garder les fichiers source ; utiliser les outils et options communs et bien documentés ; produire et gérer les métadonnées et les informations bibliographiques ; permettre et encourager la duplication et la republication ; garder des copies sur des supports de stockage différents et durables (Montfort et Wardrip-Fruin 2004).↩︎
L’idée que la destruction de l’œuvre peut en faire partie n’est bien sûr pas nouveau, surtout en art. Voir notamment le mouvement d’art autodestructif de Gustav Metzger.↩︎