Introduction
Si le débat critique entourant les développements numériques de la littérature a de longue date mis en avant les modifications que la textualité d’écran apportait au statut d’auteur, c’est peut-être plus nettement encore sur les attributs du lecteur que le discours théorique s’est d’abord cristallisé, autour d’un concept formulé dès le début des années 1990 et qui traversera sous diverses formes les décennies suivantes : celui de wreader. Le terme apparaît pour la première fois, de manière presque simultanée, chez l’écrivain Michael Joyce et le critique George Landow, tous deux états-uniens : il donne, par la fusion des termes « reader » et « writer », à penser la rencontre et l’hybridation de la lecture et de l’écriture selon des modalités à la fois matérielles et techniques qui dépendent alors du développement de la forme numérique nouvelle qu’est l’hypertexte de fiction. Historiquement, le concept de wreader s’inscrit dans un moment particulier de la critique nord-américaine, marqué par une volonté de « convergence1 » des concepts hérités du post-structuralisme et des nouveaux outils numériques. Malgré des continuités postulées avec les réflexions théoriques des décennies précédentes, le wreader tel qu’il est d’abord pensé dans ce cadre est en réalité une figure assez inédite dans le champ littéraire : c’est un lecteur dont on souligne qu’il participe à l’écriture du texte à un niveau non plus linguistique ou interprétatif, une idée que l’on rencontrait sous diverses formes dans les théories de la réception, mais bien manipulatoire et technique. Ce lien matériel à l’écriture est ce qui doit conférer aux lecteurs une autorité nouvelle sur le texte : il est réputé marquer une autonomisation vis-à-vis de l’auteur, par un empiétement concret sur ses prérogatives scripturales.
À ce titre, et tant que dure cette première tentative de théorisation de la littérature numérique alors réduite aux hypertextes, le concept connaît une certaine fortune, qui sera néanmoins de courte durée : très attaqué dès la fin des années 1990, il fait l’objet de nombreuses analyses critiques qui soulignent sa pesanteur idéologique, à vocation révolutionnaire, sa technophilie conquérante (Guilet 2013, 152‑57) et l’échec du programme dont il est porteur (Archibald 2009). En effet, lorsqu’on l’examine de plus près, le terme semble avant tout chargé d’un espoir, celui d’une libération du lecteur de l’autorité attribuée à l’auteur, que les déplacements techniques opérés par l’hypertexte ne peuvent accomplir en eux-mêmes. Cet espoir déçu explique qu’en apparence, et par une obsolescence rapide dans laquelle on peut voir le signe d’une inféodation de la théorie à la technique (Lata 2022), le concept s’étiole avec les outils spécifiques d’écriture et de lecture qui l’ont fait naître.
Cependant, en dépit des reproches qui lui ont été adressés, il n’a tout à fait disparu ni du discours critique ni du discours médiatique plus large, resurgissant ponctuellement à travers des reformulations diverses au fil de son application à de nouvelles formes numériques, depuis les œuvres interactives « participatives » jusqu’aux textes amateur autopubliés en ligne. C’est cette résistance inattendue que je voudrais interroger ici. Malgré ses faiblesses conceptuelles, la notion de wreader opérait en effet un déplacement important au sein des théories de la lecture, pour qui le texte se tenait uniquement « dans le langage » (Barthes 1984, 72), en renversant les valeurs linguistiques qui les structuraient au profit d’une compréhension technique du texte. Si cette évolution reconduisait sous un autre jour le dualisme inhérent à ces théories, elle témoignait aussi d’un manque que les concepts bâtis autour de l’hypertexte n’ont pas suffi à combler. Ce manque, c’est celui d’une pensée théorique plus matérielle des gestes de lecture, et en particulier des gestes qui peuvent se rapporter à ce qu’on appelle « écriture », et qui connaissait avec les développements de la textualité numérique des transformations importantes. L’échec des théories de l’hypertexte a peut-être été de ne pas prendre au sérieux jusqu’au bout leur propre programme, en n’interrogeant pas assez l’autorité technique de ces gestes, leur diversité, et la manière dont ils pouvaient entrer en tension avec les attributs (matériels, institutionnels) de l’écriture auctoriale.
Il ne s’agira donc pas ici de réhabiliter un concept qui appartient en réalité plus fermement à l’histoire de la critique numérique qu’à un champ théorique dont les notions peuvent prétendre à une portée plus générale, mais bien d’examiner les restes du wreader, et ce que ces restes ont à nous dire théoriquement, dans une perspective qui dépasse le seul « moment hypertextuel » (Miall 1998) pour analyser plus largement les conditions de production et de diffusion de l’écrit dans le cadre de la lecture numérique. Sur le plan méthodologique, cette déconstruction du concept de wreader se fera à l’aune d’une approche théorique incarnée des phénomènes de réception, qui se nourrit de travaux issus du « tournant matériel » des sciences humaines, au premier rang desquels ceux de Katherine Hayles sur la matérialité signifiante des œuvres littéraires numériques (Hayles 2002). Pour ce faire, je reviendrai dans un premier temps sur la formulation originelle du concept de wreader afin d’en proposer une généalogie critique et de montrer en quoi on peut déceler dans ses ambiguïtés des tensions autoritaires autour de la notion d’écriture, qui sont liées à des glissements de sens par rapport au rôle qu’elle jouait dans les théories de la réception et le post-structuralisme. Puis je proposerai d’identifier trois types de gestes numériques qui ont au fil du temps été associés à la figure du wreader : un geste de composition seconde du texte, qui se dissimule derrière la formulation historique du concept et dont le fonctionnement sera illustré à partir d’exemples d’hypertextes anciens et plus récents ; un geste d’inscription interne au texte auctorial, approché à partir de l’exemple d’œuvres interactives invitant leurs lecteur.ices à saisir du texte au clavier au sein de leur dispositif ; et un geste d’inscription autonome, dans le cadre de l’autopublication en ligne de fanfictions et de textes amateur, où la production textuelle reste associée à la lecture. Ces trois types de gestes ne rendent pas compte de manière systématique du répertoire matériel des lecteur.ices numériques, mais ils renvoient aux configurations où ce répertoire imite ou émule des gestes auctoriaux préexistants2, ce qui justifie qu’ils aient été associés au concept de wreader, qui dit en creux cette hybridation. L’un des objectifs de cet article sera à ce titre d’interroger l’efficace et la portée que l’on peut accorder à cette imitation : là où la théorie du wreader postulait un transfert d’autorité immédiat de l’auteur vers le lecteur, on verra qu’apparaissent en fait différents partages de l’autorité matérielle sur les textes, reconfigurant ces deux rôles.
Généalogie critique du concept de wreader : le nœud de la langue et de la technique
La figure théorique d’un lecteur qui écrit apparaît de façon à peu près simultanée au sein de la critique hypertextuelle sous deux formes proches : celle du wreader, présente dans divers articles dès le début des années 1990 mais dont la paternité est généralement attribuée à George Landow dans « What’s A Critic to Do ? Critical Theory in the Age of Hypertext » (Landow 1994), et celle du reader-as-writer, que l’on rencontre chez Michael Joyce dès 1991 dans « Notes Toward an Unwritten Non-Linear Electronic Text » (Joyce 1991). Samuel Archibald choisit dans Le texte et la technique de traduire l’expression de Joyce par « lecteur-comme-auteur » (Archibald 2009, 59), formule qu’il utilise ensuite pour mener une critique du concept. Si l’on conserve ici volontairement l’anglais afin de marquer l’ancrage du terme dans un contexte culturel et historique particulier, cette décision est intéressante car elle rend immédiatement compte d’une ambiguïté propre à la notion : bien que le wreader ne soit au sens littéral qu’un « lecteur qui écrit », cette activité d’écriture est symboliquement rattachée à un rôle auctorial qui prend un sens spécifique en contexte numérique, où les opérations de lecture et d’écriture reposent sur les mêmes outils (machines informatiques, logiciels). Le glissement est d’ailleurs explicite chez Landow, qui emploie « wreaders » et « reader-authors » comme des synonymes (Landow 1994, 14).
L’écriture immatérielle du Lecteur post-structuraliste
Sur le plan théorique, on peut considérer qu’une telle association est directement héritée des conceptions post-structuralistes qui ont marqué les décennies précédentes et forment un cadre intellectuel dont les études hypertextuelles vont tenter de s’émanciper, mais avec lequel elles continuent de dialoguer. La naissance du concept de wreader est ainsi un exemple typique des phénomènes de réappropriation déformante de la French Theory en contexte nord-américain étudiés par François Cusset (Cusset 2003). Dans « Qu’est-ce qu’un auteur », Foucault voyait dans l’écriture le lieu d’une résistance de la figure auctoriale et de son autorité (Foucault 1994). C’est ce recoupement entre écriture et pouvoir qui a permis qu’apparaisse chez Barthes la notion de « texte scriptible », soit un texte par lequel le lecteur, devenu « producteur » et non plus « consommateur », accéderait à l’écriture, échappant ainsi au « divorce impitoyable que l’institution littéraire maintient entre le fabricant et l’usager du texte, son propriétaire et son client, son auteur et son lecteur » (Barthes 1970, 10). De telles considérations semblent à première vue s’accorder avec les formules employées par Landow, pour qui l’hypertexte « empiète sur le pouvoir de l’auteur (writer), en lui en retirant une portion pour l’attribuer au lecteur 3 ». Cependant ce phénomène d’écho, renforcé par une rhétorique critique qui insiste sur la « convergence » entre les outils nouveaux de la textualité numérique et les concepts tels que le texte scriptible, masque une évolution fondamentale de la pensée hypertextuelle, qui la place en réalité en rupture avec un Barthes ou un Foucault : l’écriture y est devenue une notion partiellement technique.
En effet, l’écriture telle qu’elle est conçue chez la plupart des penseurs du post-structuralisme4 et chez les théoriciens de la réception est avant tout une réalité linguistique dotée d’une certaine abstraction. Foucault l’identifie à un « jeu de signes » (Foucault 1994) et Barthes à une « morale de la forme » (Barthes 1972, 19), au croisement de la langue et du style. Et c’est justement par son idéalité que cette écriture pensée « dans le langage » (Barthes 1984, 72) va s’ouvrir à des appropriations lectorales. Chez Barthes, le lecteur va ainsi « découper » des fragments mentaux, appelés « lexies » dans le texte (Barthes 1970) ; chez Iser, il est supposé en « combler » les « blancs » (Leerstellen) (Iser 1976). Ces opérations sont conçues comme un empiétement sur le territoire théorique de l’auteur, dont l’écriture est considérée comme soit démembrable, soit incomplète. Mais elles modifient le texte uniquement sur un plan abstrait, dans l’espace linguistique sans inscription que ces théories lui assignent : c’est seulement à ce titre que l’on peut considérer que leur Lecteur « écrit ».
Naissance du wreader et déplacements scripturaux : les écueils théoriques d’une écriture flottante
La critique hypertextuelle hérite des valeurs propres à ces théories, mais les transpose dans un contexte tout à fait différent puisque la conception du texte sur laquelle elle s’appuie n’est plus une notion linguistique, mais désigne un objet technique dont la structure serait matériellement modifiable. Dans ce cadre, la notion d’écriture devient particulièrement floue : elle est encore porteuse des valeurs d’autorité et de pouvoir que lui conférait le post-structuralisme, mais désigne avant tout des opérations concrètes menées sur le texte. Les premières formulations du concept jouent ainsi d’une certaine indistinction entre la dimension matérielle et la dimension interprétative de la lecture. On trouve par exemple chez Michael Joyce la définition suivante :
Avec l’hypertexte, vous lisez et écrivez dans un ordre que vous choisissez ; que ce soit parmi les choix que l’écrivain a représentés pour vous, ou par votre découverte de l’organisation topographique (sensorielle) du texte. Vos choix, et non ce qu’a représenté l’auteur, ou la topographie d’origine, déterminent l’état actuel du texte. Vous devenez lecteur-comme-auteur (reader-as-writer).
Hypertext is reading and writing electronically in an order you choose; whether among choices represented for you by the writer, or by your discovery of the topographic (sensual) organization of the text. Your choices, not the author’s representations or the initial topography, constitute the current state of the text. You become the reader-as-writer (Joyce 1991).
Face à une telle déclaration, deux incertitudes théoriques apparaissent. D’abord, « l’état du texte » correspond-il à une réalité mentale produite par la lecture, ou à l’aspect concret de l’objet technique qui est lu ? Si la notion de topographie semble nous orienter vers la seconde option, que désigne alors l’action d’écrire, et en quoi permet-elle de se détacher des « représentations » de l’auteur ? Les choix dont il est question ici renvoient en fait à des choix de navigation : un hypertexte étant lisible de façon non-linéaire, c’est bien l’ordre d’accès aux différents fragments, conditionné par le geste de cliquer sur tel ou tel hyperlien de l’œuvre, que Joyce évoque. Lire-écrire, dans ce contexte, reviendrait donc à la fois à consulter une certaine version du texte et à le manipuler concrètement par des gestes, car un clic sur un hyperlien provoque mécaniquement l’affichage d’une nouvelle portion de l’œuvre à l’écran. Cette dernière dimension était tout à fait absente du cadre de réflexion des théories de la réception, qui privilégiaient les aspects mentaux de la lecture. Cependant, comme le souligne Marie-Laure Ryan, le fait de superposer ainsi les opérations abstraites et concrètes menées face au texte crée un certain flou terminologique qui peut mener à des brouillages conceptuels :
Cette idée réduit l’écriture au fait de faire apparaître des mots à l’écran en seulement quelques clics. […] Appelez-ça « écrire » si cela vous chante, mais si se frayer un chemin à travers le labyrinthe d’un texte interactif est soudainement équivalent à écrire, il faudra inventer un nouveau terme pour désigner le fait de rassembler des mots dans son esprit pour leur conférer un sens particulier.
The idea would reduce writing to summoning words to the screen through an activity as easy as one, two, three, clicks. (...). Call this writing if you want; but if working one’s way through the maze of an interactive text is suddenly called writing, we will need a new word for retrieving words from one’s mind to encode meanings (Ryan 2001, 9).
Derrière la superposition opérée par Joyce se dissimule donc un problème : les effets du passage d’un référent linguistique abstrait (le texte se tenant « dans le langage ») à un référent plus technique (l’hypertexte comme forme informatique) sur ce qui est appelé « écriture » ne sont jamais clairement établis. Si, comme le souligne Samuel Archibald, « [l]es hypertextes font partie d’un ensemble de textes matériellement problématiques qui ont rappelé à la mémoire des théoriciens que l’acte de lecture n’est pas tissé uniquement de compréhension et d’interprétation, mais aussi de manipulation des supports textuels » (Archibald 2009, 129), l’autorité matérielle de l’écriture n’y est pas pleinement interrogée, parce qu’elle est toujours pensée dans des termes qui renvoient à sa compréhension plus abstraite et mentale. Cette confusion est particulièrement visible chez Landow, qui après avoir présenté l’écriture et la lecture comme des opérations très concrètes, des « procédés sériels » qu’une personne peut mener en alternance, met en avant le fait que le lecteur d’hypertextes est proche d’accomplir ces deux activités en même temps, et que cette simultanéité « empiète sur le pouvoir de l’écrivain » :
Aujourd’hui lorsque nous nous intéressons à la lecture et à l’écriture, nous les pensons sans doute comme une série de procédés ou de procédures accomplis en intermittence par la même personne : d’abord on lit, puis on écrit, puis on se remet à lire. Les hypertextes, qui créent un lecteur actif, voire intrusif, poursuivent cette convergence d’activités à un degré supérieur d’achèvement ; mais ainsi elles empiètent sur le pouvoir de l’auteur (writer), en lui en retirant une portion pour l’attribuer au lecteur.
Today when we consider reading and writing, we probably think of them as serial processes or as procedures carried out intermittently by the same person: first one reads, then one writes, and then one reads some more. Hypertext, which creates an active, even intrusive reader, carries this convergence of activities one step closer to completion; but in so doing, it infringes upon the power of the writer, removing some of it and granting it to the reader (Landow 1992, 71).
Or l’un des reproches que l’on peut adresser à la critique hypertextuelle est qu’elle n’a pas suffisamment montré en quoi ce « pouvoir de l’écrivain » valait aussi sur le plan matériel, et comment l’autorité que le post-structuralisme et les théories de la lecture avaient attribué à l’écriture se transposait dans les termes techniques dans lesquels elle entendait raisonner. Alexandra Saemmer remarque ainsi que Landow
ne tient pas compte du caractère prescrit de la plupart des hypertextes : en insérant un hyperlien sur un mot ou une phrase, l’auteur propose au lecteur une trace de son interprétation de la cohérence entre texte initial et texte relié, la plupart du temps sans lui donner la possibilité d’être lui-même agent dans le processus (Saemmer 2015).
Le code et l’affichage : le problème des niveaux d’écriture
Derrière cette critique, c’est un deuxième niveau de confusion qui apparaît dans le rapport du wreader à l’écriture : la critique hypertextuelle tend en effet à superposer l’écriture telle qu’elle se manifeste dans la lecture par le biais de l’affichage, et l’écriture « profonde » de l’hypertexte, celle qui correspond à la « topographie » dont parlait Joyce, à sa structure d’ensemble. Dès lors que l’on tente de déterminer l’autorité matérielle de l’écriture dont il est question dans les réflexions consacrées au wreader, il devient en effet évident que cette écriture est essentiellement pensée au niveau de l’affichage du texte à l’écran. C’est véritablement à ce stade technique que les choix de navigation dans l’hypertexte vont avoir un effet matériel : le texte affiché est directement déterminé par les gestes de lecture, en fonction des liens sur lesquels les lecteur.ices vont cliquer. Dans cette mesure, le lecteur peut être considéré comme « responsable » du texte auquel il accède, encore qu’il ait été souvent souligné que cette responsabilité ne pouvait être qu’illusoire sans visibilité préalable sur la structure d’ensemble (Archibald 2009, 59‑64; Guilet 2013, 152‑57). Cette malléabilité apparente influence fortement la perception de l’hypertexte comme un texte « fluide », mais elle débouche aussi sur des amalgames problématiques entre affichage et inscription numérique :
Les textes électroniques se présentent dans le médium de leur dissolution. Ils sont lus là où ils sont écrits ; ils sont écrits comme ils sont lus. Ainsi ils évoquent et imitent la culture manuscrite.
Electronic texts present themselves in the medium of their dissolution. They are read where they are written; they are written as they are read. In this way they evoke and mimic manuscript culture (Joyce 1995, 177).
Les formulations employées par Michael Joyce appellent un commentaire. L’écran peut en effet être compris, du point de vue des lecteur.ices, comme le support de présentation et de dissolution du texte, mais le mouvement qui est décrit ici est uniquement celui de l’affichage, perpétuellement recalculé et susceptible d’actualisations. C’est là l’une des grandes différences matérielles de la lecture sur écran par rapport à la lecture sur papier. Il ne s’en suit pas pour autant que l’écriture du texte se fasse seulement à ce niveau : l’inscription numérique qui donne lieu à l’affichage se situe pour sa part dans une sous-couche technique qui n’est pas visible en tant que telle pour les lecteur.ices, mais qui va justement déterminer les possibilités d’affichage. Le parallèle qu’établit Joyce avec la culture manuscrite est donc trompeur, et montre qu’il fait s’effondrer l’un sur l’autre les deux niveaux techniques d’existence du texte numérique. Dans la culture manuscrite, en effet, les lecteurs avaient directement accès à l’inscription du texte, et pouvaient y intervenir avec des outils d’inscription similaires ; le wreader, tel que le pense la critique hypertextuelle, n’inscrit rien, ou seulement temporairement : il déclenche l’actualisation de l’affichage, et laissera éventuellement des marques matérielles de son passage via le changement de couleur des hyperliens cliqués, mais ne produira aucune modification concrète visible au-delà du temps de la consultation. À partir d’un constat a priori pertinent (les outils de lecture numérique sont aussi des outils d’écriture) et qui a depuis donné lieu à de riches analyses5, on tire des conclusions matériellement imprécises, qui peuvent s’expliquer par ce que Jay David Bolter et Richard Grusin appellent un désir d’immédiacie (immediacy) (Bolter et Grusin 2000), c’est-à-dire la tendance à ignorer, face à un dispositif médiatique, le fonctionnement technique des interfaces pour considérer ce qui nous est présenté à l’écran comme immédiat. Si la mutabilité de l’affichage est valorisée et permet d’accorder une autorité symbolique à la navigation, cette valorisation implique de passer sous silence l’autorité première inhérente à l’inscription numérique profonde, qui reste largement la prérogative de l’auteur. En voulant autoriser la lecture à partir du fonctionnement technique d’un format textuel précis, la critique hypertextuelle a ainsi négligé les propriétés matérielles de son écriture.
Quel geste d’écriture pour le wreader hypertextuel ? L’autorité matérielle de la composition seconde
Derrière cette faiblesse conceptuelle, on peut choisir de voir une invitation théorique : qu’advient-il du wreader si l’on tente de clarifier la nature du geste d’écriture qui lui est attribué ? Un tel programme, qui s’écarte à la fois du dualisme linguistique propre aux théories de la réception, qui tenaient à distance la manipulation, et du technicisme paradoxal des théories de l’hypertexte, semble mieux à même de rendre compte d’un éventuel répertoire d’écriture propre aux lecteur.ices numériques. Il rappelle d’ailleurs des travaux plus récents menés en sciences de l’information et de la communication, comme la « gestique » de Serge Bouchardon, un ensemble d’outils sémiotiques développés afin d’« analyser le rôle [des] gestes de manipulation dans la construction du sens » (Bouchardon 2011, 37), ou les travaux d’Alexandra Saemmer sur la rhétorique de la réception des textes numériques, qui s’intéressent notamment au « couplage entre le texte et des enchaînements de gestes » [Saemmer (2019), p. 9]6.
Performance et geste de recomposition : refaire après l’auteur
La perspective que je souhaite adopter ici, cependant, est moins nettement sémiotique et plus strictement performative : il s’agit en effet d’étudier l’efficace des gestes d’écriture, leur portée matérielle dans l’environnement numérique par comparaison avec ceux de l’auteur, afin d’interroger les manifestations d’une autorité matérielle sur le texte. Le terme de performance se justifie ici à deux titres : dans son sens le plus théâtral, il questionne la capacité du geste d’écriture lectoral à imiter un geste auctorial auquel on confère une autorité ; dans le sens qu’il a pris dans le champ philosophique, il permet de s’intéresser concrètement à ce que le lecteur « fait » avec ce que le texte « fait de lui », c’est-à-dire à la manière dont l’écriture lectorale se situe matériellement par rapport aux règles du dispositif numérique dans lequel elle prend place (Audet 2020, 14). Sur le plan anthropologique, la notion de geste telle qu’elle est employée ici fait aussi écho aux travaux de Jack Goody sur l’écriture : les gestes d’écriture dont il est question impliquent en effet une double opération mentale et matérielle qui les classe du côté des « technologies intellectuelles » (Goody 1977) et les associe à un certain « ordre graphique » de la lecture numérique, dont les modalités varient selon les caractéristiques concrètes de chaque geste et leur contexte technique d’application.
Comment peut-on, dans cette perspective, préciser la nature du geste d’écriture attribué aux lecteur.ices d’hypertextes, et dont la critique hypertextuelle tentait de faire la promotion ? Examiné dans ses dimensions matérielles, il s’assimile en fait à un geste de composition, voire de recomposition du texte. En effet, dans la mesure où les hypertextes conditionnent l’affichage de leurs unités textuelles à la sélection opérée par les lecteur.ices entre les hyperliens qui les structurent, on peut considérer que le fait de cliquer sur un lien remplit essentiellement une fonction d’assemblage. Cette idée ressort parfois de manière assez littérale dans les hypertextes de fiction qui se développent à l’époque des beaux jours du concept de wreader. Patchwork Girl de Shelley Jackson, l’une des œuvres les plus analysées dans les premières décennies d’existence du genre, réinvestit ainsi la figure du monstre de Frankenstein de Mary Shelley, en associant les différents fragments de l’hypertexte aux parties détachées d’un corps à reconstruire. Dans les premiers à s’afficher, on peut ainsi lire le texte suivant :
Je suis enterrée ici. Vous pouvez me ressusciter mais seulement par petits bouts. Si vous voulez voir l’ensemble, vous allez devoir me recoudre vous-même.
I am buried here. You can resurrect me, but only piecemeal. If you want to see the whole, you will have to sew me together yourself (Jackson 1995).
Puis, après avoir cliqué sur « yourself » :
Ici reposent une Tête, un Tronc, des Bras (Droit et Gauche), et des Jambes (Droite et Gauche), ainsi que divers Organes Disposés de façon appropriée.
Qu’ils Reposent en Pièces.
Here lies a Head, Trunk, Arms (Right and Left), and Legs (Right and Left) as well as divers Organs appropriately Disposed.
May They Rest in Piece (Jackson 1995).
La métaphore organique, qui insiste symboliquement sur le geste lectoral de navigation entre les fragments, est ici particulièrement révélatrice. Elle permet en effet d’éclairer le caractère secondaire de ce geste : s’il me revient de retrouver, en manipulant l’hypertexte, la cohérence de ce corps morcelé, je n’en ai pas créé les morceaux, ni ne peux décider ce qui constitue une tête et ce qui constitue une jambe. Il semblerait donc bien, pour reprendre à contre-courant les termes de Michael Joyce, que « l’état actuel du texte » doive en réalité beaucoup à « ce qu’a représenté l’auteur », dans la mesure où ces représentations déterminent de toute évidence mes choix. Cette réalité de la manipulation des hypertextes explique que, dans des créations plus récentes comme Cactus Blue Motel d’Astrid Dalmady, qui date de 2016, les différentes sessions de lecture soient présentées, sur le modèle du jeu, comme autant de « parties » : l’écran d’accueil de l’œuvre invite ainsi, à la manière d’un jeu vidéo, à « commencer une nouvelle partie » (Dalmady 2016). Comme la métaphore du corps, le rapprochement avec le jeu marque l’autorité du cadre matériel dans lequel le geste d’assemblage prend place : lorsqu’on joue une partie (d’échecs, par exemple), on expérimente différentes configurations matérielles (un certain enchaînement des coups) dans les limites des règles définies pour le jeu. Or dans le cas des hypertextes littéraires, ces règles restent bien la prérogative de l’auteur, qui les définit en concevant le réseau global du texte et les différents liens. Le gain d’autorité postulé par la critique hypertextuelle semble donc contestable. Ressortent en revanche, du côté des lecteur.ices, un lien matériel spécifique à l’organisation de l’affichage, et du côté de l’auteur, une fonction plus marquée d’architecte, une responsabilité sur la structure matérielle du texte qui était déjà présente au sein de formes littéraires imprimées non-linéaires7, mais qui devient en contexte numérique un contrôle du programme informatique de l’œuvre, à rapprocher du concept de « méta-auteur » formulé par Jean-Pierre Balpe (Balpe 1994). La performance de recomposition permise par l’hypertexte repose bien, de ce fait, sur l’imitation en surface d’un geste auctorial qui s’accomplit en réalité à un autre niveau du texte, auquel les lecteur.ices n’ont pas accès.
Écriture et mise en ordre : un modèle rhétorique ?
Si une telle analyse peut sembler évidente à toute personne ayant déjà consulté un hypertexte, elle s’écarte néanmoins substantiellement du traitement que faisaient les créateurs du wreader d’un tel geste. S’il fallait absolument rattacher la figure du wreader à une compréhension précise de l’écriture, c’est sans doute, de manière assez inattendue, vers la rhétorique qu’il faudrait se tourner. En effet, l’art de la rhétorique tel qu’il existe depuis l’Antiquité met en avant, à travers les opérations de compositio et de dispositio, le potentiel créatif de l’ordonnancement du texte le rhéteur arrange bien souvent des matériaux textuels qu’il n’a pas conçus lui-même (Achard 1989). L’apport principal que l’on peut tirer du concept de wreader réside peut-être dans cette tentative de réhabilitation d’une mise en ordre seconde du texte, dans un cadre où les paramètres matériels de consultation des œuvres étaient drastiquement modifiés. Cependant, la comparaison atteint rapidement ses limites : contrairement aux rhéteurs, les lecteur.ices ont rarement, en contexte numérique, une vision d’ensemble sur les hypertextes et leur structure, et le geste de composition seconde reste donc un assemblage fait à tâtons, provisoirement et pour soi seul. Ainsi, c’est finalement l’image d’un wreader enquêteur qui demeure, en écho à l’importante veine policière des hypertextes de fiction : l’arrangement textuel auquel il se livre est un geste de découverte, et non de maîtrise.
Inscription programmée et retour du wreader : les œuvres interactives à saisie de texte
Si l’espoir théorique d’une auctorialisation du lecteur d’hypertexte par le biais de l’écriture se trouve tout à fait relativisé par l’analyse matérielle des gestes qui lui sont associés, cet espoir a survécu au concept de wreader lui-même au point d’être déporté sur des gestes nouveaux. On peut y voir une preuve de l’influence durable des théories post-structuralistes, mais surtout un prolongement du mouvement impulsé par la critique hypertextuelle, qui confrontait ces théories à des formes techniques données. En effet, un tel mouvement était susceptible, dans sa logique même, d’être entretenu par tout autre type d’œuvre numérique sollicitant des gestes associés à l’écriture. Ainsi, dès les années 2000, et alors que les formes littéraires numériques se diversifient, affaiblissant la prédominance de l’hypertexte littéraire, la lecture des œuvres interactives à introduction de texte donne lieu à des analyses qui rappellent par certains aspects les discours consacrés au wreader.
Introduction de données et « texte scriptible »
Cette résurgence est intéressante, dans la mesure où le geste d’écriture identifié est très différent de celui qui était sollicité des lecteur.ices d’hypertextes : il ne s’agit plus de cliquer pour faire apparaître des fragments du texte, mais bien d’utiliser le clavier pour produire diverses inscriptions à l’écran dans le cadre de sa lecture. Dans l’ouvrage collectif Un laboratoire de littératures, publié en 2007, on lit par exemple :
[L]’interactivité d’introduction de données, qui permet au lecteur de taper du texte au clavier et éventuellement à ce texte d’être affiché dynamiquement dans le cours de l’œuvre, peut donner également une nouvelle force et une nouvelle concrétisation à l’expression « texte scriptible » de Roland Barthes (Bouchardon 2007, 220).
Le contexte critique est ici français, et postérieur de plusieurs années à la période de faveur du wreader, mais force est de constater que, si le terme n’est pas directement convoqué, la logique de « concrétisation » des concepts et les références théoriques sollicitées sont similaires. La « scriptibilité » barthésienne est ici rapprochée du geste de saisie de caractères au clavier d’une manière qui déplace la définition de l’écriture lectorale du côté d’une inscription lisible dans l’œuvre, tout en en reconduisant l’autorité symbolique. Les gestes effectués en contexte interactif sont ainsi interprétés comme un facteur de redéfinition des rôles littéraires traditionnels :
De façon générale, les œuvres interactives – notamment narratives – permettent au lecteur d’intervenir à différents niveaux (dispositif de lecture, histoire, structure, narration) : cette interactivité permet de déplacer les fonctions dans le dispositif narratif en jouant sur les frontières entre, d’une part, le lecteur et, d’autre part, l’auteur, le narrateur, le personnage et le narrataire (Bouchardon 2007, 222).
L’un des auteurs numériques cités par l’ouvrage se réclame d’une façon proche de la « fameuse co-écriture dont parle Barthes dans Le Plaisir du texte, et qui est la pierre angulaire de nos pratiques d’e-criture » (Bouchardon 2007, 160), qui se manifesterait dans les œuvres interactives ouvertes à l’inscription. Si le terme est en réalité absent du texte de Barthes (qui y parle plus volontiers d’une érotique du langage), cette reformulation montre que le geste proposé aux lecteur.ices est présentée comme un partage de l’autorité scripturale.
Déprise et la parodie d’inscription lectorale interactive
D’un point de vue matériel et performatif, qu’en est-il cependant de ces gestes d’inscription intégrés par les œuvres numériques ? Cette question semble directement explorée par une création de Serge Bouchardon qui a marqué le paysage numérique français des années 20108, et dont on peut considérer qu’elle clôt la période d’engouement critique pour les œuvres à saisie de texte : Déprise (Bouchardon 2010). Récit mettant en scène le sentiment de perte de contrôle du narrateur sur sa propre vie, Déprise se présente à bien des égards comme une œuvre anti-interactive, comme il existait au xviiie siècle une tradition de romans anti-romanesques. Les gestes concrets exigés des lecteur.ices pour avancer au fil des différents « tableaux » proposés sont ainsi systématiquement vidés de leur portée : soit mon action échoue, soit elle a un effet ressenti comme négligeable. L’œuvre intègre notamment dans son dernier tableau une scène proposant de taper du texte : le narrateur déclare vouloir reprendre sa vie en main, et apparaît alors à l’écran un cadre interne où clignote un curseur de saisie. Cependant, si les caractères que je choisis de taper apparaissent brièvement dans le cadre, ils s’effacent presque immédiatement pour être remplacé par le texte programmé par l’auteur, qui célèbre ironiquement la liberté de choix.
Le geste d’inscription est ici réduit, dans sa portée matérielle, à un simple geste d’activation : le rôle de la touche est visiblement détourné, et passe de l’association attendue à la saisie d’un caractère à une fonction similaire à celle du clic de la souris. À bien des égards, on peut lire l’œuvre comme une parodie des discours célébrant l’autorité du wreader. Déprise fait en effet mine de mettre en scène un partage d’autorité scripturale entre auteur et lecteur : le cadre de saisie, symboliquement découpé au sein de l’espace d’écriture auctorial, serait le nôtre ; et il n’est en réalité que le lieu d’une instrumentalisation de nos gestes d’écriture. En rappelant l’articulation nécessaire entre l’écriture profonde de l’œuvre numérique, son code et sa programmation par l’auteur, et les gestes de lecture qu’elle propose, elle montre que l’efficace matérielle de ces gestes, quand bien même ils impliqueraient une inscription de surface, est toujours sous contrôle auctorial. Les gestes d’inscription programmés sont par définition des gestes embarqués, dans un sens qui renvoie aussi bien au vocabulaire philosophique pascalien qu’au langage technique des interfaces : ils constituent un choix forcé, à la fonction prédéfinie. S’ils imitent matériellement une inscription auctoriale, ils n’en ont pas l’autorité, car ils ne produisent pas le même type de trace.
Les œuvres numériques « tableau blanc » : inscription seconde et performance auctoriale
Déprise constitue ainsi un cas extrême, en représentant parodiquement un refus auctorial de partage scriptural ; mais elle permet d’éclairer plus largement le statut de l’écriture proposée aux lecteur.ices dans d’autres œuvres recourant à la saisie de texte lectoral. Apparaissent en effet à cette période plusieurs œuvres numériques « tableau blanc », dont le fonctionnement repose cette fois prioritairement sur l’enregistrement d’inscriptions lectorales diverses. Update Me -(Tats 2005), du collectif Tats, ou Your World of Text -(Badr 2009), initié par Andrew Badr, se présentent ainsi comme des espaces numériques où l’essentiel du texte affiché est d’origine lectorale. Contrairement au dispositif de Déprise, la délégation de l’inscription de surface se fait de bonne foi, sur le modèle technique du pad, document permettant d’accueillir plusieurs contributions. Les responsables de la création et de la maintenance des deux œuvres semblent donc bien rester en retrait sur ce plan ; mais cela ne signifie pas pour autant que ces inscriptions possèdent les mêmes propriétés matérielles et autoritaires qu’une inscription auctoriale. Dans Update Me, le rappel est clair puisqu’un cadre demeure visible à l’écran, en dehors duquel il est impossible d’intervenir. Le texte d’accueil insiste par ailleurs sur la mise en concurrence et la lutte pour l’espace que constitue le geste d’inscription lectoral : « fais-moi de la place » (make room for me), « insère-toi/prends ta part dans la construction des données » (put yourself in/have your share of data construction).
Cette concurrence, c’est celle qui existe désormais entre tou.tes les lecteur.ices de l’œuvre : que ce soit dans Update Me ou dans Your World of Text, les inscriptions lectorales restent en effet effaçables.
Une telle propriété relève d’un paramétrage auctorial, et permet que les œuvres continuent à fonctionner sans se trouver saturées d’écrits produits par celles et ceux qui m’ont précédée dans la lecture. Elle souligne, à un niveau plus général, que le partage de l’espace d’affichage orchestré par les créateurs de ces œuvres se fait avant tout entre lecteur.ices, et interroge peut-être plus directement les conditions matérielles d’une lecture collective (et donc ce que peuvent mes gestes de lecture à côté ou suite à ceux des autres) qu’il ne donne lieu à un véritable empiétement sur des prérogatives auctoriales. L’écriture, ici, reste seconde : comme on recomposait après l’auteur de l’hypertexte, on inscrit dans le cadre défini par celui de l’œuvre interactive. Mais cette inscription secondaire donne lieu à des performances dont l’efficace, sous contrôle auctorial, peut malgré tout varier : dans Update Me et Your World of Text, aussi fugitive que soit l’inscription lectorale, elle peut toujours être lue par d’autres avant de disparaître. Dans ce cas, la portée du geste d’inscription accentue l’idée d’une performance d’auteur, temporaire et fragile mais néanmoins dotée d’une certaine autorité dans la mesure où elle influence la réception d’autres lecteur.ices. En regard, dès lors qu’il n’assume plus, ou seulement partiellement, la responsabilité des inscriptions de surface de l’œuvre, l’auteur voit son autorité se déplacer vers un contrôle des conditions matérielles d’existence de ces inscriptions : il en devient le conservateur comme le destructeur, selon la manière dont il conçoit l’œuvre.
Le wreader et l’écriture sur plateformes d’autopublication : les visages de l’autorité partielle
L’application du concept de wreader aux œuvres interactives à saisie de texte se heurte, comme c’était déjà le cas pour les hypertextes, à une autorité technique qui reste entre les mains de l’auteur, au point de donner lieu à des commentaires parodiques dans une œuvre comme Déprise. Elle est aussi l’indice d’un glissement théorique qui se prolonge dans ce qui constitue sans doute la dernière incarnation en date du terme : le wreader comme lecteur producteur d’inscriptions numériques autonomes. Une telle évolution peut en partie s’expliquer par la manière dont l’écriture lectorale a été appréhendée au fil du temps : d’abord une recomposition traitée symboliquement comme inscription dans le cadre de la lecture d’hypertextes, puis une inscription seconde traitée comme inscription principale dans le cadre de la lecture d’œuvres interactives invitant à taper du texte. Dans les deux cas, c’est à l’absence d’autonomie de cette écriture que se heurtaient les discours critiques qui voyaient dans le wreader une figure d’autorité. Il n’est donc pas étonnant que le terme ait fini par se déporter vers des situations d’inscriptions concrètes plus indépendantes, dans des cadres techniques d’autopublication numérique. On le trouve ainsi appliqué à des situations diverses d’écriture amateur comme la fanfiction (Thomas 2013), l’écriture sur application collaborative (Klaiber 2014), et plus largement à l’ensemble des « plateformes littéraires en ligne » (Kraxenberger et Lauer 2022), qui englobent les formes précédentes. Un article paru en 2022 et intitulé « Wreading on Online Literature Plateforms » l’emploie de cette façon pour décrire le rôle des utilisateur.ices d’environnements numériques d’autopublication, depuis les réseaux sociaux de diffusion de texte comme Wattpad ou Sweek jusqu’à des archives de fanfictions en ligne comme Fanfiction.net. La définition qui est donnée du concept dans ce cadre mérite que l’on s’y arrête :
Pour désigner la coïncidence de différentes activités littéraires chez une même personne, George Landow a créé le terme wreader dès les années 1990 (cf. Landow, 2006). Cette double fonction d’écriture (littéraire comme de commentaires) et de lecture semble bien s’appliquer aux utilisateur.ices de plateformes littéraires en ligne (OLP) aujourd’hui […].
Referring to a coincidence of different literary activities in one person, George Landow coined the term wreader as early as the 1990s (cf. Landow, 2006). This characterization as both writing (literary as well as commenting) and reading seems suitable to today’s OLP users […] (Kraxenberger et Lauer 2022, 463).
Bien que les travaux de Landow soient convoqués, force est de constater que l’on est bien loin, avec une telle reformulation, des termes dans lesquelles la notion de wreader avait été originellement pensée. L’écriture y est désormais comprise comme une activité d’inscription qui recouvre aussi bien le commentaire que la création littéraire, telle qu’elle est pratiquée sur des plateformes qui permettent à la fois de produire et de diffuser un texte. Le déplacement opéré ici est caractéristique de cette réincarnation particulière du wreader : comme pour les œuvres à saisie de texte, le concept se transforme donc pour s’adapter à un nouvel objet technique ; toutefois, ce n’est plus désormais un type d’œuvre numérique, mais bien une catégorie d’outils de production et de diffusion des textes qui suscite cette résurgence. Un tel changement d’échelle a son importance, car il signale que l’on s’intéresse désormais à une écriture qui se développe hors des frontières matérielles d’une œuvre auctoriale préexistante. On pourrait ainsi croire que la question de son autorité, centrale dans les applications précédentes du concept et dont on a vu qu’elle était au mieux seconde, se trouve réglée par l’accession des lecteur.ices à des moyens de production textuelle : il n’est par exemple plus question, dans « Wreading on Online Literature Plateforms », d’une répartition de l’autorité entre auteur et lecteur.ices, mais bien du cumul des activités d’écriture et de lecture par les wreaders. De manière surprenante, il semble pourtant que, du point de vue de ses conditions matérielles d’existence, l’écriture sur plateforme littéraire numérique ne donne pas vraiment lieu à une redéfinition de l’auctorialité numérique, mais plutôt à une mise en tension avec la figure institutionnelle de l’auteur, dont il convient d’examiner les modalités.
Autonomie technique et auctorialité dégradée : l’institution de la littérature numérique
On peut commencer par souligner que les textes produits sur les plateformes d’écriture en ligne, qu’il s’agisse de sites généralistes comme Wattpad, d’archives de fanfictions ou d’applications d’écriture collaborative comme Ficly, ont longtemps été exclus des frontières même de la littérature numérique du fait de leur faible technicité (Lata 2020 ; Guilet 2021). Comme le rappelle Servanne Monjour, les premières définitions qui se sont imposées dans le champ universitaire et institutionnel associaient en effet la littérarité des formes numériques à un travail du code, devenu lui-même critère d’une auctorialité numérique spécifique (Monjour 2020). C’est sans doute ce qui explique que la démocratisation de l’accès à la publication numérique par le biais de plateformes n’ait pas débouché, sur le plan institutionnel, sur une auctorialisation égale de toutes les productions écrites, mais plutôt sur un déplacement symbolique de l’auctorialité vers des prérogatives techniques dont témoignaient déjà les valeurs qui s’exprimaient dans la critique hypertextuelle9.
On a vu précédemment comment cette écriture du code, en assurant à l’auteur une autorité technologique sur le texte, conduisait souvent à relativiser la portée des gestes d’écriture lectoraux qui pouvaient s’y déployer. Dans le cas des écritures de plateforme, cette autorité ne revient pas aux utilisateur.ices, mais plutôt aux plateformes elles-mêmes, qui fournissent des outils de production et de diffusion qui prédéterminent la forme des textes. Ces outils se déploient dans des interfaces qui évoquent, sous forme simplifiée, celles des logiciels de traitement de texte permettant la saisie et la mise en page directe, parfois agrémentées d’autres médias (comme les images de « couverture » que l’on peut ajouter à son histoire sur Wattpad). Un bouton de publication permet de « poster » le texte en ligne instantanément, la plupart du temps sans validation préalable par les instances de la plateforme de diffusion. Les utilisateur.ices de Wattpad ou de Fanfiction.net ont ainsi un contrôle technique plus réduit sur leurs écrits, et particulièrement sur leur mise en forme, que les auteur.ices d’hypertextes ou d’œuvres interactives des décennies précédentes. C’est particulièrement vrai quand la plateforme est commerciale et cherche à reproduire une certaine charte visuelle, à l’image de Wattpad qui impose une mise en forme assez standardisée aux textes qu’elle diffuse, tout en se réservant le droit de supprimer sans préavis des créations déjà en ligne qui ne correspondraient pas aux conditions générales d’utilisation du site. Les inscriptions produites par les wreaders de plateforme ne peuvent donc prétendre, au sein d’un tel système technique, qu’à une autonomie partielle qui justifie peut-être paradoxalement le recours à ce concept hybride : l’écriture des utilisateur.ices resterait à sa manière une écriture de surface, une écriture de lecteur.ices.
Autorité partielle de l’inscription : écriture fan et écriture collaborative
Cette autonomie technique incomplète de l’écriture se double, sur certains types de plateformes, d’une autorité partielle des utilisateur.ices sur leurs écrits. C’est notamment le cas dans les archives de fanfictions et sur les plateformes d’écriture collaborative. Pratique d’écriture amateur reposant sur la reprise d’éléments issus d’univers fictionnels préexistants, la fanfiction a de longue date donné lieu à des analyses l’associant à la notion de « texte scriptible » (Fiske 1987 ; Hellekson et Busse 2006) : il n’est donc pas étonnant, par un jeu de vases théoriques communicants, que le terme de wreader lui ait été appliqué. Cependant, si les fans peuvent bien faire figure de lecteur.ices qui écrivent, c’est avant tout parce que le geste d’inscription auquel ils se livrent n’a pas une portée pleinement auctoriale. Dès lors qu’elle prolonge des univers sous propriété intellectuelle, l’écriture fan est produite en marge de la légalité, et ne peut prétendre à certains des attributs institutionnels d’une écriture d’auteur, ce qui a un effet sur ses conditions matérielles d’existence (Lata 2016). Elle doit ainsi être diffusée gratuitement, ne pouvant générer de droits d’auteur, et la nature dérivée du texte est souvent marquée jusque dans les catégories d’archivage des textes, qui les font dépendre de l’œuvre qu’ils reprennent.
La signature qu’un.e fan appose sur son texte devient dans ce cadre une contre-signature, généralement faite sous pseudonyme, qui vient visiblement après celle de l’auteur et ne peut revendiquer qu’une autorité seconde sur l’univers, ce que traduisent aussi les débats entourant l’autorité discursive des fanfictions (Besson 2016). Si les fans peuvent donc être perçus comme des wreaders, c’est plutôt au titre de leur statut autoritaire incomplet, qui les ramènent à leur condition de lecteur.ices d’un texte auctorial préexistant.
La situation est un peu différente concernant les utilisateur.ices des plateformes d’écriture collaborative étudiées par Isabell Klaiber. Celle-ci se réclame de la définition du wreader proposée par Landow, en insistant sur la capacité des lecteur.ices des textes produits collectivement à intervenir à tout moment par écrit :
Ce que Landow dit de l’utilisateur.ice dans un « textualité en réseau » est particulièrement vrai des projets d’écriture en ligne sur des plateformes telles que OMM et Protagonize, où la « technologie [des plateformes] transforme les lecteurs-auteurs ou les « wreaders », parce que toute contribution, toute modification dans le réseau créé par un.e lecteur.ice devient rapidement lisible pour les autres lecteur.ices », qui à leur tour peuvent commenter et contribuer (Landow 1994 : 14, cf. 2006 : 234 ; Simanowski 2001).
What Landow says about the user in “networked textuality” is particularly true for online writing projects on platforms such as OMM and Protagonize, where the “technology [of the platforms] transforms reader-authors or ’wreaders’, because any contribution, any change in the web created by one reader, quickly becomes available to the other readers”, who in turn may comment or contribute themselves (Landow 1994: 14, cf. 2006: 234; Simanowski 2001) (Klaiber 2014, 138).
De manière intéressante, Klaiber reprend une analyse qui portait chez Landow sur une possibilité technique propre aux réseaux hypertextuels (le fait de permettre aux utilisateur.ices de créer des hyperliens visibles par tous) que les hypertextes de fiction n’avaient en réalité pas investi, laissant la structure d’ensemble sous contrôle auctorial. On pourrait donc croire que l’objectif est encore de mettre en avant une nouvelle forme technique, la plateforme d’écriture collaborative, pour souligner qu’elle « concrétise » finalement mieux que les hypertextes littéraires ce partage des fonctions lectorales et scripturales. Cependant, ce n’est pas réellement la perspective adoptée : si Klaiber recourt au concept de wreader, c’est aussi pour décrire une situation de partage d’autorité au sein de laquelle chaque utilisateur.ice est amené.e, à partir d’un statut premier de lecteur.ice, à s’approprier l’écriture des autres, avant de soumettre son propre texte à l’appropriation par d’autres co-auteur.ices (Klaiber 2014, 129‑30). Un tel choix signale discrètement une ultime évolution du concept : face à des situations où le geste d’écriture est apparemment autonome et où il n’est plus question de faire la promotion d’un lecteur empiétant sur des prérogatives auctoriales, continuer à parler de wreader est peut-être une manière de faire revenir la lecture dans l’écriture pour en marquer l’autorité partielle ou incomplète. Originellement pensé pour opérer un transfert d’auctorialité vers la figure du lecteur, le terme de wreader, dès lors qu’il est appliqué à des formes techniques moins légitimes ou valorisées, permet ainsi d’identifier et d’étudier des gestes de lecture-écriture existant en dehors des critères d’une auctorialité institutionnelle, qui s’est en priorité construite pour le numérique sur l’écriture du code, ou a minima sur une certaine maîtrise technique des outils informatiques.
Si cette dernière transformation du wreader débouche, de façon quelque peu inattendue, sur un déplacement des valeurs d’auctorialisation de la lecture qui en avaient inspiré la première formulation par la critique hypertextuelle, on n’en conclura pas pour autant que le concept a enfin trouvé, face aux outils numériques d’autopublication, sa véritable fonction. Ce serait donner dans la rhétorique de concrétisation qui l’a affaibli depuis sa création, et oublier qu’un concept théorique n’a nul besoin de se « prouver » par l’intermédiaire d’une forme technique précise. On soulignera plutôt que, comme dans ses incarnations précédentes, le terme invite à considérer l’écriture d’une manière qui fait encore souvent défaut dans les études littéraires : comme un geste détaché de son association symbolique à une autorité et une auctorialité qui ne cesse, au sein du champ numérique, de se reformer, et qui puisse être partie prenante de ce qu’on appelle la lecture.
Conclusion
Au sortir de cette analyse, on espère avoir quelque peu démêlé les espoirs théoriques et les confusions matérielles qui se sont enchevêtrées au fil des décennies à travers les différentes tentatives d’incarnation de la figure problématique du wreader. Il n’est pas certain, pour autant, qu’elle ait fini, sous ses différents masques, de hanter la théorie littéraire. Le concept dit en effet beaucoup des rapports complexes que ce champ entretient avec la technique, et plus largement avec la matérialité de la littérature. Il prolonge aussi, à l’ère du numérique, un programme idéal dont le post-structuralisme avait été porteur, et que l’apparition de nouvelles formes aux propriétés moins familières que celles du livre est venue questionner, mais qu’elle n’a pas réellement renouvelé. Aussi, ce sont peut-être à des remaniements de ce programme que nous invitent en premier lieu les restes (théoriques, critiques, techniques) du wreader. D’abord, comme j’ai essayé de le montrer ici, ses incertitudes matérielles illustrent la nécessité d’appréhender la lecture comme ouvrant aussi à un répertoire de gestes au sein duquel l’écriture peut figurer sous des formes multiples, et donner lieu à des performances qui imitent temporairement, et avec plus ou moins d’ampleur, le rôle auctorial. Cette manière de saisir l’activité lectorale dans sa portée concrète et signifiante permet de s’écarter à la fois d’un traitement linguistique abstrait de la littérature et d’un technicisme limitant, pôles entre lesquels la figure du wreader n’a cessé d’osciller. Elle permet aussi de faire apparaître les conditions d’attribution d’une efficace au geste d’écriture, rendant sensible les recompositions d’une figure auctoriale devenue garante de la structure profonde du texte et de ses règles machiniques face à un « lecteur qui écrit ». Enfin, les transformations du wreader montrent que l’écriture numérique peut aussi être le lieu d’une auctorialisation partielle ou d’une désauctorialisation en marge d’une institution littéraire qui ne se confond pas nécessairement avec la littérature dans toutes ses manifestations concrètes, une réalité dont une pensée théorique de la lecture à l’ère du numérique ne peut faire l’économie.
Bibliographie
C’est notamment le titre d’un ouvrage de George Landow paru en 1992 qui sera très influent (Landow 1992).↩︎
Pour cette raison, on laissera ici de côté les gestes d’annotation numérique, par ailleurs largement étudiés (voir notamment Jahjah (2014)) et de commentaires, qui tiennent certes à la production d’une inscription par les lecteur.ices, mais sont plus directement perçus comme seconds et relevant d’un répertoire de gestes clairement ancrés du côté de la réception.↩︎
« [Hypertext] infringes upon the power of the writer, removing some of it and granting it to the reader », Landow (1992), p. 71. Sauf indication contraire, je traduis toutes les citations originellement en anglais.↩︎
À l’exception notable de Derrida, qui connaîtra de ce fait un traitement spécifique au sein de la culture hypertextuelle. Voir à ce sujet Archibald (2009), p. 97-124.↩︎
De telles approches, il faut le noter, sont beaucoup plus rares dans les études littéraires « traditionnelles », où l’on peut penser que le paradigme linguistique reste dominant.↩︎
Que l’on pense ici, de manière fort classique, aux livres-jeux ou à des livres-objets comme Cent mille milliards de poèmes de Raymond Queneau dans son édition originale. On notera que les gestes d’écriture mis en avant par les différentes versions du concept de wreader ne sont pas toujours propres au numérique ; sur ce support, ils reposent néanmoins sur un fonctionnement technique différent qui en influence l’efficace et la portée.↩︎
Voir l’analyse qu’en fait Astrid Ensslin (2014) ; l’œuvre fait par ailleurs partie du volume 4 de l’anthologie d’œuvres numériques archivées par l’Electronic Literature Organization : https://collection.eliterature.org/4/deprise.↩︎
En témoigne la très faible représentation des textes produits sur des plateformes d’écriture dans les répertoires institutionnels de littérature numérique, comme celui du laboratoire québécois NT2 (en ligne : https://nt2.uqam.ca/, consulté le 10 juin 2024) ou les Collections de l’Electronic Literature Organization (en ligne : https://collection.eliterature.org/, consulté le 10 juin 2024). De manière intéressante, le volume 3 des Collections, publié en 2016, indexe deux œuvres sous le terme « fanfiction », mais elles appartiennent, sur le plan technique, à la catégorie des œuvres générées. Le volume 4 de 2022 archive plusieurs œuvres produites sur des plateformes comme Instagram, le plus souvent présentées comme des explorations critiques de la forme investie ; aucune fanfiction ou texte Wattpad n’est représenté.↩︎