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De la ronéo à l’écran : l’écrivain autoédité et la machine

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Texte

Écrivain, machine, autorité

Interroger les relations entre l’écrivain et la machine aujourd’hui, c’est avant tout se pencher sur les multiples formes que revêt l’auctorialité en ligne, quand le texte est écrit, lu et partagé à l’écran. Mais cette question peut nous inviter aussi à faire quelques pas en arrière, pour explorer la variété des liens qui se sont tissés entre les auteurs et les dispositifs techniques qu’ils ont mobilisés à travers les âges pour donner vie à leur prose et la faire circuler. D’un Mark Twain déçu de sa Remington acquise en 1871, dont il redoutait les « caprices » et les « défauts diaboliques1 », à un Jack Kerouac qui doit la rédaction du rouleau Sur la route à son Underwood Portable en 1951 – au point de faire dire à Truman Capote qu’un tel texte n’est pas « écrit », seulement « tapé2 » –, l’utilisation de machines à écrire a incontestablement modifié le style et même le type d’histoires qu’elle permettait de faire naître. Mais qu’est-ce au juste qu’une machine ?

Si nous ouvrons les pages du Robert – ou que nous en ouvrons la page Internet –, force est de constater la polysémie essentielle d’un tel terme. Le dictionnaire nous rappelle en effet que la « machine » renvoie d’abord, et anciennement, à la notion de « ruse, machination3 », acception que confirme le Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales, qui évoque l’étymologie latine machina pour « invention, machination », ou encore l’utilisation dès 1639 du mot « machine » comme synonyme d’« intrigue, procédé ingénieux4 ». Le deuxième sens relevé par le Robert nous est plus familier : il s’agit de la machine comme « objet fabriqué, généralement complexe, qui transforme l’énergie pour produire un travail (l’appareil et l’outil ne font qu’utiliser l’énergie) ». Il n’empêche que cette polysémie est éminemment parlante, et la surprise éveillée par la disparité entre ces deux acceptions constitue le point de départ de la réflexion que j’aimerais proposer. Si l’objet fabriqué, qu’il s’agisse de machine à écrire ou d’ordinateur, peut être rapproché d’une ruse, d’une machination, alors comment peut-elle permettre aux écrivains de ruser, de déployer ce que Michel de Certeau, dans L’Invention du quotidien, appelle des arts de faire, des pratiques subtiles du détournement ? Mais alors, ruser pour quoi, ou contre quoi ? Dans quelle mesure les auteurs peuvent-ils se servir de leurs machines comme des machinations ?

Outre le monde numérique des écrans, outre même les machines à écrire restées légendaires comme assistantes fécondes ou diaboliques à la création littéraire, un florilège de machines différentes a été utilisé par les auteurs, tant pour faire éclore leur texte que pour le mettre à la disposition du lectorat. Parmi celles-ci, certaines sont moins connues et ont même pu tomber dans l’oubli : du côté du partage et de la circulation des textes, pensons au duplicateur à alcool et au grand succès qu’il connut tout au long de la première moitié du XXe siècle, à la « ronéo » utilisée pour reproduire de nombreuses copies à bas coût jusqu’au années 1970, ou à la photocopieuse qui, après le premier modèle Xeros 914 commercialisé en 1959, entra dans son âge d’or dans les années 1980. Car il semblerait que ces machines textuelles les plus diverses sont susceptibles à la fois de modifier le texte lui-même, mais aussi d’en modifier les conditions même d’existence auprès du public. Que l’outil d’écriture influence l’écriture elle-même, nous le savons bien depuis Nietzsche qui, en 1882, fit l’acquisition d’une boule à écrire – la boule de Hansen, utilisée pour remédier aux maux de tête qu’engendrait chez lui l’écriture manuelle – et découvrit alors que « nos outils d’écriture contribuent à l’élaboration de nos pensées » (Kittler 2018). Comme l’a relevé Friedrich Kittler, la boule à écrire maniée par le philosophe a précipité la mutation de son style vers une écriture automatique alors inédite, au point de le transformer presque lui-même en machine écrivante, en « philosophe mécanisé », dont la substitution de la frappe à la main l’a fait glisser « des arguments aux aphorismes, des pensées aux jeux de mots, de la rhétorique au style télégraphique » (Kittler 2018). Mais si la machine peut opérer un tel changement esthétique, voire philosophique, touchant à la nature du texte qui en résulte, peut-elle aussi initier un bouleversement politique – touchant aux conditions de sa réception et à la position même de l’écrivain dans son écosystème social ?

C’est cette dernière question que les développements qui suivent viseront à examiner et à explorer à travers des exemples. En effet, l’une des ruses que permet peut-être le monde des machines à la disposition de l’écrivain, c’est de s’émanciper des intermédiaires éditoriaux et institutionnels, de maîtriser assez les outils de production et de diffusion pour s’adresser plus directement, s’il le souhaite, à son public. Les machines semblent donc avoir partie liée avec la figure de l’écrivain autoédité. À l’ère numérique, nous le voyons aisément à travers les multiples exemples, parfois érigés en contes de fées, d’auteurs qui ont pu toucher et conquérir un large public sans passer par les éditeurs traditionnels, et parfois même alors que ceux-ci avaient refusé leur manuscrit. On pense à Agnès Martin-Lugand, dont Les Gens heureux lisent et boivent du café rencontra le succès en autoédition sur la plateforme Amazon Kindle Direct Publishing (KDP) en 2012, avant de paraître chez Michel Lafon un an plus tard, ou encore à la romancière E. L. James, outre-Atlantique, qui diffusa Fifty Shades of Grey en autopublication sur son propre site Internet avant d’être éditée en papier par Vintage Books en 2012, pour ne citer que des exemples très célèbres. Mais cette relation rapprochée entre l’usage de la machine et l’affranchissement des instances éditoriales dispose d’une longue histoire qui, loin de se contenter de machines électroniques, investit le bois, les manivelles, le plomb et les trésors de Gutenberg. N’est-ce pas en 1917 que Virginia Woolf, essuyant des refus éditoriaux, décida avec son époux Leonard d’acheter une presse à bras, d’une valeur de dix-neuf livres, pour imprimer artisanalement leurs propres textes – à commencer par Two Stories – ainsi que ceux de leurs amis ? La Hogarth Press, ainsi fondée à Richmond près de Londres, utilise la maîtrise autonome de l’outil technique pour ruser face au système de légitimation en place et lancer une entreprise que l’on pourrait anachroniquement qualifier de do it yourself (« fais-le toi-même5 »). La machine, qui transformait avec Nietzsche le style prosodique et la pensée même, pourrait-elle également bouleverser l’ordre politique de l’autorité face au livre ?

Pour creuser cette question, il peut être utile de faire machine arrière, s’autoriser un court voyage dans le temps pour explorer le nœud entre machine, écrivain et émancipation politique dans la préhistoire du numérique. Si celle-ci a pu traverser de nombreuses péripéties, des manuscrits enluminés de William Blake à l’eau-forte en relief, jusqu’aux livres d’artistes, en passant par les écrivains-éditeurs, je voudrais m’attarder sur un type d’objet-livre spécifique : le fanzine. Le fanzine semble constituer un exemple éloquent de machination machinique au profit d’un surcroît de liberté auctoriale. Arrêtons-nous donc quelques instants pour présenter et analyser ces ovnis textuels avant de s’interroger sur le sens et le devenir de la ruse dans l’autoédition contemporaine.

Fanzines et machines

Qu’est-ce avant tout qu’un fanzine ? Le sens du néologisme, forgé en 1940 par l’auteur américain de science-fiction Louis Chauvenet, nous donne un premier indice. Le mot « fanzine » est une contraction des termes anglophones « fanatic » et « magazine » (Chauvenet 1940), il s’agit donc littéralement en français d’un magazine d’amateurs, d’un magazine de passionnés. Dans le cas des fanzines littéraires, sur lesquels on se penche plus particulièrement, on trouve par exemple aujourd’hui des créations aussi riches que les Editions de la dernière chance – des petits livrets écrits, réalisés et illustrés en sérigraphie par l’autrice française Delphine Buchet depuis 2016, consacrés à ses récits de voyages littéraires sur les traces des écrivains américains qu’elle admire – la Nouvelle Revue Moderne – une revue poétique amateur animée depuis 2002 par Philippe Lemaire autour de textes et de collages surréalistes – ou encore le Balbec Book Club – un projet mené depuis 2018 par la bibliothécaire Soizic Cadio, qui réunit le texte et le textile, et présente des critiques littéraires humoristiques sous la forme de livrets brodés6.

Soit, mais ce faisant et plus concrètement, à quoi ces fanzines ressemblent-ils, et quelle est leur histoire ?

À l’origine, dans les années 1930 qui les ont vues naître aux États-Unis, il s’agissait de petites publications faites avec les moyens du bord (à la main ou tapées à la machine, agrafées, dupliquées grâce à une ronéotypeuse…) par et pour des passionnés de science-fiction, qui publiaient dans ces pages à bas-coût de courtes nouvelles tout en lisant celles de leurs pairs. De telles modestes parutions circulaient surtout de mains en mains, à l’écart des circuits commerciaux, et s’inscrivaient dans une démarche d’autopublication amateur, où les mêmes auteurs s’improvisaient à la fois illustrateurs, éditeurs, relieurs et diffuseurs ; certains d’entre eux y ont d’ailleurs trouvé un tremplin pour passer ensuite à l’édition classique et à la reconnaissance professionnelle, à l’instar de Raymond A. Palmer, créateur du fanzine pionnier The Comet (1930-1933). Si la littérature américaine de science-fiction, dérivée des courriers de lecteurs de pulps et de magazines populaires, a dominé la création fanzinesque jusqu’aux années 1950, celle-ci s’est ensuite considérablement diversifiée sous l’influence de nouvelles cultures alternatives portées par la jeunesse. À partir des années 1960 sont apparus des fanzines d’amateurs de bandes-dessinées – comme Comic Reader (1961-1984), initié comme fanzine puis devenu prozine, c’est-à-dire magazine professionnel – d’autres consacrés au cinéma et en particulier aux genres sous-représentés par la critique, comme le film d’horreur – avec, dans les années 1960, Horrors of the Screen, Castle of Frankenstein, Famous Monsters of Filmland ainsi que de nombreuses autres publications éphémères – et surtout, à la fin de la décennie, les fanzines musicaux. La popularisation du rock’n’roll a en effet entraîné dans son sillage un premier âge d’or des fanzines, dont la philosophie axée sur l’autonomie rejoignait l’engouement de la culture contestataire pour le do it yourself, emblématisé par le Whole Earth Catalog (1968-1972) de Steward Brand, qui faisait de « l’accès aux outils » la pierre angulaire de l’indépendance. On vit alors émerger des fanzines comme Crawdaddy! (1966-1979), d’abord imprimé en quelques exemplaires au miméographe avant de connaître un vaste succès populaire et de devenir une référence sur des artistes comme Bob Dylan. La démocratisation de ces objets se poursuivit dans les années 1970 et 1980, où les fanzines punk – Sniffin’ Glue à Londres à partir de 1976, Un Regard Moderne du collectif Bazooka à Paris de 1974 à 1981 – bénéficiaient d’un accès de plus en plus large à la xérographie. Pendant les décennies qui ont suivi, la pratique du fanzinat a épousé les contours mouvants des contre-cultures, investissant des domaines artistiques et politiques souvent marginalisés par les espaces d’expression légitimes, à l’image du féminisme dans les années 1990 – avec la mouvance des fanzines Riot Grrls – ou des littératures produites en situation carcérale– par exemple Citad’elles depuis 2012, rédigé et réalisé par les femmes détenues à la prison de Rennes. De nos jours, la production fanzinesque couvre des champs aussi variés que le football, le manga, la poésie surréaliste (comme Station Underground d’Emerveillement Littéraire de Lucien Suel dans les années 1990), le polar (à l’instar de Au bord du noir par l’association grenobloise « Projet : Noir » dans les années 2000), l’art brut ou le militantisme politique. Mais alors, à travers cette disparité historique et thématique, qu’est-ce qui peut bien définir en commun ces créations ?

Avec la passion pour moteur, l’inscription dans une culture populaire et les petits tirages dont il fait l’objet, le fanzine est avant tout une forme spécifique d’autoédition. Samuel Étienne le définit comme une production culturelle alternative, c’est-à-dire qu’elle

exprime la volonté d’exister en dehors ou en périphérie du système. Walter Benjamin ([1934] 1982) considère qu’afin de rendre effective la propagande politique, il n’est pas suffisant de reproduire un contenu radical ou révolutionnaire dans une publication : le média lui-même se doit d’exprimer physiquement cette radicalité, il doit être transformé. Transformation vis-à-vis des méthodes de production, vis-à-vis de ce qu’est un producteur de média.

Le média alternatif offre les moyens d’une communication démocratique à des gens habituellement exclus de la production médiatique. Il possède en outre trois caractéristiques essentielles qui le distinguent instantanément du média habituel : il est déprofessionnalisé, décapitalisé et désinstitutionnalisé.

  • Déprofessionnalisé car c’est un média accessible à des gens ordinaires, et dont le fonctionnement, la fabrication, ne sont pas structurés : par exemple, il n’y a pas de séparation franche des fonctions rédactionnelles, éditoriales et de distribution, une même personne pouvant assurer l’ensemble de ces tâches.

  • Décapitalisé car il ne nécessite pas beaucoup d’investissements au départ […]

  • Désinstitutionnalisé enfin, car sa production et sa distribution prennent place hors du circuit traditionnel. Il possède alors un fort potentiel de reflet fidèle de la vie quotidienne, décentralisé, directement démocratique et autogéré (Étienne 2003).

Ce qui caractérise donc le fanzine, c’est, au départ, son positionnement hors de la chaîne du livre et la transformation qu’il propose du rôle de l’auteur – non-professionnel, touche-à-tout, bricoleur et passionné. Mais surtout, et c’est ce qui va nous intéresser ici, il apparaît que ces pratiques d’autoédition sont porteuses d’un questionnement et d’un renouvellement profond touchant aux liens qui unissent l’auteur à la machine, qui assure la fabrication et la diffusion de ses ouvrages. Tentons alors, à présent, d’analyser la triple dimension technique, esthétique et politique de l’autoédition que met en lumière le fanzine, interrogeant ainsi radicalement la figure de l’écrivain dans son rapport à la matérialité du texte.

Technique, esthétique et politique

Technique

Dans les fanzines, la dimension technique de la textualité est absolument essentielle. En suivant le raisonnement de l’historienne américaine Teal Triggs dans son ouvrage Fanzines ! La révolution du DIY, on peut en effet affirmer que :

La forme du fanzine et son mode de production comptent autant l’un que l’autre : ces deux éléments participent de notre compréhension du propos véhiculé. Ils incluent la conception de la mise en page (souvent visuellement « chaotique »), le choix de la typographie (manuscrite, tapée à la machine – une méthode visible dès les premiers fanzines – ou employant des décalcomanies) et les techniques de production (ronéotypés, photocopiés ou imprimés à partir d’un ordinateur) (Triggs 2014).

Plus généralement, les fanzines s’inscrivent dans l’héritage des magazines de bricolage du début du XXe siècle, et surtout d’ouvrages comme le Whole Earth Catalog (1969), revendiquant la maîtrise des outils comme une condition nécessaire à l’émancipation individuelle et collective. L’histoire et la forme même des fanzines épousent d’ailleurs étroitement celles de la bureautique et des innovations qui ont jalonné la chronologie des techniques de reprographie documentaire. Dès ses origines, le fanzinat tire son existence de l’accessibilité de machines de duplication, que les créateurs ont parfois détournées de leur usage professionnel en utilisant sous le manteau celles de leur école ou bureau : « Les années 30, 40 et 50 représentèrent l’âge d’or pour tout fan de science-fiction. Poussés par la popularité de la machine à dupliquer ou miméographe, des centaines (ou peut-être des milliers) de personnes contractèrent le virus et commencèrent à publier leur propre fanzine. » (Mouquet 2014) Outre le miméographe, la trajectoire des fanzines aux XXe et XXIe siècles a suivi la démocratisation de machines comme le ronéotype dans les années 1930 (duplicateur à pochoir utilisant une feuille de papier enduite de cire, utilisé par les premiers fanzines), l’hectographe dans les années 1950 (technique reprographique humide, utilisant une plaque de gélatine comme matrice et une encre à base de mauvéine, réputée pouvoir réaliser cent exemplaires), la xérographie (avec la première photocopieuse lancée aux États-Unis en 1959, Xeros 914, dont le succès dans les années 1970 et 1980 a contribué à l’essor du fanzine pendant cette période), ou encore la machine d’impression sérigraphique, dans les années 2000 et 2010 (technique récemment prisée par les créateurs de fanzines dans un souci croissant du design artistique de l’objet-livre).

Esthétique

Loin d’être étrangères au texte produit, ces diverses machines impriment leur marque à la forme de celui-ci et à son design. Les techniques utilisées pour façonner et reproduire l’ouvrage influencent largement la corporéité du signifiant. Ainsi, de nombreux fanzines des années 1930 portent la couleur et l’odeur caractéristique de la mauvéine, encre utilisée par l’hectographe et le duplicateur à alcool ; tandis que les fanzines des années 1980 incarnent une esthétique photocopieuse qui a joué un rôle décisif dans l’esthétique punk – celle de fanzines comme Sniffin’ Glue, créé par Mark Perry en 1976, pour citer l’un des premiers et des plus célèbres – dont le graphisme s’est vivement inspiré du mouvement dadaïste. Ces traces machiniques exercent une véritable fonction sémantique : les collages en noir et blanc photocopiés à la hâte, signature des fanzines de la fin des années 1970 et de la décennie suivante, les titres écrits à la main ou parfois à partir de lettres découpées dans des journaux, évoquent un sentiment d’urgence et d’immédiateté radicale dans la transmission du message littéraire. L’accès autonome aux machines de production et reproduction par les auteurs eux-mêmes leur a aussi permis d’explorer une grande liberté d’expérimentation graphique et de procéder à une hybridation presque systématique entre le textuel et le visuel, voire le tactile (dans le cas de fanzines comme ceux de Balbec Book Club, celui des Payscaments de Samuel Étienne ou celui de Roger le Chat par exemple7). Dans tous les cas, ces machines de bureautique produisent une littérature dotée d’un grain, d’un relief accidenté, enchevêtré à l’image, une textualité incarnée qui s’oppose au fantasme d’une pure œuvre de l’esprit qui serait parfaitement indépendante de ses conditions d’existence matérielle.

Politique

Cette dimension technique, et son rôle déterminant sur l’esthétique, va de pair avec l’affirmation d’un statut renouvelé de l’auteur au sein de la sphère socio-économique du texte et des rapports de pouvoir qui l’environnent. Pour Stephen Duncombe, qui a écrit un ouvrage fondateur dans l’étude universitaire du fanzinat, l’usage de ces machines, l’esthétique de l’éphémère qu’elles donnent aux œuvres et la précarité qu’elles leur confèrent dans un esprit proche de l’Arte Povera, ce mouvement artistique italien développé dans les années 1960 sous l’égide notamment de Germano Celant qui prône une sobriété et une simplicité dans la création comme dans la diffusion des œuvres, sont en tant que tels un engagement politique. En s’appuyant sur les analyses que propose Walter Benjamin dans « L’auteur comme producteur » (1934), Duncombe affirme ainsi que :

Pour Walter Benjamin, le potentiel progressiste d’une œuvre ne réside pas dans son regard critique sur les rapports de production oppressifs du capitalisme, mais sur la place du créateur et de l’œuvre au sein de ces rapports – y compris ceux de la culture. Si l’on applique l’analyse de Benjamin au cas des fanzines, c’est précisément leur position dans les conditions de production de la culture qui constitue une composante essentielle de leur politique (Duncombe [1997] 2017).

Plus précisément, ajoute-t-il,

Dans un monde culturel de plus en plus professionnalisé, les producteurs de zines sont résolument amateurs. En produisant des objets bon marché en plusieurs exemplaires, ils vont à l’encontre de l’archivage et de l’exposition fétichistes du monde de l’art, et de la course au profit du monde commercial. Et par leur pratique d’érosion des frontières entre producteur et consommateur, ils remettent en question la dichotomie entre créateur actif et spectateur passif qui caractérise notre culture et notre société (Duncombe [1997] 2017).

Il y a donc ce qu’il appelle une « politique de la forme », qui voit s’articuler étroitement une machine de production et reproduction, une esthétique singulière qui en résulte et une prise de position politique de l’auteur dans l’écosystème de la fabrique culturelle. Cette prise de position revient à questionner radicalement la figure de l’écrivain, en faisant de l’autonomie de sa maîtrise technique un geste d’émancipation à l’égard du marché culturel et de ses instances de légitimation, en même temps que la promesse d’un rapport plus horizontal et direct avec le lectorat. Comme Aloys Senefelder en 1796, qui, à défaut d’éditeur acceptant de publier ses pièces, inventa la technique de la lithographie en étant « animé par le désir d’indépendance » et surtout par l’objectif de « pouvoir imprimer [lui]-même les ouvrages qu’[il] composait » (Senefelder 1974), l’écrivain devient, pour reprendre l’expression d’Hélène Martinelli, celui qui « s’imprime soi-même » (Martinelli 2016).

Il nous reste désormais à tirer quelques conclusions de ce bouleversement de la posture auctoriale, quant au devenir numérique des liens entre machine, machination, mais aussi marché.

Machine, machination et marché

On l’a vu : le recours aux machines reprographiques a permis aux écrivains de ruser, en contournant l’institution éditoriale et l’industrie du livre pour produire des œuvres qui leur échappent. Une telle démarche, ouvrant de micro-courts-circuits dans l’écosystème littéraire dans lesquels construire des alternatives, est à rapprocher de la notion de braconnage culturel chez Michel de Certeau8. Du miméographe à la photocopieuse et à la sérigraphie, ces machines ont bien été accaparées comme des stratégies de résistances discrètes par lesquelles les amateurs littéraires ont subverti de l’intérieur le système, au sens foucaldien, à travers un ensemble de pratiques créatives, d’« arts de faire » et de « bricolages » exploitant tactiquement les ressources existantes.

Or il semble que ce sont bien souvent ces mêmes tactiques qui portent les auteurs qui s’autoéditent sur Internet. Les écrivains amateurs depuis les années 2000 explorent des brèches dans l’espace de la Toile : e-zines, webzines, blogs ou threads littéraires sur les réseaux sociaux, pour contourner avec les moyens du bord la validation éditoriale. De ce point de vue, la substitution de l’électronique aux machines de bureautique que l’on a passées en revue semble s’opérer dans un geste de relative continuité. Dès les années 1980, d’ailleurs, nombre d’auteurs de fanzines se sont tournés vers le cyberespace comme un nouvel eldorado, à l’instar de Mike Gunderloy, figure incontournable du fanzinat, qui s’est tourné très tôt vers l’informatique avec l’apprentissage du code et les Bulletin Board Systems, deux activités entre lesquelles il percevait une affinité naturelle. Avec les e-zines qui ont connu une croissance exponentielle jusqu’à la fin des années 1990, successeurs pixellisés des fanzines qui ont précédé de peu les blogs et les webzines, l’ordinateur connecté à Internet devenait une machine permettant comme la photocopieuse ou l’hectographe de ruser avec l’industrie éditoriale, en produisant un message qui, de même, serait facile à diffuser, immédiatement accessible et porteur d’une grande liberté de formats et d’expression. C’est que dans cette première phase de collision entre l’esprit du fanzinat et les technologies numériques, Internet était encore perçu utopiquement dans le sillage de ses pères fondateurs, de ceux qui, comme Steward Brand selon les analyses de Fred Turner (Turner 2012), firent la jonction entre la contre-culture des années 1960, libertaire, contestataire et tournée vers l’autonomisation grâce au do-it-yourself, et les dispositifs machiniques d’« augmentation » de soi9. Teal Triggs, l’autrice du livre Fanzines ! que nous évoquions précédemment, l’affirma d’ailleurs au sujet de l’un des premiers sites d’autoédition dès 2002 : « Lulu, un site web d’autoédition, permet aux auteurs de contrôler directement la conception et la production de leurs ouvrages : on n’est pas loin de l’esprit do-it-yourself des premiers fanzines. » (Triggs 2014)

Toutefois, cette expression même de « site d’autoédition » peut nous interroger. Est-on toujours dans la ruse, dans la tactique auctoriale, si un dispositif externe, doté de ses propres intérêts en tant qu’entreprise privée, joue le rôle d’intermédiaire entre l’auteur et sa propre activité d’autoédition ? Depuis la fin des années 2000, une galaxie de plateformes numériques d’autoédition a commencé à se constituer en marché. Le point de départ a été donné par Amazon, qui a lancé en 2007 Kindle Direct Publishing (KDP), demeuré depuis chef de file de cette industrie naissante avec, en 2016, 60% des parts mondiales de l’autoédition (Paquin 2016). Le secteur continue de connaître une expansion importante, notamment aux États-Unis (iBook Authors, Kobo Writing Labs), mais pas seulement : en France, les années 2010 ont vu naître de nombreuses plateformes qui se qualifient de façon assez oxymorique de « maisons d’autoédition », comme Librinova, Publishroom, Bookelis ou MonBestSeller.com, parmi quelques dizaines d’autres. Ces dispositifs, qui proposent un certain nombre de services gratuits et/ou payants pour aider les auteurs dans les tâches de relecture, mise en forme, édition, illustration, publication, commercialisation et communication autour de leur manuscrit, contribuent à leur tour à questionner en profondeur la posture auctoriale en relation avec les machines connectées. Comme le propose Émilie Paquin dans le rapport sur l’autoédition de l’Union nationale des écrivaines et des écrivains québécois, on voit en effet émerger, ou réémerger, différentes figures d’écrivains sur ces plateformes :

  • L’auteur-entrepreneur, qui utilise l’ensemble des outils à sa disposition pour produire un livre, le commercialiser, en faire la promotion, etc. ;

  • L’auteur indépendant, ou l’auteur militant, qui fait le choix de l’autoédition par refus des structures de diffusion officielles, fortement concentrées et industrialisées dans certains pays, aux États-Unis notamment ;

  • L’auteur hypermédia, qui conçoit son livre à partir d’un ensemble de médias qui forment une œuvre intrinsèquement hybride. (Paquin 2016)

En d’autres termes, la première figure auctoriale pourrait se rapprocher de ce qu’Elizabeth Sutton et Marie-Laure Cahier appellent l’« auteur hybride stratège », dénomination qu’elles utilisent pour qualifier la position de François Bon par exemple (Cahier et Sutton 2016) , là où la deuxième évoque directement l’héritage de l’auteur de fanzines, pour qui l’autonomie technique et l’autoédition sont une prise de position politique, et où la troisième désigne l’ensemble des auteurs qui, à l’instar de Serge Bouchardon, s’engagent dans la littérature nativement numérique10. Cette typologie peut être nuancée par des motivations parfois mêlées, des considérations économiques qui peuvent entrer en jeu dans le choix de l’autoédition (notamment en recourant à Kindle Direct Publishing), et des positionnements parfois hybrides d’auteurs dont une partie des livres est autoéditée et l’autre, publiée sous forme classique. Il existe également de nombreux phénomènes de porosité et de circulation entre l’édition traditionnelle et l’autoédition, en particulier dans le cas de la plateforme Librinova. Tout en permettant aux auteurs qui le souhaitent de publier leurs textes sur son site www.librinova.com, elle offre aussi une passerelle vers le monde éditorial par sa fonction d’agent littéraire (en proposant un titre aux éditeurs à partir d’un certain nombre d’exemplaires vendus), et est réciproquement utilisée comme un banc d’essai par des acteurs éditoriaux qui se servent de la plateforme comme terrain de repérage et de test d’une œuvre au contact d’un public.

Toujours est-il que, par rapport à nos analyses ci-dessus, la relation entre écrivain, machine et machination se trouve donc largement reconfigurée, et surtout diversifiée, à l’âge du Web et, surtout, du Web dominé par les GAFAM. Si le geste d’émancipation auctoriale véhiculé par l’autoédition est désormais paradoxalement capté par un nouveau marché numérique, dont il visait justement à s’extraire par l’autonomie technique, c’est résolument hors du web et des écrans que les fanzineurs entendent à présent ruser avec l’industrie littéraire. Depuis les années 2010, comme l’indique Izabeau Legendre (2023), la scène du zine s’affirme clairement comme étant celle d’objets tangibles, In Real Life, et non URL, en investissant les machines xérographiques, sérigraphiques et risographiques plutôt que l’espace du Web. C’est la plasticité du texte qui semble à présent jouer le rôle de tactique libératrice pour ces écrivains, qui se saisissent de la matérialité des supports et matériaux pour déjouer la standardisation machinique.

Bibliographie

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Cahier, Marie-Laure, et Elizabeth Sutton. 2016. Publier son livre à l’ère numérique. Autoédition, maisons d’édition, solutions hybrides : le guide de l’auteur-entrepreneur. Paris: Eyrolles.
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  1. On trouve notamment ces propos relayés dans l’article de Michael S. Rosenwald, « Mark Twain’s typewriter – “full of defects, devilish ones” – nearly drove him bonkers » (2018, consulté le 2 février 2023).↩︎

  2. On trouve notamment cette remarque de Truman Capote dans l’interview qu’il a donnée à la revue littéraire The Paris Review, printemps-été 1957, et que l’on peut retrouver ici en langue originale (consulté le 21 février 2023).↩︎

  3. Définition de « machine » selon Le Robert en ligne : https://dictionnaire.lerobert.com/definition/machine (consulté le 21 février 2023).↩︎

  4. Définition de « machine » selon le Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales en ligne : https://www.cnrtl.fr/etymologie/machine (consulté le 2 février 2023).↩︎

  5. S’il est difficile de dater avec précision l’apparition de l’expression anglo-saxonne « do it yourself », on estime qu’elle est née au début du XXe siècle avec les magazines de bricolage tels que Popular Mechanics, avant de connaître un très grand succès depuis la fin des années 1960 et le Whole Earth Catalog de Steward Brand (1968-1962).↩︎

  6. Ces trois exemples de fanzines littéraires contemporains peuvent être plus amplement découverts ici : les Editions de la dernière chance, Balbec Book Club et la Nouvelle Revue Moderne.↩︎

  7. Une présentation des Payscaments par leur auteur peut être trouvée ici. Roger le Chat fut un fanzine éphémère de la fin des années 1980 dont l’un des auteurs était Sylvain Chantal. Il avait pour particularité d’être un fanzine-objet qui se présente à chaque numéro sous une forme différente : vinyle, papier-cadeau, boîte de conserve qui ne s’ouvre qu’à l’ouvre-boîte…↩︎

  8. Voir en particulier le tome 1 de L’Invention du quotidien et notamment le chapitre 12, « Lire : un braconnage », qui applique ces analyses à la lecture (Certeau 1990).↩︎

  9. D’après le concept du pionnier de l’informatique, Douglas Engelbart, d’augmentation de l’intelligence humaine, formulé en décembre 1968 avec sa keynote « Mother of all demos ».↩︎

  10. La littérature nativement numérique a été théorisée et pratiquée notamment par Philippe Bootz (2006) et par Serge Bouchardon (2008, consulté le 22 février 2023).↩︎

Mayer Ariane 0009-0004-1089-659X
Mouton-Rovira Estelle 0000-0002-6634-328X
Del Lungo Andrea 0000-0001-7067-106X
Wormser Gérard 0000-0002-6651-1650
De la ronéo à l’écran : l’écrivain autoédité et la machine
Ariane Mayer
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2024/12/20 L’écrivain et la machine. Figures auctoriales à l’ère du numérique
Bien avant l’heure des écrans, l’écrivain et la machine se rencontraient déjà autour d’objets comme la machine à écrire, ou plus tard, la ronéotypeuse et la photocopieuse. Dans cet article, on prend le parti de faire machine arrière pour explorer la manière dont les écrivains aspirant à l’indépendance éditoriale, tout au long du XXᵉ siècle, ont utilisé les machines de la bureautique pour publier et diffuser eux-mêmes leurs propres ouvrages. On s’arrête en particulier sur le cas du fanzine, forme incontournable de l’autoédition, pour analyser les manières dont les auteurs se sont emparés des machines à leur disposition pour ruser avec les instances traditionnelles de l’autorité et de la légitimation littéraires. Dans un dernier temps de la réflexion, on s’interroge sur les liens complexes que nouent ces pratiques « papier » avec les renouvellements numériques de l’autoédition.
Long before the age of screens, the writer and the machine already met around objects like the typewriter, or, later, the mimeograph and the photocopier. In this article, we try to go back in time to explore the way in which the writers aspiring to editorial independence, throughout the 20th century, used officework equipment in order to publish and distribute their own works themselves. We focus in particular on the case of the fanzine, an essential form of self-publishing, to analyze the ways in which authors have seized machines to trick the traditional operators of literary authority and legitimization. In the last part of this reflection, we question the complex links between these “paper” practices and the digital renewals of self-publishing. 
Autoédition http://data.bnf.fr/ark:/12148/cb16129868k
Fanzines http://data.bnf.fr/ark:/12148/cb119475838
Photocopie http://data.bnf.fr/ark:/12148/cb11983436b
Photocopieurs http://data.bnf.fr/ark:/12148/cb120021602
Olympia (machine à écrire) http://data.bnf.fr/ark:/12148/cb12325440x
autoédition, fanzine, plateforme d’autoédition, photocopieuse, machine à écrire, ronéotypeuse, miméographe, autopublication, détournement
self-publishing, fanzine, self-publishing platform, photocopier, typewriter, Roneo machine, mimeograph, self-editing, subversion