« On va te diviser en pixels1 »
« That’s it Mark, I’m moving to the metaverse.2 »
« Uploaded to the cloud… Sounds like heaven!3 »
Dans un ouvrage publié en 1988, le roboticien et auteur post-humaniste Hans Moravec annonce que le développement de machines toujours plus intelligentes débouchera sur un avenir « post-biologique », voire « surnaturel4 », un monde dans lequel notre « progéniture artificielle5 » sera en mesure de poursuivre notre évolution culturelle à notre place. Les humains, explique-t-il, pourront néanmoins « profiter pleinement de ce monde magique à venir6 », car il sera possible de « libérer l’esprit de son cerveau7 » : prenant l’ordinateur pour modèle, il considère que l’esprit humain pourrait, grâce à des technologies adaptées, être transféré sans dommage sur un support artificiel, tout comme l’on peut transférer d’un ordinateur à l’autre, sous forme de données et de programmes, un calcul (c’est-à-dire, selon Moravec, « ce que l’on peut raisonnablement appeler le processus de pensée d’un ordinateur8 ») commencé sur une machine. Moravec envisage plusieurs techniques de transfert, telles que l’opération à crâne ouvert ou l’installation de câbles reliant le corps calleux à un ordinateur (Moravec 1988, 109‑12). Comme tout programme informatique, l’esprit humain ainsi numérisé pourrait être copié et sauvegardé : dans ces conditions, la « mort permanente » deviendrait « hautement improbable9 ».
Cinq ans plus tard, dans « Souls in Silicon », un texte co-écrit avec l’auteur de science-fiction Frederik Pohl et publié dans le magazine Omni, Moravec développe un scénario de « transplantation d’esprit » (« mind transplant ») qu’il situe d’ici vingt à cinquante ans (entre 2013 et 2043) (Moravec et Pohl 2001, 49‑50). Suivant un procédé déjà utilisé dans Mind Children, les auteurs s’adressent directement aux lecteurs et aux lectrices – on notera toutefois qu’ici, c’est exclusivement le genre masculin qui est attribué à la personne qui lit par cette narration à la deuxième personne : « you » est un homme d’affaires hétérosexuel père de famille, atteignant 90 ans. Moravec et Pohl « lui » demandent d’imaginer une situation dans laquelle un médecin, après lui avoir diagnostiqué une maladie fatale, lui présente une alternative à la mort certaine qui l’attend d’ici six mois : « continuer à vivre dans une machine10. » Les auteurs détaillent le déroulement de l’opération du cerveau et les préparatifs, impliquant le port d’un ordinateur-casque – qui le fait ressembler à Dark Vador – pendant plusieurs mois. Puis Pohl et Moravec dressent un tableau optimiste et enthousiaste de la vie après le trépas biologique, une fois mort le « wetware » qu’abritait le crâne (Moravec et Pohl 2001, 54). Contrairement aux êtres « de viande » (« your meat friends »), les personnes « stockées dans des machines » (« machine-stored ») (Moravec et Pohl 2001, 57) jouissent non seulement de l’immortalité, mais aussi de capacités intellectuelles spectaculairement augmentées, d’une capacité d’exécution des tâches accélérée et de compétences professionnelles bien meilleures, ce qui leur laisse beaucoup de temps libre (d’autant qu’elles n’ont plus besoin de dormir) pour voyager dans des mondes virtuels, construits grâce aux mêmes techniques, encore plus avancées dans le futur décrit ici, que les images et effets spéciaux générés par ordinateur pour les films d’aujourd’hui (Moravec et Pohl 2001, 58) : elles pourront à leur guise « boire une simulation de Campari sur des Champs-Élysées de synthèse11 », ou encore partir à l’aventure dans des univers imaginaires inspirés de la science-fiction ou de la fantasy. Vantant les avantages du sexe virtuel, les auteurs prennent en outre soin de rassurer l’homme auquel le texte s’adresse sur « la question qui [le] préoccupe vraiment12 ».
À bien des égards, ce récit ne présente pas tant un scénario de science-fiction devenu réalité d’ici quelques décennies qu’une réalité devenue fiction pour des esprits « dépouillés de cette enveloppe mortelle13 ». Habitant le monde artificiel du cinéma, ces êtres numériques communiquent avec leurs proches encore biologiquement en vie par le biais d’un écran de télévision présentant l’image de leur apparence corporelle, recréée par leurs soins, quitte à en corriger quelques imperfections (Moravec et Pohl 2001, 55). Dans ce texte, ces immortels sont passés de la vie à l’écran. Ni personnages de fiction, ni captations filmiques, que ce soit en direct ou dans le passé, de personnes incarnées, ces avatars numériques d’êtres humains trépassés, évoluant de façon autonome dans un au-delà généré par ordinateur, ont de quoi interroger non seulement sur la frontière entre la vie et la mort, les rapports entre le corps et l’esprit, ou encore la nature de la conscience, mais aussi sur notre relation aux écrans et aux mondes virtuels, que ce soit le « metaverse » accessible grâce aux casques de réalité virtuelle ou les univers fictionnels créés par les récits que nous consommons sur toutes sortes de supports.
Si le téléchargement de conscience (désigné en anglais par une variété de vocables depuis l’utilisation des termes transfer of human mind to machine, mind transplant et transmigration par Moravec (1988, 110, 121, 108) : downloading human consciousness into a computer, mind uploading, uploading, whole brain emulation, mindcloning) (Hayles 1999; Bostrom 2014; Bostrom et Sandberg 2008; Rothblatt 2014) demeure aujourd’hui techniquement irréalisable, il constitue un centre d’intérêt puissant au sein du mouvement transhumaniste et même « le rêve ultime de beaucoup de transhumanistes » (Häggström 2021, 3), qui rejoignent Moravec dans sa description utopique des possibles ouverts par une telle technologie14. Ainsi « The Transhumanist FAQ » contient, dans sa dernière version en date, disponible sur le site de Humanity + (organisation également connue sous le nom de World Transhumanist Association), une section intitulée « What is uploading? », et pas moins de 52 mentions de « upload » sur l’intégralité de la page, majoritairement sous la forme uploading, désignant la technologie, ou upload(s), le nom faisant référence à l’ « esprit » (mind) ou « intellect » ainsi transféré sur un ordinateur. Dans ce texte écrit collaborativement par des auteur·ice·s transhumanistes, les visions enchantées que présentait Moravec d’une existence sous forme numérique dans un monde virtuel résonnent encore, trente ans après leur première publication, jusque dans l’évocation du sexe virtuel :
Mais l’expérience d’une personne téléchargée pourrait, en principe, être identique à l’expérience d’un humain biologique. Une personne téléchargée pourrait avoir un corps virtuel (simulé) qui lui procurerait les mêmes sensations et présenterait les mêmes possibilités d’interactions qu’un corps non-simulé. Les technologies de réalité virtuelle avancée permettraient aux personnes téléchargées d’apprécier le goût de la nourriture et des boissons et le sexe virtuel pourrait aussi glorieusement bordélique que l’on souhaite. Et les personnes téléchargées ne devraient pas se confiner à la réalité virtuelle : elles pourraient interagir avec les personnes extérieures voire louer des corps robotiques afin de travailler ou d’explorer la réalité physique [Bostrom (2014)]15.
En outre, dans la mesure où « le transhumanisme prend très au sérieux l’objectif de rallonger la durée de notre vie non pas simplement de quelques années ni même de quelques décennies, mais indéfiniment16 », l’abolition du vieillissement et la quasi-immortalité permises par cette technologie sont considérées comme des avantages importants dans le discours transhumaniste sur le téléchargement de l’esprit. Parmi les plus optimistes, Martine Rothblatt, figure influente du transhumanisme (Herrick 2017, 76‑78), est la fondatrice du « Mouvement Terasem », une « transreligion pour l’ère technologique » promouvant entre autres le credo selon lequel « La mort est optionnelle »17. Selon son fils Gabriel, lui-même « pasteur » de Terasem, l’idée d’une vie heureuse après la mort pourrait devenir réalité grâce à des avancées technologiques qui permettraient de « transférer la conscience d’une personne sur un disque dur » et de la replacer ensuite « dans des conditions quasi-utopiques »: « Le paradis pourrait être un monde de réalité virtuelle hébergé sur un serveur quelque part18. »
Il existe donc une profusion de discussions sur le sujet du téléchargement de l’esprit, que ce soit par des auteur·ice·s post- ou transhumanistes, ou par des auteur·ice·s portant un regard critique sur « le rêve posthumaniste de l’immortalité sous la forme d’un programme informatique19 ». Certains textes portent sur la faisabilité d’un tel projet, et sous quelle échéance ; d’autres sont des discussions philosophiques, en particulier sur la préservation de la conscience lors d’un tel processus ; d’autres encore poursuivent l’exploration des possibilités offertes par cette technologie si elle devenait réalité20. En outre, comme le fait remarquer O. Krüger, « les idées du posthumanisme technologique et du transhumanisme ont à présent fait leur chemin jusque dans la littérature, l’art, le cinéma, la télévision et le journalisme21 ». Cependant, la plupart des œuvres de fiction « désenchantent » ces technologies du futur et rejettent les visions utopiques post-humanistes de l’« immortalité virtuelle » (Krüger 2021, 242‑44). Par exemple, l’idée d’une vie dans la réalité virtuelle d’une simulation est bien sûr au cœur de la franchise The Matrix (dont le premier film, écrit et réalisé par les Wachowski, est sorti en 1999), dans laquelle les humains asservis par des machines sont placés dans un état végétatif et ne vivent que virtuellement à l’intérieur de la Matrice. Le film espagnol Abre los Ojos (réal. Alejandro Amenábar, 1997) et son remake américain Vanilla Sky (réal. Cameron Crowe, 2001) sont aussi des exemples connus d’une existence virtuelle (le héros s’avère cryogénisé) qui tourne au cauchemar. O. Krüger cite également, parmi d’autres, Tron (réal. Steven Lisberger, 1982), dans lequel le héros est numérisé et emprisonné dans un monde virtuel (une suite est sortie en 2010 : Tron: Legacy, réal. Joseph Kosinski), ou encore Transcendence (réal. Wally Pfister, 2014), qui imagine le téléchargement de la conscience d’un scientifique sur un ordinateur : il demande alors « plus de pouvoir » (« You need to get me on line, I need more power »). Son impact sur le monde apparaît à la fois incroyable et dangereux « Une IA est comme n’importe quelle autre intelligence, elle a ses besoins, elle va commencer à évoluer, à influencer, peut-être le monde entier, partout »22 prévient une voix-off dans la bande-annonce. S’appuyant sur des conventions différentes des écrits post-humanistes qui se veulent avant tout « fondés entièrement sur les résultats d’extrapolations scientifiques23 », ces récits de fiction explorent des problématiques largement absentes des discours utopiques post-humanistes (Krüger 2021, 244; Hayles 1999, 21), tels que le « mal-être existentiel » des personnes stockées dans des machines, ou les « risques sociaux, philosophiques, économiques, et politiques » que ferait courir l’utilisation répandue de telles technologies24.
Le présent article se penche sur trois séries télévisées récentes qui s’emparent elles aussi des visions post et transhumanistes de l’immortalité grâce au téléchargement d’esprit : tout d’abord l’épisode de Black Mirror (Channel 4, 2011-2014 ; Netflix, 2016) intitulé « San Junipero », qui fera l’objet des analyses les plus détaillées, puis Years and Years (BBC-HBO, 2019) et Upload (Amazon Prime, 202025), qui, dans un deuxième temps, offriront des points de comparaison. Comme on le verra, ces trois œuvres exploitent les potentialités réflexives, pour des fictions audio-visuelles consommées sur des écrans, du concept d’existence numérique post-mortem tel qu’il émerge des textes de vulgarisation scientifique comme ceux de Moravec cités plus haut. La mise en scène de ces technologies est en effet susceptible d’attirer l’attention sur le statut de simulation de ces séries et sur le « charme » exercé par leurs propres images26. Cependant, si l’un des effets de la réflexivité dans une œuvre de fiction peut être le « désenchantement27 » et la mise à distance débouchant sur un regard critique, il est frappant de constater que ces séries, malgré leur important degré de réflexivité – ou peut-être finalement parfois grâce à lui ? –, s’abstiennent de radicalement transformer en dystopie l’utopie post-humaniste de l’immortalité numérique. À des degrés divers, on peut même dire qu’elles ré-enchantent dans une certaine mesure et, surtout, à leur manière, ces technologies.
Les paragraphes qui suivent se concentrent sur la notion de réflexivité au cinéma et dans les séries télévisées afin de permettre aux trois études de séries d’observer comment s’articulent leur réflexivité et leur réappropriation des discours post-humanistes sur l’immortalité digitale.
Réflexivité et séries
Robert Stam (2000, 148) définit la réflexivité comme « une technique par laquelle l’art révèle les principes de sa propre construction28 ». La réflexivité filmique, plus spécifiquement, est à l’œuvre lorsque les films « mettent en avant le processus de leur propre production, le fait qu’ils sont l’œuvre d’un·e auteur·ice, leur mode opératoire textuel, leurs influences intertextuelles ou leur réception29 ». Au cinéma, les formes de réflexivité et leurs effets ont varié selon les époques, les genres, et à l’intérieur de l’œuvre d’un même cinéaste. Les films des « Nouvelles vagues » européennes des années 1960 et 1970, se réclamant des principes de Brecht, se présentaient eux-mêmes comme des objets construits, en mettant par exemple en scène la caméra ou le processus de création (Elsaesser et Hagener 2010, 72‑75). Comme le font remarquer Elsaesser et Hagener(Elsaesser et Hagener 2010, 56), « l’immersion dans la fiction sembla soudain devenir impossible30 ». L’objectif est alors ouvertement politique : il s’agit de dénoncer la transparence du récit filmique hollywoodien « dominant », accusé d’aliéner le public et d’encourager les spectateurs à la passivité. À un moment où la télévision devient un rival sérieux, ce cinéma européen manifeste à travers ses mises en abyme des doutes sur ses propres conditions d’existence et ses propres raisons d’être (Elsaesser et Hagener 2010, 74). À partir des années 1980, toutefois, la portée critique et même révolutionnaire de la réflexivité filmique s’efface pour laisser place à une réflexivité post-moderne omniprésente mais dont le potentiel subversif s’est atténué31. À « l’ère des simulacres et de la simulation », où « l’illusion n’est plus possible, parce que le réel n’est plus possible » (Baudrillard 1981, 17, 36), la signification politique autrefois endossée par la réflexivité filmique perd de sa pertinence et devient obsolète. Stam voit dans la réflexivité « effrénée » de certains films comme Pulp Fiction et programmes télévisés comme Beavis and Butthead la manifestation d’une « ironie galopante qui considère toute prise de position politique avec un dégoût teinté d’ennui32 ». Selon lui, « plutôt que de créer des effets de distanciation (alienation effects), la télévision se contente souvent d’aliéner (alienates)33 ». En outre, la multiplication des écrans dans le monde des spectateurs, surtout depuis l’avènement du smartphone, tend à banaliser voire annuler certaines formes de réflexivité comme la mise en abyme de l’écran dans l’écran ou du filmage dans le film : l’écran omniprésent est un objet qui donne du réalisme au monde diégétique et rend l’illusion filmique plus convaincante au lieu de mettre en avant le caractère lui-même écranique de la fiction audio-visuelle présentée.
Cependant, dans ce contexte d’un épuisement du sens de la réflexivité filmique, l’émergence de récits télévisuels complexes dans les années 1990 s’accompagne d’une réflexivité spécifique, formalisée notamment par Jason Mittell à la suite de remarques de Jeffrey Sconce34 : une « réflexivité opérationnelle » (operational reflexivity) (Mittell 2006, 35). Ces séries procurent en effet à leur public le plaisir de « démêler les opérations de [leur] mécanique narrative35 » :
This is not the reflexive self-awareness of Tex Avery cartoons acknowledging their own construction or the technique of some modernist art films asking us to view their constructedness from an emotional distance; operational reflexivity invites us to care about the storyworld while simultaneously appreciating its construction (Mittell 2006, 35).
Comme le note Jeffrey Sconce, même dans des épisodes qu’on pourrait qualifier d’expérimentaux, la réflexivité « ne force pas les spectateurs à adopter une forme de distanciation brechtienne (même modérée)36 ». Plutôt qu’à une déconstruction de l’artificialité du médium, elle travaille à l’émerveillement des spectateur·ice·s devant des « effets spéciaux » qui, dans les séries des années 2000 commentées par Mittell et Sconce, sont narratifs plus que visuels. Mittell compare ainsi l’effet de certains retournements (twists) narratifs à celui de scènes particulièrement spectaculaires dans le cinéma de divertissement appelé « néo-baroque » par Angela Ndalianis (Mittell 2006, 35; Ndalianis 2004), qui forcent momentanément le public à se détacher du film pour admirer les prouesses techniques arborées par l’image. Cette réflexivité non-brechtienne, qui renvoie plutôt aux débuts du cinéma et à l’exhibitionnisme de ce que Gunning appelle « the cinema of attractions » (Mittell 2006, 35; Gunning 1994, 41), ne va pourtant pas de pair avec une incitation à la consommation passive : au contraire, ces séries, en activant un plaisir double, à la fois par l’histoire racontée et par la manière dont elle est racontée, « transforment de nombreux spectateurs en narratologues amateurs37 », activement impliqués dans l’analyse de la complexité narrative du récit, tout en demeurant émotionnellement investis dans l’histoire des personnages et le monde construit par la fiction.
Cette forme de réflexivité télévisuelle est donc à la fois « exhibitionniste » et « contenue ». Elle est exhibitionniste au sens où la série cherche à susciter l’admiration pour la construction de l’objet télévisuel qu’elle constitue, plutôt qu’un regard critique sur le danger de l’image filmique « hypnotisante ». Les séries ne semblent pas en proie à une « crise » de la représentation qui les pousserait à se remettre en question à la manière du « cinéma de crise » des années 1960 et 1970(Elsaesser et Hagener 2010). On pourrait aussi parler à cet égard de réflexivité décomplexée. Du point de vue de la réception, c’est une source de plaisir : nous savons que les images nous manipulent mais nous prenons du plaisir à élucider la manière dont la tromperie est mise en œuvre38. Mais la réflexivité de ces séries est aussi « contenue », circonscrite, au sens où elle ne met jamais en danger la capacité du monde diégétique à susciter l’adhésion des spectateur·ice·s. Le plaisir de l’histoire pour elle-même n’est jamais amoindri par les instants de révélation de certains secrets de fabrication.
Depuis l’article de Mittell en 2006, les évolutions technologiques du média appelé « télévision » invitent à reconsidérer l’objet susceptible de donner à voir les « principes de sa propre construction ». Les séries « télévisées » se regardent désormais sur une variété d’écrans de diverses tailles ; bon nombre d’entre elles (c’est le cas de Upload et de la saison 3 de Black Mirror) sont mises en ligne via des plateformes de streaming comme Netflix, Amazon Prime Video ou Disney+, utilisant des technologies de diffusion entièrement indépendantes du poste de télévision. En outre, se prévaloir d’une esthétique cinématographique est pour ces œuvres une qualité recherchée et admirée, une telle esthétique impliquant parfois (en particulier dans les genres de la fantasy et de la science-fiction) le recours à des effets spéciaux générés par ordinateur. Les fictions sérielles audio-visuelles se situent donc de manière encore accrue aujourd’hui au carrefour de plusieurs médias : elles héritent de traditions télévisuelles (par exemple le principe de la division en épisodes), empruntent au cinéma (des traits esthétiques mais aussi parfois des acteurs et des actrices) et s’appuient sur des technologies numériques à la fois dans leur (post-) production et dans leur réception39.
En analysant trois séries diffusées ces sept dernières années, il s’agira donc aussi de se demander si les formes de réflexivité qu’elles déploient s’inscrivent dans le modèle de la « réflexivité opérationnelle » et d’en cerner les enjeux, en particulier en lien avec la vision des technologies qui se dessine dans ces trois œuvres de fiction : la réflexivité contribue-t-elle, par la manière dont elle est mise en place ou par ses effets, à la construction du discours de la série sur la technologie ? La réflexivité peut-elle ouvrir sur une réflexion portant sur la technologie et ses usages ? Black Mirror, avec un tel titre et ses implications, et notamment avec l’épisode « San Junipero », est la série qui offre le terrain le plus riche à ces questionnements.
Vertiges ontologiques dans Black Mirror
Dans les trois séries, les technologies imaginaires du téléchargement de la conscience et de l’au-delà numérique offrent des occasions de jouer sur le statut ontologique des images données à voir. Ces séries aménagent des moments de révélation et de surprise dévoilant aux spectateur·ice·s qu’iels ont été manipulé·e·s et les invitant à un changement radical de perspective sur le plan ou la succession de plans présentés jusqu’alors. Le plaisir procuré par la série se trouve alors dédoublé, une même séquence se prêtant à une lecture innocente, puis à une lecture informée, le principe de répétition constitutif de la série se déployant alors non pas d’un épisode à l’autre mais au sein même de l’épisode. « San Junipero » est certainement celui qui réserve la surprise la plus saisissante : l’épisode repose dans sa narration sur un basculement ontologique invitant à un re-visionnage qui est aussi révision de ce que nous avions pris pour acquis à propos des images qui avaient jusqu’alors défilé sous nos yeux, un retournement typique du « spectacle narratif » identifié par Mittell(Mittell 2006, 36) dans certaines séries télévisées.
Pendant la première demi-heure de cet épisode d’une heure, San Junipero est présenté comme le monde réel diégétique. Après le titre de la série, puis celui de l’épisode, le premier plan est celui d’un élément naturel, des vagues se brisant doucement sur une plage plongée dans la nuit, avant qu’un fondu-enchaîné laisse place à un plan plus large révélant une ville littorale qui scintille au loin dans le paysage nocturne, et que le titre de l’épisode nous invite à identifier sans peine comme San Junipero. Les premiers plans de la ville elle-même sont quant à eux saturés d’indications temporelles : un lent travelling dévoile l’affiche du film The Lost Boys40, l’autoradio de la voiture qui entre dans le plan diffuse un tube de 1987, identifié et daté par le présentateur, la tête de Max Headroom est démultipliée sur les écrans de la vitrine d’un magasin de télévisions41. Le début de l’épisode semble donc présenter de manière tout à fait explicite et familière les repères spatiaux et temporels permettant de poser la diégèse de l’épisode. À ce stade, on peut s’attendre à une fiction historique, un period drama se déroulant dans les années 1980, et cela est déjà en soi un peu déroutant dans le contexte de la série tout entière, puisque les différentes histoires racontées dans Black Mirror se situent en général dans un futur proche42. À mesure que progresse l’intrigue amoureuse qui suit la relation entre Yorkie (Mackenzie Davis) et Kelly (Gugu Mbatha-Raw) et que s’égrainent les ellipses et les intertitres signalant « One Week Later », l’impression de familiarité s’estompe peu à peu. Pourquoi ces personnages semblent-ils, comme Cendrillon, surveiller le temps qu’il leur reste avant minuit ? Que fait Yorkie dans cette ville et au Tucker’s, cette boîte de nuit où elle est manifestement isolée et mal à l’aise ? Où est son fiancé Greg ? Comment se fait-il que Kelly, qui semble ne pas avoir beaucoup plus de vingt ans, ait déjà été mariée pendant « longtemps43 » ? À la 27ème minute, le dialogue vient semer la confusion dans les repères temporels si visiblement établis au tout début de l’épisode, lorsque Wes, conquête d’un soir de Kelly, conseille à Yorkie d’« essayer une époque différente » (« Try a different time »). Cette désorientation est soulignée par un subtil mais transgressif passage de la caméra de l’autre côté de la ligne du regard, en rupture avec la règle des 180 degrés, pour le dernier plan du dialogue filmé en champ-contre-champ. Les minutes qui suivent viennent confirmer le désordre temporel : Yorkie, « une semaine plus tard », cherche Kelly au même endroit en 1980, comme en témoigne une publicité pour Chrysler, puis de nouveau, « une semaine plus tard », en 1996, au son d’« Ironic » d’Alanis Morissette, avant de finalement la retrouver en 2002, alors que le film The Bourne Identity est à l’affiche du cinéma. Une impression d’irréalité s’insinue avec encore plus d’insistance lorsque le miroir que Kelly a fracassé d’un coup de poing reprend son apparence initiale le temps d’un gros plan sur les mains indemnes de la jeune femme. Les dialogues révèlent alors que San Junipero est peuplée à 85 % de morts, mais que Yorkie et Kelly sont en vie et en simple visite à San Junipero. Les amoureuses commencent à se confier des informations concernant leur personne dans le monde réel, dont l’existence se fait sentir avec la plus intense étrangeté lorsque l’une puis l’autre posent la question « Where are you? » à celle qui est assise à leur côté.
C’est ainsi que nous découvrons, aux deux tiers de l’épisode (38’47), le « vrai » visage de Kelly, une femme âgée atteinte d’un cancer en phase terminale, puis celui de Yorkie, quadriplégique couchée sur un lit d’hôpital depuis quarante ans à la suite d’un accident de voiture, survenu après une dispute avec sa famille à l’annonce de son homosexualité44. Les dernières images de l’épisode dévoilent les immenses serveurs de TCKR Systems, où sont stockées les capsules doucement clignotantes contenant les consciences de tou·te·s les résident·e·s permanent·e·s de San Junipero, qui dansent pour l’éternité dans le cloud.
La construction narrative de l’épisode nous invite donc à emprunter les lunettes de Yorkie abandonnées sur la plage une fois son « passage » accompli pour regarder de nouveau les images que nous avions dans un premier temps prises pour la réalité diégétique. Non seulement les mystères s’éclairent, mais des détails passés relativement inaperçus acquièrent un sens nouveau (par exemple, lors de la première rencontre, la perplexité de Kelly devant les lunettes de Yorkie, justement45). En encourageant cette deuxième lecture (qui ne sera peut-être pas la dernière), la série nous amène à prendre conscience de nos habitudes, voire automatismes, de visionnage avec lesquels elle a joué pour mieux nous tromper. La séance d’essayages de Yorkie (13’20-14’05), juste avant sa deuxième soirée au Tucker’s, n’était finalement pas un montage de plans procédant à l’ellipse des moments de déshabillage et d’habillage, comme on l’avait interprétée tout d’abord, mais des plans montrant les changements d’apparence instantanés de son avatar, à l’instar de celui que l’on voit à la fin de l’épisode, lorsque la Yorkie numérique revêt une robe de mariée en une fraction de seconde. Il est vrai que dans la scène du début de l’épisode, les plans intercalés entre les différents styles vestimentaires, montrant un radio-cassette au design typique des années 1980, brouillaient malicieusement les pistes en masquant l’immédiateté de la transformation et en ancrant le moment dans le passé pour mieux tenir éloignée toute suggestion d’une technologie futuriste. Le passage récompense le supplément d’attention des spectateur·ice·s alertes par des indices que l’on se réjouira de découvrir et de partager46 : les quelques instants du morceau « Girlfriend in a Coma » des Smiths (1987) font allusion à l’état de Yorkie hors de San Junipero ; les diverses tenues s’accompagnaient, à bien y regarder, de variations dans le maquillage et la coiffure, tantôt bouclée, tantôt lissée, trop abouties et parfaites pour être en cohérence avec le rythme impulsé par les changements de cassettes et de chansons. La circularité de la séquence (Yorkie finira par remettre ses lunettes et revenir à une tenue basique quasi-identique à la première) figure l’entreprise de déconstruction et de reconstruction à laquelle se prête la scène, tandis que le miroir omniprésent et démultiplié47 renvoie au caractère double du personnage comme du passage lui-même – et bien sûr au titre Black Mirror lui-même.
Comme souvent dans les ouvertures de films, tout était en fait dit dès les premiers plans. La mer sombre reflétant telle un miroir noir les lumières de San Junipero n’était que la première allusion à l’existence d’une double diégèse : elle sera suivie – on l’a vu – d’autres images de reflets avant de culminer dans le miroir cassé par Kelly (31’18), reprise visuelle du miroir brisé apparaissant dans le générique même de la série. Le Tucker’s et son logo en forme de palmier sont, à l’intérieur de la « simulation » qu’est San Junipero, un écho à peine masqué du nom de l’entreprise en charge du transfert de conscience. Une écoute attentive de la bande son, constituée de plusieurs strates, fait entendre, brièvement mêlés à la musique extra-diégétique, des chuchotements et respirations qui, rétrospectivement, peuvent être compris comme des traces sonores du monde extérieur (la voix rassurante d’une infirmière peut-être) persistant pendant quelques secondes après l’installation sur la tempe de Yorkie de la petite pastille ronde lui permettant de « visiter » San Junipero depuis son lit d’hôpital. « San Junipero » est ainsi particulièrement « creusable » (« drillable »), pour reprendre une métaphore de Mittell, et encourage les investigations du fan « expert » (« forensic fan ») (Mittell 2013).
Plusieurs références culturelles s’avèrent avoir un contenu intertextuel bien plus précisément ciblé que l’évocation d’une époque. Le refrain de la chanson de Belinda Carlisle diffusée par l’autoradio (« Heaven is a Place on Earth ») et le film à l’affiche (The Lost Boys, qui raconte une histoire de vampires) font allusion à la mort dans ce lieu apparemment plein de vie et sont des indices de l’hybridité paradoxale de San Junipero et de ses habitant·e·s48. Le choix de Max Headroom, le présentateur qui apparaît à la télévision, acquiert également un supplément de sens d’une épaisseur propice à un « drilling » approfondi une fois révélée la véritable nature de San Junipero, car il n’est pas seulement une figure « culte » de la télévision des années 1980. Ce personnage fictif (joué par l’acteur Matt Frewer) fut conçu en 1985 comme la « première personnalité du petit écran à être une intelligence artificielle présentée sous forme d’une image générée par ordinateur49 ». Dans le téléfilm britannique de 1985 (dont le premier épisode de la série américaine de 1987 est un remake), Max est créé pour remplacer à l’écran le célèbre journaliste Edison Carter, lui-même dans le coma après un accident de moto. Grâce à une numérisation du cerveau de Carter, Bryce, le jeune ingénieur génial mais sans scrupule menant l’opération, compte générer une réplique digitale de celui-ci par ordinateur50. Comme l’affirme Bryce : « Ça ressemble vraiment à l’autre gars, mais ce n’est pas un film. C’est […] une personne complète. Dans cette machine se trouve, en code, l’esprit de Mr. Carter. Bientôt, j’aurai la capacité de reconstituer n’importe qui sur un écran51. » (Rogers 2020, 182) Max Headroom a ceci de particulier qu’il a circulé hors de la diégèse du téléfilm britannique et de la série américaine : il fut ainsi présentateur de clips musicaux – et présent lui-même dans un clip52 – , animateur de talk show, et émissaire de Coca-Cola dans des spots publicitaires. La citation du clip d’Art of Noise au début de « San Junipero » est ainsi une référence claire à la technologie de la digitalisation du cerveau humain et à l’existence numérique sous forme d’avatar.
Le bref instant où le regard de Yorkie s’attarde sur les écrans de télévision dans la vitrine s’avère être un autre moment spéculaire, tant les parallèles entre les deux personnages sont manifestes. Max Headroom, personnage dont le bégaiement, les soudains changements de voix ou d’intonations et les mouvements souvent saccadés soulignent le caractère artificiel, est cependant bien une réalisation précoce et instable de cette technologie, une sorte de version bêta dont l’avatar de Yorkie, au réalisme si parfait qu’on l’avait tout d’abord prise pour une personne biologique, est l’aboutissement. Dans la diégèse de l’épisode, Yorkie est, en outre, véritablement transformée en être digital alors que Max est, en tant que référence historique aux années 1980, un personnage de fiction : le monde réel diégétique a un niveau technologique suffisamment avancé pour faire advenir ce qui n’était encore que science-fiction à l’époque de la jeunesse de Yorkie. Tandis que la Yorkie numérique, devant la vitrine, contemple son ancêtre démultiplié sur les écrans des téléviseurs, la musique extra-diégétique lancinante et vaguement anxiogène contribue à une sensation de vertige et de malaise qui rend peut-être sensibles les propres sensations de Yorkie découvrant la « thérapie en immersion nostalgique53 », mais qui est peut-être aussi causée par la mise en abyme du personnage de science-fiction, une mise en abyme qui révèle progressivement sa profondeur comme un puits sans fond à mesure que notre œil scrute l’image pavée de chausse-trappes : l’emboîtement désormais banal des écrans de télévision dans notre écran s’approfondit à l’instant où, quelques fractions de secondes avant que Yorkie s’immobilise devant la vitrine, l’on s’aperçoit que dans le clip lui-même, Max Headroom chante depuis l’intérieur d’un écran, puis lorsque l’on revoit la scène en sachant que Yorkie est elle-même virtuelle, et existe dans un monde enchâssé dans un autre. Nous sommes donc en train de regarder un monde fictif (1er niveau) dans lequel une simulation abrite un personnage virtuel (2ème niveau) qui contemple des écrans de télévision contenant un autre personnage virtuel (3ème niveau), lui-même à l’intérieur d’un poste de télévision (4ème niveau). De la multiplication des enchâssements et des effets de miroir résulte non pas tant une mise à distance de la fiction, qu’un débordement de celle-ci dans la réalité des spectateur·ice·s : et si ce récit de science-fiction que nous regardons devenait réalité dans notre futur ? Et si, comme Yorkie, nous étions nous aussi dans une simulation hyper réaliste54 ?
L’effacement ou le brouillage des cadres jouent aussi un rôle important dans le trompe-l’œil néo-baroque que nous avons sous les yeux : comme les cieux représentés sur les plafonds des églises baroques, le cloud n’apparaît pas, dans un premier temps, à l’intérieur d’un cadre, mais comme un espace « co-extensif » de l’espace réel diégétique (Ndalianis 2004, 163). La série se livre ainsi à des « manipulations de l’espace » aussi habiles que les œuvres baroques55. Les séjours de Yorkie et de Kelly à San Junipero ne sont initialement contextualisés par aucun autre procédé d’encadrement que les intertitres annonçant « One week later » en bleu sur fond noir : le cadre ne se laisse percevoir distinctement que bien plus tard, lorsque des plans montrant l’utilisation de la technologie d’« immersion nostalgique » (la capsule au doux clignotement apposée à la tempe, l’unique bouton pressé sur le petit appareil immaculé aux lignes sobres) sont insérés avant les séquences situées dans le monde virtuel.
À la manière caractéristique de la réflexivité « opérationnelle » de nombreuses séries, le dessillement n’aboutit pas à une mise à distance émotionnelle, malgré le « reboot » intégral du scénario et le changement de regard sur les personnages qu’il provoque (Mittell 2006, 36). Tout en sachant que nous avons été trompé·e·s sur le statut ontologique de San Junipero et des personnages, nous conservons notre intérêt pour l’histoire du couple. Le récit acquiert un surcroît d’intensité et de profondeur par son traitement délicat et poignant de la fin de vie des deux femmes âgées, sans que leurs avatars numériques, pourtant dorénavant connues comme telles, perdent en épaisseur et en humanité56. Plutôt que de se livrer à une dénonciation de la technologie permettant ici une existence virtuelle après la mort physique, l’épisode – de manière tout à fait inhabituelle par rapport à l’ensemble de la série – choisit de montrer les potentialités libératrices de la technologie (Martin et McIntyre 2019, 12).
Tandis que « White Christmas57 » s’attachait à dépeindre des applications aliénantes et punitives de la possibilité d’une existence numérique dans un monde virtuel58, « San Junipero » prend le contre-pied de ces tableaux dystopiques. À l’enfer numérique de « White Christmas » et ses suppliciés59 s’opposent le paradis nostalgique et les grands espaces de « San Junipero ». Pour Yorkie, qui a passé la majeure partie de sa vie prisonnière de son propre corps, San Junipero offre non seulement la liberté d’aimer qui elle souhaite, mais aussi la liberté de mouvement. Paradoxalement, cet univers artificiel lui permet de renouer un contact avec la nature, comme le soulignent les plans la montrant, juste après son « passage », sur une plage dégagée, les pieds dans l’eau.
Le drap blanc posé sur son visage après l’euthanasie semble se métamorphoser au plan suivant en un vol d’oiseaux dans le ciel bleu : outre la symbolique religieuse de l’envol de l’âme de la défunte, le raccord par analogie évoque la transformation pour Yorkie de l’environnement hospitalier en environnement « naturel » et de la clôture définitive de la mort en ouverture vers des possibles qui lui avaient été refusés par la vie. Le gros plan sur les lunettes déposées sur le sable (déjà mentionné plus haut) s’interprète également comme le signe d’une émancipation : libération des limitations biologiques mais aussi, et surtout, des craintes sociales dont Yorkie se protégeait grâce à ces verres60. Associées par Yorkie à l’adolescence, les lunettes désormais abandonnées marquent son passage à l’âge adulte, elle qui est (dans le monde réel) encore dépendante de sa famille religieuse et autoritaire lorsqu’elle rencontre Kelly61.
Pour cette dernière, San Junipero offre tout d’abord la possibilité de profiter d’un corps (virtuel) jeune et en bonne santé lui permettant d’accéder à des plaisirs sensuels que son corps biologique n’est plus en mesure de lui octroyer : Kelly multiplie les aventures sans lendemain lors de ses soirées à San Junipero, un lieu dont elle fait l’expérience avec la ferme intention de ne pas y demeurer pour l’éternité. Elle y trouve un environnement où elle peut s’autoriser à explorer sa bisexualité et à suivre ses désirs pour d’autres femmes alors qu’elle les avait réfrénés par fidélité du vivant de son époux et partenaire de vie décédé deux ans plus tôt. Dans sa résistance à accomplir définitivement le « passage » vers San Junipero, sa loyauté envers son mari et leur fille, disparue avant l’avènement de la technologie de l’au-delà numérique, jouent un rôle important. Continuer à vivre à San Junipero alors que ces deux êtres aimés sont définitivement « nulle part62 » lui semble insupportable et contribue pour beaucoup à son souhait d’accueillir la mort biologique comme fin en soi. Comme le soulignent Martin et McIntyre, en choisissant finalement de devenir une « résidente permanente » de San Junipero, Kelly se libère de « l’obligation qu’elle percevait envers la mémoire de son mari63 » et se donne la permission de vivre une nouvelle histoire d’amour. San Junipero représente donc pour elle non pas seulement une émancipation de contraintes physiques, mais aussi de chaînes psychiques auto-imposées et intériorisées.
Cependant les réticences initiales de Kelly sont également d’ordre moins personnel et plus philosophique. Les perspectives d’une existence sans fin ouvertes par la technologie du transfert de conscience, envisagées avec confiance et enthousiasme par Yorkie, suscitent l’ironie, l’inquiétude et le rejet de Kelly, qui se demande quel sens peut avoir une existence « pour toujours64 » et qui craint de finir au « Quagmire »65, le lieu de toutes les débauches situé dans la périphérie de San Junipero, fréquenté par ceux qui « sont prêts à tout pour ressentir quelque chose66 » : « Tu veux passer l’éternité dans un endroit où rien ne compte ? » (53’36)67. L’angoisse de l’éternité est plus forte que l’angoisse de la mort pour Kelly, alors sourde aux efforts de Yorkie pour la convaincre que « ce n’est pas un piège » et qu’elle peut choisir de rester le temps qu’elle souhaite (« However long you want then, you can remove yourself like that – It’s not a trap »). Tout cela est bien réel (« It’s real. This is real »), ajoute encore Yorkie en frappant du poing le capot de la voiture, qui offre le son et la résistance attendues d’une voiture « physique ». Si elle ne parvient pas à persuader Kelly en cet instant, la décision que prend finalement cette dernière est validée par des plans montrant des paysages associés à la liberté, à l’insouciance et au bonheur lorsque les deux femmes se rejoignent en ce paradis artificiel et partent en voiture sur une route côtière, devant un horizon dégagé alors que le soleil se couche sur la mer.
Le montage alterné final poursuit le brouillage des catégories mis en place durant tout l’épisode. Au son de la chanson « Heaven is a Place on Earth », qui se fait tout d’abord entendre lorsque Yorkie allume son autoradio à San Junipero puis se poursuit jusqu’au générique de fin, un parallèle est établi entre la tombe où repose le corps de Kelly, aux côtés de ceux de son mari et de sa fille, et l’emplacement où est délicatement insérée sa « pastille » clignotante, par le bras métallique d’un robot, dans le gigantesque serveur de TCKR Systems, qui prend, du fait de cette juxtaposition des plans, l’allure d’un immense columbarium.
La mort elle-même est devenue technologique et l’informatique a pris le relais des cimetières dans l’accueil des morts. Même si rien ne l’indique explicitement, le montage suggère également que la pastille de Kelly est placée à côté de celle de Yorkie. Ainsi est effectué un rapprochement entre les attachements affectifs de Kelly lors de sa vie biologique et lors de son existence post-humaine : amour et technologie sont intimement imbriqués ici. Cependant, l’absence de personnes dans ces plans (notamment par contraste avec les séquences montrant Kelly et Yorkie en fin de vie entourées d’aidant·e·s bienveillant·e·s), le motif du contenant fermé, le parallèle produit par le montage entre les pastilles clignotantes à l’intérieur du serveur de TCKR Systems et les êtres digitaux dansant sous le scintillement des néons roses et bleus du Tucker’s à San Junipero, reprennent visuellement un thème jusqu’alors essentiellement évoqué dans les dialogues par les réticences de Kelly, dans un ultime rappel des aspects plus troublants et inquiétants d’une technologie au potentiel déshumanisant et aliénant.
Ces potentialités dangereuses demeurent cependant dans le champ de l’hypothétique et les images de fête qui précèdent les tout derniers plans (ces derniers montrant le serveur clignotant) viennent souligner une dernière fois par la danse que San Junipero n’est pas un royaume des ombres mais un lieu où les morts conservent toutes les facultés sensorielles et sensuelles des vivants. C’est toute l’originalité de cet épisode, à la fois par rapport à l’ensemble de la série Black Mirror mais aussi par rapport à d’autres œuvres littéraires et filmiques traitant du transfert de conscience, de ne pas « dés-utopiser » entièrement le rêve post-humaniste.
Martin et McIntyre ont bien montré comment l’hybridation des genres entre mélodrame et science-fiction permet à la série de réorienter sa vision d’ordinaire cauchemardesque des usages de la technologie. Les conventions du mélodrame sur lesquelles s’appuie l’épisode font ainsi passer les personnages par des épreuves avant de conclure par une fin heureuse : dans le récit de Black Mirror, la technologie est positionnée comme « ce qui permet de maintenir les obstacles à distance » plutôt que comme une source de problèmes et apporte une aide à la résolution des difficultés auxquelles sont confrontées les héroïnes68. Non seulement la technologie assiste les deux femmes dans leur histoire d’amour, mais les réticences de Kelly envers certains aspects de l’existence à San Junipero apparaissent elles-mêmes comme des obstacles à surmonter. La dispute entre les deux femmes lors de laquelle Kelly persiste dans son choix de la mortalité et le « ressac émotionnel » en découlant, typique du mélodrame, suscitent chez les spectateur·ice·s le désir de voir les choses « s’arranger » et, dès lors, l’adhésion à la technologie du transfert de conscience qui seule rend possible une réunion pérenne des deux femmes et le « happy end » (Martin et McIntyre 2019, 14).
Certes ces robes de mariée et ces départs en voiture vers le soleil couchant évoquent des clichés cinématographiques venant souligner l’artificialité de San Junipero (Machinal 2018), mais tout le mouvement narratif et émotionnel de l’épisode nous pousse à y porter un regard, non pas critique ou distancié, mais en empathie avec le bonheur des amoureuses. Finalement, ce n’est pas tant le « réel » diégétique (San Junipero tel que nous l’avons perçu depuis le début de l’épisode) qui se trouve dé-familiarisé par la révélation qu’il est « virtuel », que le « virtuel » qui acquiert un supplément de « réalité » si l’on se fie à la logique impulsée par le récit mélodramatique. Nous savons que ces paysages « de rêve » sont précisément cela, une simulation créée par une machine, mais nous comprenons qu’ils constituent désormais le réel des personnages (« This is real », dit Yorkie) et que ce simulacre, libérateur plutôt qu’aliénant pour les deux femmes (en tout cas au moment où se clôt le récit), leur permet en outre d’être, paradoxalement, « plus réellement elles-mêmes69». « San Junipero » envisage, avec un optimisme lucide mais inhabituel dans la série, la dissolution des catégories de « réel » et d’« illusion » caractéristique de l’ère post-moderne, rendant difficilement valide dans les limites de l’épisode une forme de réflexivité filmique « brechtienne », fondée sur la dénonciation du cinéma comme illusion et la remise en question de l’escapisme du monde réel qu’il encouragerait70. Au contraire, le plaisir de se découvrir trompé·e qui entre en jeu dans la réflexivité « opérationnelle » vient ici renforcer l’idée qu’il peut y avoir un brouillage joyeux des délimitations entre réel et virtuel, ainsi qu’un investissement émotionnel et affectif équivalent dans les deux champs plutôt qu’une hiérarchisation au profit de la réalité. Le « débordement » de la chanson de Belinda Carlisle depuis sa source intra-diégétique à San Junipero (l’autoradio de la voiture de Yorkie) vers les plans représentant l’immense serveur de TCKR Systems, où elle ne peut être que musique extra-diégétique – tout comme les intertitres intercalés du début du générique de fin qui préparent le retour des spectateur·ice·s à leur propre réalité – est caractéristique de cet effacement des frontières et vient pondérer l’aspect « démystificateur71 » et potentiellement inquiétant des toutes dernières images.
« San Junipero » n’a pas l’« esthétique de l’ambivalence » (« an aesthetic of ambivalence » (Ndalianis 2004, 181)) propre à d’autres films de science-fiction, comme The Matrix, ou encore l’épisode « White Christmas », dans la mesure où ceux-ci « mettent souvent en garde contre les implications négatives des nouvelles technologies et des avancées scientifiques au niveau de leur récit72 » tout en utilisant eux-mêmes des technologies avancées pour produire leurs effets spéciaux. Le concepteur des effets spéciaux de The Matrix témoignait ainsi dans un entretien de son inquiétude seulement à demi amusée sur les potentialités des avancées technologiques permises par son travail sur le film dans le domaine des images générées par ordinateur73 : le film pourrait à terme faciliter l’avènement du futur même qu’il dénonce comme cauchemardesque. Le travelling arrière « infini » qui clôt « White Christmas » recourt lui-même à des effets spéciaux et des manipulations de l’image filmique, tout en illustrant l’enfermement absolu auquel pourrait conduire l’utilisation d’images générées par ordinateur dans un avenir dystopique.
Par contraste, « San Junipero » rejoint dans une certaine mesure l’esthétique et la réflexivité (désignée comme « réflexivité conservatrice », par opposition à la réflexivité « brechtienne », par Jane Feuer74 (1982, 102)) propres à de nombreuses comédies musicales hollywoodiennes. Cet épisode, on l’a vu, laisse une place non négligeable à la musique et la danse. En particulier, les chansons, provenant souvent d’une source intra-diégétique, comme un autoradio ou un lecteur de cassettes, sont non seulement omniprésentes dans la bande son du début à la fin mais jouent en outre un rôle important dans le récit à la fois en renvoyant à différentes périodes historiques recréées artificiellement dans l’environnement digital, en faisant entendre des paroles signifiantes dans le contexte de l’épisode, et en participant à la caractérisation d’un lieu ou d’une atmosphère (comme le fait le morceau punk rock des Pixies entendu au Quagmire75). San Junipero ressemble à cet égard au monde des comédies musicales, « une sphère de l’existence essentiellement à l’abri du chagrin, dont la mort et la vérité sont bannies76 ». Comme ce genre cinématographique, l’épisode « joue sur les deux tableaux » : il souligne l’artificialité des décors de cinéma du paradis digital (et par ricochet sa propre artificialité en tant qu’objet filmique) tout en s’appuyant sur les effets enchanteurs de l’illusion créée77. L’illusion cinématographique peut dès lors ne plus apparaître comme une manipulation trompeuse dont il faudrait se méfier mais comme un possible horizon utopique : l’avenir de l’humanité serait-il le cinéma ? La nostalgie et ses embellissements sont-ils notre futur ?
Il semble important de noter que si « San Junipero » évoque les accents enthousiastes des textes post-humanistes sur la vie après la mort biologique dans un environnement digital inspiré par les films, c’est en apportant ses propres « tweaks » au modèle présenté dans ces écrits. Tout d’abord, Black Mirror déplace vers des personnages féminins la focale des visions utopiques du transfert de conscience, la plupart du temps centrées sur des hommes, et opère un queering de l’érotique du numérique fantasmée par les auteurs post-humanistes78 : tandis que ceux-ci s’étendent sur les plaisirs sexuels et la jouissance sans entrave que garantira l’au-delà virtuel aux hommes hétérosexuels, Black Mirror attribue ces agréables possibles à deux femmes dans une relation homosexuelle. Les personnages masculins qui gravitent autour de Kelly (tel Wes) comme de Yorkie (tel Davis) se voient tous éconduits ou ignorés par les deux femmes dans leurs avances, autant de brèves apparitions qui signalent la relégation aux marges du récit des hommes et de leurs propres préoccupations sexuelles et/ou amoureuses, qui sont pourtant récurrentes dans les écrits post-humanistes. De plus, les résident·e·s de San Junipero ne semblent ni travailler (sauf le barman du Tucker’s), ni posséder une intelligence surhumaine : en excluant de son univers virtuel les rêves post-humanistes de performances extraordinaires grâce à l’existence virtuelle, l’épisode s’abstient également de relayer le « biais androcentrique79 » des auteur·ice·s post- et transhumanistes.
Ensuite, « San Junipero » laisse une place, jusque dans ses derniers instants, à des paroles ou images dissonantes. Certes, dans son utilisation des conventions du mélodrame et de la romance, le récit tend à montrer les résistances envers la technologie exprimées par Kelly comme des obstacles à surmonter, ce qui peut faire penser à la manière dont certains textes post- ou transhumanistes tentent de répondre à ce qui est imaginé comme les préoccupations ou inquiétudes des lecteur·ice·s. Mais l’épisode ne partage pas l’indifférence des auteur·ice·s post-humanistes envers l’être humain et l’espèce humaine, qu’iels voient comme obsolètes par rapport aux machines de plus en plus perfectionnées et destinés à disparaître80. La fin de « San Junipero » n’est pas entièrement un happy end, mais plutôt une fin « douce-amère » (« bittersweet », selon les mots du réalisateur de l’épisode, Owen Harris (Strause 2016)), dans la mesure où la mort biologique des deux protagonistes fait l’objet d’un traitement sensible et respectueux de la personne humaine, qui diverge du détachement post-humaniste vis-à-vis du corps considéré comme simple lieu d’habitation de l’esprit81.
« San Junipero » parvient à montrer un usage heureux de la technologie sans pour autant se faire le relais de l’optimisme sans faille des écrits post-humanistes, qui ne manifestent pas pour leur part de distance réflexive sur leurs propres visions d’un avenir enchanté « dans la machine ». Comme le fait remarquer Krüger,
Dans le discours post-humaniste, aucun des aspects problématiques de l’existence virtuelle ne sont abordés. Sur les plans, sociaux, philosophiques, économiques et politiques, les risques mis en scène dans les œuvres de science-fiction sont réduits, dans le discours, à une description naïvement enfantine d’une amélioration de performance gigantesque dans tous les secteurs de l’activité humaine [Krüger (2021), p. 244]82.
Dans « San Junipero », Black Mirror se démarque d’une part des récits de science-fiction (et d’autres épisodes de la série) en explorant les bénéfices possibles plutôt que les risques de la technologie de l’au-delà virtuel, mais aussi, d’autre part, des descriptions post-humanistes « naïves » en portant à l’attention des spectateur·ice·s un certain nombre de potentiels problèmes et points de vigilance. Dans la droite ligne des discours post-humanistes, « San Junipero » fait largement abstraction des problématiques sociales et politiques liées à l’existence dans un monde virtuel en se concentrant sur les seules trajectoires des protagonistes et en relayant ainsi l’approche purement individualiste développée dans les écrits post-humanistes83. Cependant, l’épisode ouvre aussi sur des questionnements en laissant à chacun·e le choix de s’y attarder ou non.
En premier lieu, et comme dans « White Christmas », la révélation tardive de la véritable nature des personnages constitue une tromperie « à visée éthique », dans la mesure où elle incite les spectateur·ice·s à considérer les personnages tout d’abord dans leur humanité avant de les envisager comme des êtres artificiels, posant ainsi la question de la façon dont on doit considérer ces avatars numériques de personnes, ainsi que (de manière particulièrement aiguë dans « White Christmas ») la question de leurs droits et des traitements qu’ils peuvent recevoir. Ensuite, les réticences de Kelly orientent vers des réflexions sur le caractère souhaitable ou non de l’immortalité. Les scènes dans le « Quagmire » font entrevoir le revers dystopique de San Junipero84 et incitent à s’interroger sur son caractère marginal et circonscrit (par la vertu d’une auto-organisation ? par décision politique ? provenant de quelle source ?). Le montage alterné final nous demande quelle image nous garderons de l’épisode : la pastille clignotante insérée dans le serveur ou la voiture en route vers le soleil couchant ? L’enchaînement des plans nous invite à un décentrement du parcours individuel (Yorkie, Kelly, le « you » des textes de Moravec) vers la destinée collective (le stockage de masse « dans la machine ») : nous qui avons souhaité le bonheur de Yorkie et de Kelly, souhaitons-nous cette existence virtuelle pour nous-mêmes, voire pour l’humanité tout entière ? En pointillé se pose aussi la question du rôle de l’État et de l’entreprise privée dans un monde où cette technologie est appliquée. Si la conversation de Kelly avec Greg révèle que l’utilisation de la simulation fait l’objet de réglementations strictement appliquées à la fois pour les vivants en simple « visite » (« They ration it out », 42’31 ; « it’s so tight here », 44’23) et dans le cadre de l’euthanasie (« The state’s got a triple lockdown on euthanasia cases », 43’06), l’épisode est plus allusif sur le fonctionnement de TCKR Systems. Tandis que les utopies post-humanistes de la vie après la mort dans une simulation s’inscrivent dans le système capitaliste (le post-humain « dans la machine » est incroyablement productif85), et tandis que Martine Rothblatt affirme que le marché de l’immortalité digitale sera juteux86, « San Junipero » demeure très vague à la fois sur le fonctionnement économique à l’intérieur de San Junipero (les scènes dans le bar suggèrent une économie de marché, sans que l’évocation des années 1980 passe par une exaltation des valeurs des années Reagan), et sur le contexte économique dans lequel opère TCKR Systems. Il est cependant troublant de constater que la discothèque où se retrouvent les avatars virtuels à San Junipero s’appelle « Tucker’s » : le « s » du possessif est courant dans les noms de bars mais ici il suggère aussi que TCKR Systems est le propriétaire des lieux, et peut-être le concepteur de la simulation : l’entreprise est-elle également propriétaire des pastilles ? Qui paie pour leur stockage et la maintenance des serveurs ? L’aspect possiblement marchand de la technologie du transfert de conscience (rien n’indique en tout cas qu’il en soit absent) affleure également dans la discussion tendue entre Yorkie et Kelly, lorsque celle-ci reproche à son épouse de lui dérouler un argument de vente pour San Junipero87 (« Now you give me some sales pitch about about how fucking peachy “forever” could be? », 53’31). L’épisode peut ainsi lancer sans les développer des pistes de réflexion sur de possibles usages marchands de l’immortalité virtuelle et leurs conséquences88.
En encourageant le revisionnage et le drilling, la série incite au repérage de ces « graines de dystopie » parsemant le récit et maintenues dans un état de dormance à l’intérieur des limites de l’épisode. D’une façon sûrement plus périlleuse – dans sa vision divergente des autres épisodes de la série ; dans son hybridation de la science-fiction (genre souvent envisagé comme « masculin ») et du mélodrame (genre vu comme « féminin ») (Martin et McIntyre 2019, 3) ; dans son courage à montrer des êtres humains se comporter dignement y compris en possession des moyens extraordinaires ouverts par la technologie – et certainement moins didactique que d’autres épisodes de la série comme « White Christmas », « San Junipero » est un épisode de Black Mirror qui, en dépit du happy end affiché, participe à la réflexion menée par la série dans son intégralité sur les usages de la technologie. Ce récit y parvient en laissant aux spectateur·ice·s la liberté de se former leur propre opinion et en leur faisant confiance pour y parvenir sans que la fiction leur présente explicitement un aspect délétère de la technologie. Par sa délicate combinaison d’optimisme et de réflexivité, l’épisode peut s’extraire d’un rapport binaire aux technologies du transfert de conscience et/ou de l’existence à l’intérieur d’un environnement virtuel, tel qu’il s’exprime dans les visions utopiques non-réflexives des auteur·ice·s post-humanistes d’un côté et les mises en garde effrayantes des récits de science-fiction de l’autre, et contribuer à faire advenir chez les spectateur·ice·s une réflexion éthique qui, prenant acte du rôle croissant des technologies numériques dans notre vie – et peut-être un jour dans notre mort –, s’appliquerait à cerner les contours acceptables de ce rôle. En cela, « San Junipero » démontre à la fois la nécessité de ne pas laisser aux idéologies capitalistes et patriarcales seules l’imaginaire de ces utopies technologiques, et une courageuse volonté de faire confiance à ses spectateur·ice·s et plus largement à l’humanité pour conserver une boussole éthique face aux multiples usages possibles des technologies.
Years and Years : le moi digital spectateur·ice et acteur·ice de l’Histoire
Après « San Junipero », deux autres séries télévisées s’emparent des visions post- et transhumanistes d’immortalité digitale : Years and Years, en 2019, et Upload, à partir de 2020. Years and Years imagine un avenir dans lequel la digitalisation de la conscience et la transformation numérique de l’être humain sont des technologies émergentes. Dans ce récit qui s’attache à la vie d’une famille britannique alors que s’égrènent les années d’un futur proche de notre présent – à la fois dans le temps et, de façon troublante, par son atmosphère de crise généralisée –, le téléchargement de conscience, qui fait l’objet d’une conversation dans le premier épisode, demeure un thème périphérique jusqu’au sixième et ultime épisode, dont il occupe les treize dernières minutes. L’immortalité digitale est aussi conçue d’une manière différente de l’afterlife à San Junipero, puisque les personnages qui souhaitent se faire numériser n’aspirent pas à continuer à exister dans un corps digital programmé pour avoir des perceptions et une apparence humaine, ni à résider dans un espace créé par ordinateur imitant à la perfection un environnement naturel tout en étant coupé du monde réel. Dans l’épisode 1 (24’00-27’21), Bethany (Lydia West) explique à ses parents, en 2024 :
Je ne veux pas être de la chair. Je suis vraiment désolée mais je vais m’échapper de ce truc et devenir numérique […] Je veux vivre pour toujours. En tant qu’information. Parce que c’est ça la transhumanité, maman. Pas de mâle. Pas de femelle. Mais mieux. Où je vais, il n’y a pas de vie ou de mort, il n’y a que des données. Je vais être une donnée.89
La scène opère un retournement ironique caractéristique de l’humour grinçant de la série, car tandis que ses parents pensaient que leur fille, manifestement « mal dans sa peau », allait leur annoncer qu’elle était « trans » genre, et débordaient déjà de bienveillance et de soutien, celle-ci leur révèle contre toute attente qu’elle est « trans » humaine – et voit son coming-out reçu avec effroi et incompréhension, sa mère Celeste (T’Nia Miller) menaçant même de couper Internet et hurlant « I will go analogue if I have to ». Le souhait exprimé par Bethany s’inscrit dans la continuité de certaines considérations post-humanistes. Comme l’explique le « Transhumanist FAQ », Certains posthumains pourraient trouver avantageux de se débarrasser complètement de leurs corps pour vivre comme schémas de données dans des réseaux d’ordinateurs ultra-rapides90 (Bostrom 2014). Dans son ouvrage Robot. Mere Machine to Transcendent Mind, Hans Moravec (1999, 170) s’attarde sur la question du corps, ou plutôt de la sensation d’avoir un corps, déclarant : « Humans need a sense of body ». Les « esprits humains transplantés » pourraient donc avoir un corps virtuel91. Dans « Souls in Silicon », il décrivait les expériences rendues ainsi possibles. Dans son livre de 1999, cependant, il juge que les humains téléchargés dans le cyberespace seraient probablement voués à s’adapter à ce monde extrêmement compétitif peuplé d’intelligences artificielles ultra-performantes : le résultat de ces adaptations serait un « esprit désincarné » qui « ne serait plus humain » : « il sera devenu une IA92 ». Years and Years s’inspire donc dans ce dialogue des visions post-humanistes les plus extrêmes, qui promeuvent sans équivoque l’extinction de l’humanité au bénéfice de mind children artificiels à l’intelligence et aux performances largement supérieures. Même si l’on ne peut que partager l’inquiétude des parents de Bethany à ce stade, le parallèle établi avec la révélation d’une identité transgenre, l’erreur des parents qui les tourne légèrement en ridicule, et la menace « technologique » parfaitement irréalisable proférée par Celeste instillent l’idée que le rêve de la jeune femme mériterait d’être examiné avec davantage de considération. C’est ce que fait la série dans son dernier épisode, dans une scène située dix ans plus tard dans le récit, où l’on voit Edith, la tante de Bethany, tester le procédé, encore expérimental, du téléchargement de conscience : tous ses souvenirs sont numérisés pour lui permettre de continuer à vivre entièrement dématérialisée grâce à un encodage sur des molécules d’eau. Edith (Jessica Hynes), activiste qui joue au cours de la série un rôle-clé dans la chute de la première ministre Vivienne Rook (Emma Thompson), figure politique mi-Thatcher mi-Hitler, a subi (à la fin du premier épisode) des radiations causées par l’attaque nucléaire contre la Chine perpétrée par Donald Trump le dernier jour de son deuxième mandat. La fin de la série se déroule en 2034, le jour où sa mort biologique a été prédite par ses médecins : Edith se trouve dans un laboratoire high-tech sobre et spacieux, assise sur un lit placé devant deux réservoirs d’eau auxquels elle est reliée par un câble inséré à l’arrière de son crâne. Un médecin et son assistant, assis devant un écran d’ordinateur, enregistrent ses souvenirs. Cette scène révèle la façon dont Edith envisage son existence après sa mort biologique, en spectatrice et actrice alerte de l’Histoire : « Je dois continuer à vivre. Parce que je veux voir. Les dix prochaines années, les cent prochaines, les mille prochaines, je veux voir où on va. »93
Le modèle de vie après la mort croisé avec l’idée du téléchargement de conscience est ici non pas le paradis mais le fantôme. Malgré les mises en garde de Dr. Moss sur la nouveauté du procédé et les doutes quant à la survie de la conscience, Edith se prépare à revenir pour retrouver Vivienne Rook et la hanter : « Je vais entrer dans la machine et je vais devenir un esprit. Un lutin. Un farfadet. Je vais voler au-delà des océans et la pourchasser, et ensuite »94. La scène qui suit évoque le genre du film d’horreur, présentant Edith dans le rôle de l’esprit vengeur (Fig. 7). Cependant juste avant de mourir, son discours prend des accents chrétiens, alors qu’Edith refuse d’être réduite à « un morceau de code » (« I’m not a piece of code ») ou à de l’information (« I’m not information ») et décrit ses souvenirs comme « beaucoup plus que cela » (« They’re so much more than that ») : « Ils sont l’amour. C’est ce que je deviens. L’amour. Je suis l’amour. »95.
Comme « San Junipero », Years and Years féminise l’utopie post-humaniste et imagine des usages de la technologie explorant des chemins autres que les voies tracées dans les écrits post-humanistes, fondées sur l’accélération, la compétition et la performance. La transformation et l’existence post-mortem espérées par Edith tempèrent également dans une certaine mesure le désir de dissolution qu’exprimait Bethany et le rejet post-humaniste de l’humanité qui affleurait dans ses propos. Edith envisage au contraire de conserver son individualité et ses convictions, et de continuer à agir dans le monde des humains et à œuvrer pour son bien comme elle l’a fait durant sa vie biologique. Le moi numérisé d’Edith, tel qu’elle le conçoit, ne partagera aucunement la relative indifférence des « super-esprits inhumains » peuplant le cyberespace imaginé par Moravec, qui ne porteront pas plus d’intérêt aux humains que nous-mêmes n’en portons aux bactéries96. Years and Years joue comme « San Junipero » sur le statut ontologique de ses images, révélant après coup la succession de plans précédant la scène de l’encodage de la conscience d’Edith comme des souvenirs en cours de numérisation, et faisant des deux médecins des spectateurs intra-diégétiques de ces images, ainsi que des détenteurs de connaissances sur les événements et les personnages de la série tout entière au même titre que les spectateur·ice·s extra-diégétiques97. Cependant, le re-visionnage auquel elle invite constitue une forme de salut final des personnages et de remémoration du récit au moment de sa clôture, plutôt qu’un retournement radical concernant la nature des personnages comme c’est le cas dans « San Junipero ». La réflexivité opérationnelle déployée dans Years and Years a donc un impact plus restreint sur la mise en scène de la technologie et de ses usages, en se mettant d’abord au service de l’intensité émotionnelle de cette scène mêlant adieux et espoir de retrouvailles entre êtres humains : la série se termine par une question, « Edith? Is that you? », avant que ne puisse être confirmé avec certitude le contact entre la famille réunie autour de l’enceinte vocale Signor et une Edith numérique dont on semble percevoir la voix, mêlée à celle de Signor, dans les salutations de la machine (Fig. 8).
Le spectacle de la technologie dans Upload
La série Upload fait du transfert de conscience son point de départ ainsi que son thème central. Cette comédie tantôt satirique, tantôt romantique, aux accents parfois graves, se déroule en 2033. Le personnage principal, Nathan Brown (Robbie Amell), un jeune informaticien, meurt après un grave accident de voiture (pourtant autopilotée – et cela sera l’un des mystères que devra éclaircir le récit). Il devient un «* upload », résidant désormais à Lake View. Comme Black Mirror, Upload* explore l’idée d’un paradis numérique et, comme Years and Years, elle met en scène une opération imaginaire de téléchargement de la conscience. À l’instar de San Junipero, Lake View est un environnement numérique imitant la réalité, où résident les avatars de personnes décédées dont la conscience a été téléchargée dans le cloud ; c’est aussi une recréation par ordinateur d’un paysage naturel : un lac entouré de montagnes boisées, au bord duquel se dresse un majestueux hôtel de luxe, « la beauté naturelle la plus parfaite que l’homme puisse concevoir », comme le vante la publicité qui ouvre la série98. Cependant, Lake View se distingue de San Junipero de plusieurs façons : l’au-delà numérique d’Upload est un monde explicitement marchand qui reproduit les inégalités économiques du monde réel ; c’est un monde virtuel activement connecté avec la réalité ; c’est un monde visible sur des écrans dans le monde des vivants ; c’est une copie imparfaite de la réalité. Tandis que Black Mirror imaginait un monde virtuel si parfaitement imité du monde réel que rien ne permettait aux spectateur·ice·s de soupçonner son artificialité dans son apparence visuelle avant qu’une bonne moitié de l’épisode se soit écoulée, la digitalité de Lake View apparaît très vite99, soit par certaines fonctionnalités du programme (changer le temps qu’il fait dehors en tournant un simple bouton, par exemple), soit par des bugs et des imperfections ou incohérences de l’image.
La série tire de nombreux effets comiques de l’artificialité visible de ce paradis digital. Par exemple, les effets spéciaux des films comme The Matrix sont parodiés dans une scène d’humour potache et dans le même temps représentative de la manière dont la série aborde de front des sujets que « San Junipero » passait entièrement sous silence. À Lake View, les avatars numériques des morts sont dotés des besoins corporels des vivants : comme l’explique Luke (Kevin Bigley), « First Uploads didn’t shit or eat, they didn’t even have eyelids. All went psychotic in a week. » (episode 1, 31’24). Nathan doit donc se rendre aux toilettes, où il s’aperçoit des possibilités ludiques qu’offre un jet d’urine numérique (Fig. 9). Plutôt que d’être mis au service d’une scène d’action haletante, les effets spéciaux numériques sont ici employés au bénéfice de la farce (ép. 1, 33’03-33’45). Ils apparaissent aussi pour ce qu’ils sont : des effets créés par ordinateur. Nathan est à la fois l’acteur et le spectateur de sa propre existence numérique. Lake View possède sa propre version de l’Agent Smith de The Matrix, une intelligence artificielle qui remplit les fonctions de concierge, valet, groom, garçon d’ascenseur. Il apparaît sous la forme de multiples clones qui, sous un air bonhomme et un sourire inamovible, sont une présence à la fois agaçante et parfois confusément menaçante pour Nathan.
Upload revient aussi sur la question du devenir du corps biologique après le téléchargement de conscience, un aspect traité avec pudeur et délicatesse dans les deux autres séries. Par exemple, dans Years and Years, Bethany refuse de regarder sa tante mourir (« I can’t watch », ép. 6), et la mort d’Edith n’est pas montrée à l’écran. Upload, au contraire, donne à voir la mort biologique de Nathan, présentée de façon particulièrement brutale et crue, voire obscène, et évoquant l’exécution d’un condamné à mort (épisode 1) (Fig. 10, 11, 12). Ce choix est caractéristique du traitement des visions utopiques post-humanistes dans la série : au lieu d’opposer à l’indifférence post-humaniste envers l’humain une mise en scène respectueuse de la vie humaine dans sa finitude, comme le font les deux autres séries, Upload choisit de forcer le trait et de présenter ce moment avec une forte dose d’humour noir, caricaturant la conception post-humaniste du corps comme enveloppe de « viande100 ».
Tout en préservant comme personnage central un homme blanc hétérosexuel, Upload tourne ainsi en dérision de nombreux aspects du rêve post-humaniste d’un monde « magique » auquel participeraient les esprits transplantés « dans la machine ». Sans chercher à extraire la technologie du transfert de conscience de l’idéologie capitaliste qui l’accompagne dans les écrits post-humanistes, la série extrapole à partir de tendances bien présentes dans l’économie réelle et fait apparaître certaines des visions enchantées de Moravec comme une publicité quelque peu mensongère : la simulation supposément parfaite ne l’est pas ; le système informatique, comme n’importe quel autre, a des bugs et doit faire des mises à jour ; l’IA n’est pas (encore) une super-intelligence ; il faut payer des frais supplémentaires pour siroter un cocktail de synthèse ; les résidents sont assaillis par des publicités pop-up et même des vendeurs virtuels de chewing-gums ; le fastueux banquet du petit déjeuner disparaît entièrement à 10 heures précises ; l’épi dans la chevelure ne peut être discipliné car il est inscrit dans le programme.
En s’attachant aux détails du quotidien à l’intérieur de la simulation, Upload prend le contre-pied prosaïque des visions post-humanistes vantant les bénéfices supposément extraordinaires de la vie « dans la machine », tout en mettant en lumière certaines questions laissées de côté dans ces écrits, comme le mal-être existentiel de certains uploads, évoqué avec sensibilité dès le premier épisode, le financement de la vie dans le cloud après la mort (Nathan vit à Lake View aux frais de sa petite amie, tout aussi fortunée qu’insupportable, qui le considère comme sa propriété) et, en particulier, l’organisation de la société. Ce domaine est régulièrement laissé hors-champ dans les écrits post-humanistes décrivant les possibilités offertes par le transfert de conscience, qui restent souvent centrés sur les transformations à l’échelle individuelle ou prévoient à terme la disparition pure et simple de l’intelligence humaine transplantée dans un cyberespace hyper-compétitif, obéissant aux lois de la jungle et peuplé d’intelligences artificielles autrement plus performantes. Les inégalités sociales à Lake View sont profondes et s’expriment entre autres par le nombre de gigaoctets dont dispose un résident pour vivre : les « Two Gigs » (présentés par Nora (Andy Allo) à Nathan dans l’épisode 4), les plus pauvres, doivent survivre avec 2 Go, dans un environnement dépouillé, dominé par le gris et le blanc. Nathan croise un homme sans vêtements et sans pénis – « It must be the end of his month », commente Nora – et s’insurge : « But Horizen101 should just give anybody a penis – or clothing, or an entire book. I mean it’s just code! » De manière caractéristique, la série tourne ici en dérision les fantasmes de surpuissance masculine et de « sexe incroyable102 » auxquels est régulièrement associée l’immortalité digitale, ainsi que l’« androcentrisme » habituel de ses descriptions – un biais qui était aussi moqué dans la scène de l’urinoir mentionnée plus haut. En exposant les mécanismes d’un au-delà virtuel opérant dans une économie de marché (« They want people to pay for upgrades. It’s called capitalism. », lui rappelle Nora), la scène fait apparaître le fait que ces perspectives présentées comme enthousiasmantes ne seraient accessibles qu’à celleux qui en auraient les moyens financiers, un aspect généralement peu abordé dans les évocations post-humanistes de cette technologie103.
En outre, le corps virtuel des Two Gigs se fige en noir et blanc lorsque leur crédit est épuisé, jusqu’à ce qu’un nouveau financement leur parvienne depuis le monde des vivants. C’est ce qui arrive à Nathan à la fin de la première saison, lorsqu’il tente par ce moyen de se défaire de sa dépendance financière vis-à-vis d’Ingrid (épisode 10). Le mystère entourant les circonstances de la mort de Nathan est d’ailleurs lié à son travail sur un au-delà digital accessible gratuitement et aux convoitises qu’attirait dans le monde des affaires le code qu’il avait créé. L’homme le plus riche de Lake View, David Choak, est persuadé que Nathan a été assassiné car son projet menaçait une industrie au chiffre d’affaires énorme (« You just threatened a 600-billion-dollar-a-year industry », ép. 2). La scène ouvrant l’épisode 9 montre également que dans le monde réel, les plus pauvres font la queue pour pouvoir être uploadés dans Freeyond, un service qui n’a de place que pour dix millions d’uploads mais donne la priorité aux plus défavorisé·e·s : l’offre est tellement alléchante que les candidat·e·s n’attendent pas d’être arrivé·e·s à la fin de leur vie pour télécharger leur conscience (voire celle de leur bébé). Les implications économiques et sociales de cette technologie fictive sont donc largement abordées par Upload, sans pour autant que ses accents dystopiques viennent éclipser la comédie romantique qui constitue sa trame principale en s’attachant à l’histoire d’amour naissante entre Nathan et Nora, son « Ange », c’est-à-dire l’employée de Horizen qui construit son avatar et veille à sa bonne adaptation une fois qu’il s’éveille à Lake View.
Upload construit ainsi, selon les mots de son créateur, Greg Daniels, une middletopia, un monde qui n’est ni utopie ni dystopie (Bojalad 2020) : la série résiste aux utopies post-humanistes non pas en y opposant une vision dystopique particulièrement effrayante, mais en considérant que les technologies permettant l’upload ne seraient pas en mesure de bouleverser complètement le fonctionnement ni l’avenir de l’humanité. Les sentiments et les élans qui animent les humains resteraient les mêmes : amour, jalousie, rivalité, amitié, cupidité, solidarité, empathie. La série repose d’ailleurs dans sa narration et ses personnages sur des ressorts qui ont largement fait leurs preuves comme le triangle amoureux, l’exploitation de la tension amoureuse (l’intrigue will-they-won’t-they), l’accident que l’on soupçonne être en réalité un meurtre, la petite amie possessive, la patronne psychorigide, etc. Ces topoï familiers ainsi que les multiples éléments transposés du monde réel dans l’univers de Lake View (comme les bugs informatiques, les publicités, les minibars payants, les inégalités abyssales entre les plus riches et les plus pauvres, les couchers de soleil romantiques) confèrent une force d’inertie au modèle (occidental) de vie actuel, avec ses nombreuses imperfections mais aussi tout ce qui le rend vivable, qui le prémunit dans cette série des mutations radicales dépeintes par les auteur·ice·s post-humanistes104. À l’exception notable du père de Nora, qui, pour des raisons religieuses et dans l’espoir de retrouver son épouse au ciel, ne se laisse pas convaincre par la perspective d’une afterlife à Lake View, les personnages que l’on rencontre dans la première saison sont favorables à l’immortalité digitale tout en reconnaissant que, comme le monde réel, Lake View est le lieu de nombreuses injustices et absurdités : « Life’s not fair. Neither is digital life extension », rappelle Ernie, le chien-pyschologue, à Nathan (épisode 2). Dans Upload, le monde réel déteint en quelque sorte sur l’univers virtuel. Lake View, qui n’est « ni la vraie vie, ni le paradis » comme le constate Nathan, lui a toutefois « ouvert les yeux sur beaucoup de choses », alors que, de son vivant, il « était à peine conscient d’être en vie », et lui a permis de rencontrer Nora – à l’instar de San Junipero, Lake View semble ainsi apporter son lot de paradoxes, en donnant au personnage principal la possibilité de réfléchir au sens de la vie et de révéler une « profondeur » insoupçonnée (épisode 7105).
Avec ses écrans omniprésents, ses effets de pixellisation, son travail sur la couleur et le noir et blanc (voir Fig. 13), sur l’image figée, Upload déploie une réflexivité foisonnante, qui évoque celle de certaines comédies musicales se déroulant dans le monde du cinéma, comme Singin’ in the Rain. Dans celles-ci comme dans Upload, « la technologie semble devenir le spectacle106 », par exemple, de façon frappante, lorsque Nora et Nathan admirent comme une aurore boréale ou « un feu d’artifice » le ciel de Lake View qui se teinte d’une lueur verte au moment de la mise à jour du système (« Wow, it’s better than fireworks! », épisode 9). On peut également parler à propos de cette série, comme du film Show Girl in Hollywood (réal. Mervyn LeRoy, 1930) étudié par Feuer, d’un effort « presque documentaire […] pour montrer la nouvelle technologie au spectateur107 » : nous voyons ainsi régulièrement les « coulisses » du monde virtuel, ou les processus de fabrication, qui apparaissent, par exemple, sur l’écran d’ordinateur de Nora alors qu’elle crée l’avatar de Nathan (épisode 1). Les visites de Nora à Nathan sont encadrées et entrecoupées de plans où nous la voyons à son bureau, ses lunettes de réalité virtuelle sur le nez ; son avatar lui ressemble en tout point sauf qu’il est « maquillé, coiffé et ne porte pas de jogging108 » ; nous voyons aussi Nathan exposer et modifier le code depuis l’intérieur même de la simulation grâce à un « icône » donné par Nora. Upload ne laisse jamais oublier que Nathan réside dans un « plan différent de l’existence109 », un monde entièrement artificiel que lui-même trouve « bizarre110 ». Comme dans les comédies musicales – on l’a vu aussi à propos de « San Junipero » –, la réflexivité ne vient pas déconstruire l’illusion créée par la série (pourtant elle-même un objet largement numérique). Dans Upload, celle-ci est préservée notamment parce que le spectacle de la technologie reçoit toujours des justifications dans le récit : par exemple, tel avatar apparaît en noir et blanc car il a été créé avec des photos anciennes, ou telle partie du plan laisse voir de gros pixels car un avatar se matérialise dans Lake View ou au contraire quitte la simulation. Cette réflexivité essentiellement ludique111 permet de ménager des surprises amusantes sans mettre en danger la cohérence du récit ni l’investissement émotionnel des spectateur·ice·s. Le spectacle de la technologie suscite parfois aussi la tristesse, comme lorsque l’image figée de Nathan à court de crédits de gigaoctets laisse voir couler une larme sur son visage (épisode 10, 20’15), ou l’émerveillement (des personnages comme des spectateur·ice·s), comme lorsque les manifestations visuelles de la mise à jour font office de soleil couchant en arrière-plan de la scène du premier baiser (Fig. 14). La réflexivité mise en place par Upload a dès lors des effets variés, finalement plus familiers et moins troublants que la « tromperie » d’ordre ontologique opérée par l’épisode de Black Mirror.
Conclusion
Lors de ce parcours qui nous a mené·e·s de Black Mirror à Upload, nous avons pu observer les croisements entre le corpus post-humaniste consacré au téléchargement de conscience et les séries télévisées récentes dans lesquelles les prédictions post-humanistes ont percolé. En hybridant le genre de la science-fiction avec d’autres genres (le mélodrame dans « San Junipero », le drame familial et la politique-fiction dans Years and Years, la comédie romantique, la satire sociale et le corporate thriller dans Upload), ces séries s’approprient les visions utopiques des technologies de l’au-delà numérique sans faire basculer le rêve post-humaniste dans le cauchemar à la manière d’autres œuvres de science-fiction. Au contraire, elles ré-enchantent à des degrés divers les perspectives d’une existence entièrement virtuelle, en soulignant la libération et (paradoxalement) le surcroît d’authenticité apporté par la vie dans la simulation (« San Junipero »), en évoquant une conscience dématérialisée qui, forte de toutes ses expériences humaines, serait à la fois justicière fantomatique et, telle le Dieu chrétien (1 Jean 4 : 8, 4 :16), « amour » (Years and Years), ou en suscitant l’émerveillement et l’amusement devant les possibilités ludiques offertes par un environnement virtuel (Upload). Elles font apparaître le biais androcentrique des discours post-humanistes (et aussi de nombreux films de science-fiction) sur les perspectives offertes par la vie « dans la machine », en le tournant en dérision par l’intermédiaire de personnages masculins (Upload), ou en imaginant des personnages féminins faire l’expérience du téléchargement de conscience (« San Junipero », Years and Years). Elles offrent aussi une résistance au biais capitaliste des auteur·ice·s comme Moravec pour qui la conjonction entre utopie et capitalisme semble aller de soi : en faisant de la conscience dématérialisée une conscience politique dans Years and Years ; en faisant la satire d’une « extension de vie digitale » obéissant à la logique du marché tout en soulignant les injustices sociales sur lesquelles celle-ci débouche dans Upload ; en reléguant aux non-dits du récit le possible aspect financier et marchand du « passage » vers San Junipero dans Black Mirror.
Par leurs réappropriations du modèle de l’immortalité digitale développé dans les textes post-humanistes et les réorientations qu’elles lui font subir, les trois séries ré-humanisent largement le post-humain. Si Yorkie, après son passage, et Nathan, après son arrivée à Lake View, sont des êtres hybrides, des avatars numériques dotés d’une conscience humaine, c’est bien leur humanité qui se manifeste dans leurs gestes et mouvements, ainsi que dans leurs comportements, sentiments et émotions, puisqu’aucune des accélérations et augmentations de l’intellect « dans la machine », attendues avec impatience par les auteur·ice·s post- et transhumanistes, n’est reprise dans Upload ni dans « San Junipero ». Interprétés par des acteur·ice·s de chair et d’os, ces personnages n’ont aucun mal à nous convaincre, ainsi que celleux avec qui iels interagissent, qu’iels sont des « personnes112 ». Quant à Years and Years, qui fait, semble-t-il, revenir Edith par le biais d’une enceinte vocale, elle ne développe pas plus avant l’hybridité humain-machine de l’esprit téléchargé, puisque le moment où le récit est interrompu empêche l’intégration de l’Edith numérique (si tant est que l’opération ait vraiment réussi) dans la trame narrative. Les trois séries se rejoignent dans leur réorientation de la focale post-humaniste de la « performance » vers l’amour, qui, dans Upload et « San Junipero », est rendu possible par l’univers virtuel et s’y épanouit113 et qui, dans Years and Years, constitue tout l’être d’Edith dématérialisée telle qu’envisagée par celle-ci à sa mort biologique.
Les trois séries offrent donc une vision rassurante de la puissance de l’humanité et de l’amour face à une technologie à l’impact potentiellement bouleversant sur la vie humaine, faisant peut-être, elles aussi, preuve de naïveté en se détournant de certaines des prédictions post-humanistes. Les formes de réflexivité qu’elles mettent en place ne visent pas ultimement à créer une distanciation devant leur propre caractère artificiel et technologique (alors qu’elles sont elles-mêmes des composites de prises de vues réelles et d’imagerie générée par ordinateur) : leur réflexivité n’est pas une actualisation de celle qui est visible dans certains films des années 1960 et 1970. Au contraire, ces séries renouent dans une certaine mesure avec la réflexivité « conservatrice » des comédies musicales (dans « San Junipero » ou Upload) et déploient la réflexivité « opérationnelle » à l’œuvre dans de nombreuses séries depuis la fin des années 1990 (dans « San Junipero » et dans Years and Years). Cette dernière invite à l’émerveillement devant les « effets spéciaux narratifs114 », le récit étant le résultat d’une créativité et d’un travail (encore) typiquement humains, quand bien même il est souvent collectif, dans les séries télévisées. Dans Upload, la réflexivité est omniprésente mais ludique et contenue par les effets d’ « encadrement » constants, la parodie et l’humour, qui permettent d’entretenir avec les spectateur·ice·s une relation que l’on pourrait qualifier de camaraderie : tout comme Nora s’amuse à parfois taquiner Nathan en modifiant son environnement depuis son ordinateur, la série nous trompe de temps à autre très brièvement sur ses images, tout en établissant avec nous une relation de confiance et de connivence. Upload privilégie ainsi une relation de proximité avec ses spectateur·ice·s plutôt qu’une forme de réflexivité les invitant à se distancier.
La série la plus récente, qui est aussi celle qui développe sur la plus longue durée le thème de l’immortalité digitale, est ainsi, de façon assez frappante, celle qui, pour traiter d’une technologie futuriste, repose sur les recettes les plus éprouvées dans la construction des intrigues, des personnages et de leurs relations, et sur une réflexivité « conservatrice » renvoyant à un genre cinématographique établi de longue date : une mobilisation de traditions qui viennent appuyer son postulat de la durabilité de l’humanité face à l’avancée technologique majeure qu’elle imagine. En opérant sur le mode du trompe-l’œil, « San Junipero » s’avérait certainement plus propice à une déstabilisation des repères devenant source de questionnements, quand Years and Years laissait aux spectateur·ice·s le soin d’imaginer à quoi pourraient ressembler, si l’opération d’Edith avait bien été un succès, les années et les années à venir. Ces trois séries, en mettant en scène une technologie suscitant de nombreux débats avant même d’être concrètement réalisable, auront en tout cas réfléchi les enjeux existentiels, philosophiques, sociaux, économiques et éthiques d’un tel devenir de l’humanité autant qu’elles auront donné à y réfléchir115.
Bibliographie
Alister, « Qu’est-ce qu’on va faire de toi », Aucun mal ne vous sera fait, Barclay 2008.↩︎
Connect Conference, 2021 : Mark Zuckerberg annonce que Facebook devient Meta.↩︎
Kelly dans Black Mirror, saison 3, épisode 4, « San Junipero », Netflix, 2016.↩︎
« “postbiological” or even “supernatural” » (je traduis, comme ce sera le cas dans la suite de l’article pour les autres citations traduites de textes en anglais) (Moravec 1988, 1)↩︎
« our artificial offspring » (Moravec 1988, 1)↩︎
« can fully share in the magical world to come » (Moravec 1988, 109)↩︎
« Imagine that a human mind might be freed from its brain […]. » (Moravec 1988, 4)↩︎
« A computation in progress– what we can reasonably call a computer’s thought process –can be halted in midstep and transferred, as program and data read out of the machine’s memory, into a physically different computer, there to resume as though nothing had happened. » (Moravec 1988, 4)↩︎
« With enough widely dispersed copies, your permanent death would be highly unlikely. » (Moravec 1988, 112)↩︎
Formulation utilisée un peu plus loin dans le texte : « you live on in the machine » (Moravec et Pohl 2001, 54).↩︎
« And the things you do with peers are really a lot of fun. […] you can enjoy a simulated Campari on the synthesized Champs Élysées […] » (Moravec et Pohl 2001, 57‑58)↩︎
« the question that’s really on your mind: What about sex? » (Moravec et Pohl 2001, 56)↩︎
Moravec conclut d’ailleurs par une longue citation extraite du célèbre monologue d’Hamlet son ouvrage intitulé Robot. Mere Machine to Transcendent Mind (1999).↩︎
Il existe cependant des divergences importantes entre le posthumanisme technologique de Moravec et le transhumanisme : voir par exemple Oliver Krüger (Krüger 2021, 61‑62).↩︎
But an upload’s experience could in principle be identical to that of a biological human. An upload could have a virtual (simulated) body giving the same sensations and the same possibilities for interaction as a non-simulated body. With advanced virtual reality, uploads could enjoy food and drink, and upload sex could be as gloriously messy as one could wish. And uploads wouldn’t have to be confined to virtual reality: they could interact with people on the outside and even rent robot bodies in order to work in or explore physical reality (Bostrom 2014). Traduction en français dans le texte par nous.↩︎
« Transhumanism takes very seriously the goal of extending our lives not just for a few years or even decades, but indefinitely. » (More et Vita-More 2013, 112)↩︎
« The Terasem Mouvement, founded by Martine Rothblatt […] describes itself as a “transreligion for technological times” » (Hauskeller 2016, 167).↩︎
Cité par Hauskeller (2016), p. 167 : « Technology could one day make this a reality through digital backups – the idea of transferring a person’s consciousness on to a hardrive, which could then be placed into quasi-utopian conditions. Heaven could be a virtual reality world hosted on a computer server somewhere. » (Voir Cuthbertson (2015))↩︎
« the posthumanist dream of immortality as a computer program » (Krüger 2021, 259). O. Krüger et K. Hayles sont des exemples de ces auteurs critiques.↩︎
Outre les références déjà citées, deux articles reproduits dans The Transhumanist Reader (cité plus haut), édité par Max More and Natasha Vita-More (deux figures de proue du transhumanisme) explorent la faisabilité du transfert d’esprit (chapitres 14 et 15). L’ouvrage Intelligence Unbound: The Future of Uploaded and Machine Minds (Blackford et Broderick 2014) offre de plus une pléthore de discussions d’ordres variés sur la question et intègre des articles défendant un point de vue défavorable au transfert de conscience.↩︎
« The ideas of technological posthumanism and transhumanism have now found their way into literature, art, film, television, and journalism. » (Krüger 2021, 20).↩︎
« An AI is like any intelligence, it has needs, it will start to evolve, to influence, perhaps the entire world, everywhere »↩︎
« posthumanist visions, based entirely on the results of scientific extrapolations » (Krüger 2021, 243).↩︎
« existential unease », « social, philosophical, economic, and political risks » (Krüger 2021, 244).↩︎
Pour des raisons de temps et de place, seule la première saison, sortie en 2020, fera ici l’objet d’une étude.↩︎
« The charms of spectacle » est une expression utilisée par Stam (1992), p. 1.↩︎
« [Reflexive art] casts a spell and then as quickly disenchants. » (Stam 1992, 5)↩︎
« a technique whereby art reveals the principles of its own construction » (Stam 2000, 148).↩︎
« In the broadest sense, filmic reflexivity refers to the process by which films foreground their own production […],their authorship […], their textual procedures […], their intertextual influences […], or their reception […]. » (Stam 2000, 151).↩︎
« Immersion into the fiction suddenly seemed to become impossible. » (Elsaesser et Hagener 2010, 56)↩︎
« With 1980s post-modernism, however, belief in the critical possibilities of reflexivity largely receded. » (Elsaesser et Hagener 2010, 75)↩︎
« [These films and programs] are relentlessly reflexive, but almost always within a pervasively ironic stance which looks with bored distaste at all political position-taking. » (Stam 2000, 303)↩︎
«Yet, rather than triggering alienation effects, television often simply alienates. » (Stam 2000, 303)↩︎
Voir Mittell (2006) ; Sconce (2004). Cette même forme de réflexivité est retrouvée par Eleanora Ravizza dans Mad Men (Ravizza 2020, 29).↩︎
« the key pleasure of unraveling the operations of narrative mechanics » (Mittell 2006, 35).↩︎
« forcing the viewer into some form of Brechtian distanciation (however mild) » (Sconce 2004, 106).↩︎
« Thus these programs convert many viewers to amateur narratologists […] » (Mittell 2006, 38).↩︎
Voir Mittell (2006) et Ravizza (2020), p. 29 sur les plaisirs associés à la réflexivité des séries.↩︎
Il est ainsi difficile de parler des séries actuelles comme de créations numériques, même pour celles qui sont diffusées via des plateformes de streaming sur Internet. En effet, ces plateformes ont construit leur identité médiatique en référence à la télévision, notamment à la chaîne câblée HBO, et au cinéma : si Netflix, par exemple, a apporté des changements importants, c’est en se posant comme rivale d’HBO et en se positionnant bien comme de la télévision dans le champ médiatique, mais une forme de télévision de meilleure qualité et plus prestigieuse que la télévision traditionnelle, dite « linéaire » (voir par exemple Jenner (2018), p. 1-20).↩︎
Film de 1987 réalisé par Joel Schumacher.↩︎
Max Headroom est une série télévisée diffusée sur la chaîne ABC entre 1987 et 1988.↩︎
La série, dont les cinq saisons sont disponibles sur Netflix, est, par exemple, ainsi décrite sur la page qui y est consacrée sur la plateforme de streaming : « Cette anthologie de science-fiction explore un futur high-tech retors où se heurtent les plus belles innovations de l’humanité et ses plus bas instincts. »↩︎
« I was married to a guy. A long time I was married » (22’20)↩︎
L’avenir proche dans lequel s’avère se dérouler l’épisode n’est pas daté, mais cette conversation permet de le situer autour de 2027 : Greg (qui est en fait l’un des infirmiers) indique que Yorkie a eu son accident lorsqu’elle avait 21 ans. Les éléments d’information donnés dans l’épisode laissent raisonnablement penser que Yorkie était âgée d’une vingtaine d’années en 1987, l’année sur laquelle est « réglée » la simulation lorsqu’elle « visite » San Junipero pour la première fois.↩︎
Les forums de fans recensent de nombreux détails de ce type. La page consacrée à « San Junipero » sur le site TV Tropes a également une section intitulée « Foreshadowing » qui établit une longue liste d’exemples.↩︎
Le site « Reddit » comprend ainsi une pléthore de discussions sur ce seul épisode.↩︎
On dénombre trois miroirs dans la pièce où se change Yorkie.↩︎
On pourrait continuer le « drilling » longtemps: dans le clip de la chanson « Ironic », Alanis Morissette est dédoublée, à la fois au volant et visible dans le rétroviseur, sur le siège arrière de la voiture ; le film Scream (réal. Wes Craven, 1996) à l’affiche est connu pour ses constantes mises en abime du film d’horreur et pour la révélation finale de la double identité de son terrifiant meurtrier masqué.↩︎
« In 1985, British director Rocky Morton (b. 1955) devised the idea for television’s first CGI/AI onscreen personality: Max Headroom. » (Hall 2021, 208)↩︎
L’opération est tout d’abord un échec et le Carter digitalisé se contente de répéter « Max Headroom », les mots inscrits sur la barrière percutée par Carter au moment de son accident. Cependant Edison sera sauvé et sa copie numérique sera réparée. Sur une chaîne télévisée pirate, il deviendra un animateur vedette sous le nom de Max Headroom, « un individu unique et indépendant à part entière. » (« an entirely independent and unique individual ») (Rogers 2020, 182)↩︎
« It is very like the other bloke, but it is not a film. That […] is a complete person. In that machine is the coded mind of the dead Mr. Carter. Soon, I will be able to reconstruct anyone on a screen… »↩︎
C’est d’ailleurs ce clip que l’on voit sur les écrans de télévision au début de « San Junipero » : Max Headroom est le chanteur du morceau d’Art of Noise, « Paranoimia » (1986). Lorsque Yorkie passe devant la vitrine, on entend faiblement le son provenant des téléviseurs, au moment où Max se demande : « Am I dreaming? No! Where am I? », des paroles qui pourraient exprimer les pensées de Yorkie à ce moment précis. Dans ce clip, Max est dans un poste de télévision sur un lit à roulettes d’hôpital, un autre parallèle avec la situation de Yorkie.↩︎
« The system’s there for therapeutic reasons. Immersive nostalgia therapy… Plunge you into a world of memories », dit Kelly (42’45).↩︎
C’est d’ailleurs une question que pose une journaliste au créateur de la série Charlie Brooker, dans un entretien pour Vogue où elle lui demande ce qu’il pense de l’hypothèse, très en vogue dans la Silicon Valley, selon laquelle nous vivons à l’intérieur d’une simulation (Garcia 2016).↩︎
« it is in the adept manipulation of space that baroque virtuosity lies » (Ndalianis 2004, 177)↩︎
Comme le font remarquer Corey Martin et Joanna McIntyre: « For the characters of ’San Junipero’, technology is not a source of dehumanisation. » (Martin et McIntyre 2019, 12)↩︎
Épisode « de Noël », diffusé sur Channel 4 en décembre 2014.↩︎
« White Christmas » révèle aussi tardivement la nature numérique d’un des personnages, mais d’une façon moins surprenante que « San Junipero ». Dans « White Christmas », une technologie permet la fabrication de clones numériques, appelés « cookies ». Le cookie, stocké dans un œuf blanc muni d’un voyant clignotant, peut être doté d’un corps et d’un environnement virtuels par quelques rapides réglages.↩︎
Le clone de Greta, qui est convaincu d’être Greta, est soumis à une torture psychologique visant à assurer son entière soumission, nécessaire pour qu’elle s’astreigne aux tâches d’assistante personnelle envers la Greta physique, qui a payé le clonage et la mise en place de ce « service ». Dans une séquence évoquant les supplices de Prométhée ou de Sisyphe et par des images où dominent l’absurde et l’enfermement absolu, les dernières minutes de l’épisode montrent d’autres utilisations punitives possibles d’un environnement virtuel contrôlé de l’extérieur : soumis à un ralentissement extrême de l’écoulement du temps, au son de la même chanson de Noël (le poste maintes fois brisé réapparaît systématiquement à la même place), Joe, le cookie d’un meurtrier lui-même emprisonné, est condamné à demeurer à l’intérieur d’une réplique numérique du lieu du crime, la cuisine d’une maison elle-même enfermée dans une boule à neige posée à côté de l’évier de cette même cuisine.↩︎
Comme elle le révèle à Kelly lors de leur première rencontre : « I used to wear them in school, so I guess now, they’re just kind of a… comfort thing » (6’20).↩︎
Sa famille s’oppose ainsi à son « passage » à San Junipero comme l’explique Greg, l’infirmier qui s’occupe de Yorkie et qui a accepté de l’épouser pour permettre son euthanasie.↩︎
« I believe they’re nowhere » (53’24)↩︎
« her perceived obligation to her husband’s legacy » (Martin et McIntyre 2019, 15).↩︎
« Who can even make sense of forever? » (50’25)↩︎
Ce nom signifie « bourbier », « cloaque ». Sur ce lieu, voir Daraiseh et Booker (2019) : « The obvious implication is that, if Tucker’s is a vision of heaven as a place on earth, the Quagmire is a vision of hell » (p. 158)↩︎
« All those lost fucks at the Quagmire trying anything to feel something. » (53’40)↩︎
« You want to spend forever somewhere nothing matters? » (53’36).↩︎
« Contrasting the other episodes in the season, in “San Junipero” technology is illustrated as that which can keep these obstacles at bay. » (Martin et McIntyre 2019, 11‑12)↩︎
« both Kelly and Yorkie are free to be more their “real” selves in the simulated environment of San Junipero. » (Daraiseh et Booker 2019, 157) ; voir aussi : « What is less obvious (and perhaps more important) is that life for both Kelly and Yorkie in San Junipero is potentially more authentic than their respective lives in the physical world. » (Daraiseh et Booker 2019, 156)↩︎
« Filmmakers such as Godard were particularly interested in breaking down audience’s expectations of escapist entertainment and sought to continually violate narrative conventions in order to keep drawing viewers back to politically charged reality. » (Hight 2010, 136)↩︎
Terme utilisé par Feuer (1982), par exemple p. 43, à propos des comédies musicales qui racontent le tournage d’un film ou la préparation d’un spectacle. Voir plus loin sur la réflexivité à l’œuvre dans les comédies musicales.↩︎
« Whereas the themes of science fiction movies often warn about the negative implications of new technologies and scientific advancement within the film narrative, science fiction themes also manifest themselves in the advanced (science fiction) technologies used to construct the film’s effects. » (Ndalianis 2004, 181)↩︎
« Gaeta recognizes the paradox. “You have these paranoid films about the Matrix depicting how people are put in a mental prison by misusing this technology, and you have the military constructing something like the actual Matrix. Or maybe our technology will become the actual Matrix, and we have inadvertently spilled the vial of green shit out onto the planet.” » (John Gaeta a supervisé les effets spéciaux des films) (Silberman 2003)↩︎
Il s’agit de « Something Against You » (1988) (Daraiseh et Booker 2019, 159). Voir aussi cet article à propos d’autres chansons dans l’épisode (Daraiseh et Booker 2019, 153‑55).↩︎
« an essentially grief-proof sphere of existence wherefrom death and truth were banned » Vladimir Nabokov, Lolita (1955), cité par Stam (1992), p. 90.↩︎
À propos de Singin’ in the Rain (réal. Gene Kelly et Stanley Donen, 1952): « Thus the film has it both ways; the reflexive devices designate the film as illusion, while the film itself casts an illusory spell. » (Stam 1992, 93)↩︎
Outre les exemples donnés en introduction, voir aussi Krüger (2021), p. 264, où l’auteur cite les propos de Frank Tipler sur le sexe au paradis virtuel: « yes, sex will be available to those who wish it… However, the problems which sex generates in our present life will not occur in the afterlife… it would be possible for each male to be matched not merely with the most beautiful woman in the world, not merely with the most beautiful woman who has ever lived, but to be matched with the most beautiful woman whose existence is logically possible » ; sur les promesses de l’immortalité digitale formulées par Moravec, Tipler et Kurzweil : « eternal youth, endless potency, and fantastic sex with supernatural playmates – but now without any threat of disease and fatherhood. » (Krüger 2021, 292)↩︎
« However, Bostrom and his colleagues do not realize the degree to which their own trans- and posthumanist utopia is shaped by cultural values, and in particular by their Euro- and androcentric bias. » (Krüger 2021, 311); « the concepts of transcendence, superhumanity, and superintelligence play a special role, all of which reflect a particularly male ideal of human existence. » (Krüger 2021, 260) On notera cependant que « San Junipero », ancré dans les références à la culture anglo-saxonne des années 1980, est, comme les écrits post- et transhumanistes, « eurocentrique ».↩︎
« The obsolescence of the human being manifests itself in posthumanist discourse in two distinct aspects: firstly the literally “outdated” biological body, and secondly the obsolete nature of humanity as a collective species. » (Krüger 2021, 164‑65)↩︎
On peut comparer avec le traitement de la mort biologique par Moravec et Pohl: « And when that demon in your belly at last makes the body you have occupied all these years useless, and the couple of pounds of wetware in your skull has to die… you live on in the machine » (Moravec et Pohl 2001, 54).↩︎
« In posthumanist discourse, all the problematic aspects of existence in virtuality are completely blanked out. Social, philosophical, economic, and political risks as enacted in science fiction are limited in this discourse to the childishly naive description of a huge performance increase in all areas of human activity. »↩︎
« the posthumanist utopia comes across as an individualistic project that promises the individual divine and paradisiacal prospects. » (Krüger 2021, 259)↩︎
Voir Daraiseh et Booker (2019), p. 157-158 et la formule de Owen Harris, réalisateur de l’épisode, pour désigner ce lieu : « a sort of splinter of Black Mirror » (Strause 2016)↩︎
Voir Moravec et Pohl (2001), Krüger (2021), p. 293 ainsi la description du cyberespace comme lieu de compétition obéissant à la « loi de la jungle » (Moravec 1999, 171‑72).↩︎
« the mass marketing of a relatively simple, accessible, and affordable means for Grandma, through her mindclone, to stick around for graduations that will happen several decades from now represents the real money. » (Rothblatt 2014, 11)↩︎
Un post de « thombruce » sur le forum Reddit attire l’attention sur cette référence à la publicité qui peut passer largement inaperçue au premier visionnage tant la scène est émotionnellement intense (et justement interprétée par les deux actrices). « Thombruce » développe une théorie selon laquelle ce qui est donné à entendre à Kelly est bel et bien un discours commercial, déguisé en discours amoureux. On peut également penser aux stratégies de « parrainage » par lesquelles un·e client·e d’un service ou d’un commerce est encouragé·e à recommander l’entreprise à d’autres personnes afin de lui amener de nouveaux clients, en l’échange d’un avantage comme une remise ou un cadeau. De fait, la relation amoureuse entre les deux femmes aboutit à une « pastille » supplémentaire pour TCKR Systems.↩︎
Les multiples discussions de fans telles que celle citée plus haut témoignent des questionnements variés suscités par l’épisode auprès de son public.↩︎
« I don’t want to be flesh. I’m really sorry but I’m going to escape this thing and become digital […] I want to live forever. As information. Because that’s what transhumans are, mum. Not male. Or female. But better. Where I’m going, there’s no life or death, there’s only data. I will be data. »↩︎
« Some posthumans may find it advantageous to jettison their bodies altogether and live as information patterns on vast super-fast computer networks. »↩︎
« Transplanted human minds will often be without physical bodies, but hardly ever without the illusion of having them. » (Moravec 1999, 171)↩︎
« But the bodiless mind that results, wonderful though it may be in its clarity of thought and breadth of understanding, would be hardly human. It will have become an AI. » (Moravec 1999, 172)↩︎
« I’ve got to live on. Cos I want to see. The next ten years, the next hundred, the next thousand, I want to know where we’re going. »↩︎
« I’ll enter that machine and I will become a spirit. An imp. A sprite. I will fly across the oceans and hunt her down, and then… »↩︎
They’re love. That’s what I’m becoming. Love. I am love.↩︎
Même si, précise Moravec, ils auront la possibilité de nous « recréer »: « So, one way or another, the immensities of cyberspace will be teeming with unhuman superminds, engaged in affairs that are to human concerns as ours are to those of bacteria. Memories of the human past will occasionally flash through their minds, as humans once in a long while think of bacteria, and those thoughts will be detailed enough to recreate us. » (Moravec 1999, 172‑73)↩︎
Le moi numérisé d’Edith peut aussi être vu comme une figuration des fantasmes des spectateur·ice·s quant à la fiction sérielle : ne jamais arrêter de voir et pouvoir même entrer dans le monde représenté par le spectacle, une évocation opportune au moment où la série s’approche de sa conclusion.↩︎
« The most perfect natural beauty that man can design. »↩︎
A titre de comparaison, Upload trompe également les spectateur·ice·s avec des images montrant des paysages apparemment naturels en ouverture du premier épisode (comme l’ouverture de « San Junipero » et son paysage nocturne) mais révèle très rapidement, quelques secondes plus tard, que ces images proviennent d’une publicité pour Lake View, défilant sur un écran situé dans un wagon de métro.↩︎
Voir les citations des textes de Moravec données en introduction.↩︎
L’entreprise qui a créé et gère Lake View.↩︎
« […] not just sex. Not even just very good sex. Incredible sex […] » (Moravec et Pohl 2001, 56). La série semble prendre cette affirmation littéralement en montrant Luke et Mildred Kannerman au lit (Fig. 13) après « the best sex », dans un plan où Mildred, qui est un avatar en noir et blanc, a la tête encadrée par ses deux propres jambes, grâce à des capacités de souplesse qu’elle a fait ajouter à son avatar en payant un supplément (épisode 7).↩︎
La série anticipe aussi d’une certaine manière les débuts du metaverse et de la plateforme sociale de réalité virtuelle appelée elle-même Horizon (« Horizon social VR platform »), de Mark Zuckerberg, où les avatars ont un graphisme plutôt sommaire et… pas de jambes. La raison n’est pas financière, mais technique : « legs are hard », admet Zuckerberg. Des améliorations sont prévues pour les avatars en 2023, ainsi que la création de magasins de vêtements : « And Meta is launching an avatar store in VR later this year so you can more easily shop for clothes and specific looks. » (Peters 2022)↩︎
Par exemple, « [The future] is a world in which the human race has been swept away by the tide of cultural change, usurped by its own artificial progeny. » (Moravec 1988, 1). Voir aussi tous les discours sur la « Singularité », définie ainsi par O. Krüger : « SINGULARITY: The postulated point or short period in our future when our self-guided evolutionary development accelerates enormously (powered by nanotechnology, neuroscience, AI, and perhaps uploading) so that nothing beyond that time can reliably be conceived. » (Krüger 2021, 81).↩︎
Dans cet épisode, Nathan fait visiter Lake View au père de Nora (Chris Williams) gravement malade : « It’s not real life, it’s not heaven », lui dit-il au début de la visite, puis lors d’une promenade en forêt : « I was barely aware that I was alive » ; « But now my eyes have been opened to a lot of things. I’m starting to really appreciate what I have. », « You actually have some depth to you », approuve le père de Nora.↩︎
« Once again the technology seems to become the show. » (Feuer 1982, 46).↩︎
« Show Girl becomes almost documentary in its efforts to show the new technology to the spectator » (Feuer 1982, 45‑46).↩︎
« I mean, my avatar has makeup on, my hair’s nice and I’m not in sweatpants, so a little better than normal but nothing else is tweaked. » (épisode 1).↩︎
« two different planes of existence », épisode 4.↩︎
Episode 1, lorsque Nathan découvre que les feuilles des arbres dans la forêt sont datées et estampillées du nom Horizen Corp.↩︎
« By a simplificatory fiction, I have disengaged three perennial modes of reflexive art: ludic, for example, the playful self-referentiality of a Borges novel, a Keaton two-reeler or a TV sitcom; aggressive, the modernist dehumanization typical of Jarry’s Ubu Roi or Bunuel’s L’Age d’Or; and didactic, and (sic) the Brechtian materialist fictions of Godard, Berger, Tanner. » (Stam 1992, xvi‑xvii)↩︎
Voir Upload, épisode 7, où le père de Nora s’adresse d’abord à Nathan comme à une machine : Nathan répond tout d’abord à la manière d’une IA ou d’un ordinateur avant de détromper David « No, just messing with you, I’m a person ».↩︎
On peut contraster ces séries avec The Matrix (Krüger 2021, 244).↩︎
« narrative special effects » (Mittell 2006, 35).↩︎
Je remercie les organisateur·ice·s de la Journée Technologies désenchantées, Formes et enjeux de la réflexivité dans les créations numériques contemporaines ainsi que les collègues présent·e·s pour leurs remarques et questions, qui ont grandement bénéficié à ma réflexion.↩︎