×

Ce site est un chantier à ciel ouvert habité par les éditeurs, lecteurs, auteurs, techniciens, designers de Sens public. Il s'agence et s'aménage au fil de l'eau. Explorez et prenez vos marques (mode d'emploi ici) !

What Remains of Edith Finch

Les signes inachevés

Informations
  • Résumé
  • Mots-clés (19)
      • Mot-clésFR Éditeur 8 articles
        8 articles
        Mot-clésEN Auteur 2 articles
        2 articles
        Mot-clésFR Auteur 1 article
        1 article
        Mot-clésFR Auteur 1 article
        1 article
        Mot-clésEN Auteur 13 articles 1 dossier,  
        13 articles 1 dossier,  
        Mot-clésFR Auteur 13 articles 1 dossier,  
        13 articles 1 dossier,  
        Mot-clésFR Auteur 1 article
        1 article
        Mot-clésFR Auteur 6 articles 1 dossier,  
        6 articles 1 dossier,  
        Mot-clésFR Éditeur 17 articles 1 dossier,  
        17 articles 1 dossier,  
        Mot-clésEN Auteur 6 articles
        6 articles
        Mot-clésFR Auteur 5 articles
        5 articles
        Mot-clésEN Auteur 1 article
        1 article
        Mot-clésFR Auteur 2 articles
        2 articles
        Mot-clésEN Auteur 1 article
        1 article
        Mot-clésFR Auteur 5 articles 1 dossier,  
        5 articles 1 dossier,  
        Mot-clésEN Auteur 4 articles 1 dossier,  
        4 articles 1 dossier,  
        Mot-clésEN Auteur 2 articles
        2 articles
        Mot-clésFR Éditeur 3 articles
        3 articles
        Mot-clésEN Auteur 6 articles 1 dossier,  
        6 articles 1 dossier,  
      Texte

      Introduction

      What Remains of Edith Finch est un jeu d’aventure subjectif solo à la première personne, écrit et réalisé par Ian Dallas, au sein du studio indépendant Giant Sparrow. Le titre a été publié par Annapurna Interactive au printemps 2017. D’abord sorti sur PS4 et Windows, il fut porté sur Xbox dès l’été 2017, puis sur Switch deux ans plus tard, en juillet 2019.

      What Remains of Edith Finch, rapidement traduit en onze langues, fut l’un des événements vidéoludiques majeurs de l’année 2017 et, au-delà, de la décennie 2010. Le jeu récolta près d’une trentaine de récompenses ou de nominations, parmi lesquelles le prestigieux Game Award de 2017 pour la meilleure narration et le BAFTA du meilleur jeu, après une année pourtant très riche en pépites. La presse internationale a été unanime et les journaux français n’ont pas non plus manqué de superlatifs : « Un chef-d’œuvre, tout simplement », selon Olivier Bénis de France Inter (2019), un jeu qui « touche au sublime » pour Julie Foussereau de Télérama (2017). What Remains of Edith Finch a aussi donné lieu à des travaux universitaires : Google Scholar compte dans sa base 263 mentions du titre, pour la plupart sur les années 2018 et 20191. Le titre ne se recommande pourtant ni par ses performances techniques ni par l’originalité de son gameplay. Dans cette promenade interactive, le joueur incarne une jeune femme de dix-sept ans, Edith Finch, qui revient dans la maison de son enfance, sur une île au large de l’État de Washington, après le décès de sa mère Dawn. Edith avait quitté la demeure familiale avec elle sept ans plus tôt, au moment de la mort de son arrière-grand-mère, qui portait comme l’héroïne le nom d’Edith, mais que tous appelaient Edie. Au cours du jeu, la jeune Edith, qui a reçu en legs la clef de la maison, en explore chaque pièce, pour tenter de comprendre les circonstances étranges de toutes les morts prématurées qui ont frappé sa famille. Peu à peu, au fil des récits qu’elle découvre, et qui lui feront revivre les derniers instants de ses proches, Edith entrevoit la vraie nature de la prétendue malédiction qui frappe les Finch depuis cinq siècles.

      Plus qu’un jeu au sens habituel du terme, What Remains of Edith Finch appartient à la catégorie désignée par le sobriquet de walking simulator, genre controversé né en 2012 avec Dear Esther. Le gameplay, minimaliste, consiste à explorer une maison, interagir avec des objets, regarder les détails, écouter les monologues d’Edith et des autres personnages, lire le journal dont le texte surgit au sein même des éléments du décor. Nul ennemi à vaincre, nul point de victoire, très peu de choix laissés aux joueurs : conformément aux principes du walking simulator, nous sommes ici aux limites du jeu vidéo. L’absence de cinématique, les partis pris graphiques très assumés et le point de vue constamment subjectif interdisent de parler de cinéma interactif mais, malgré tout, le récit est au cœur de l’expérience vidéoludique, et c’est bien comme jeu avant tout narratif que le titre a été salué dès sa sortie.

      On pourrait penser que What Remains of Edith Finch, du fait de ses exceptionnelles qualités narratives, est une célébration en acte du médium vidéoludique comme nouvelle frontière du récit, offrant à la narration « un champ des possibles infini2 ». Mais au contraire, si What Remains of Edith Finch se révèle bien être un jeu réflexif et une méditation sur le récit, il constitue en réalité une mise en garde contre les histoires bien davantage qu’une glorification de la fiction. Ce récit-jeu, incroyablement brillant et poignant, repose ainsi sur un paradoxe : il ne mobilise une inventivité et une créativité universellement applaudies que pour mieux interroger la valeur et, le cas échéant, le danger des histoires.

      C’est ce paradoxe que je voudrais mettre en évidence et, peut-être, tenter de dénouer. Dans un premier temps, je relèverai rapidement, sans du tout les épuiser, quelques éléments constitutifs du tour de force narratif que représente What Remains of Edith Finch. Dans un second temps, je montrerai comment le jeu détourne en fait les conventions du conte et de leur énonciation afin de montrer le danger que recèle tout roman familial comme fictionnalisation de l’existence. Je me demanderai en troisième partie si le jeu vaut comme une condamnation générale et paradoxale des mises en récits, ou si, tout en avertissant des dangers qu’entraîne le verrouillage du sens à la faveur d’une narration inévitablement fictionnalisante, What Remains of Edith Finch ne ménage pas une place pour une forme d’autofiction ouverte et, pour ainsi dire, « postmoderne », dont la cohésion toujours provisoire n’est fondée que sur l’évanescence de traces incertaines.

      Un tour de force narratif

      Le joueur, au seuil de l’expérience vidéoludique, croit d’abord reconnaître dans le titre de Giant Sparrow des genres narratifs auxquels il est habitué. La demeure, étonnante et sinistre, dissimulant de lourds secrets, rappelle les codes du gothique revu par la dark fantasy à la Lovecraft, qui firent souvent les beaux jours du jeu vidéo, depuis Alone in the Dark ou Phantasmagoria. Ian Dallas déclare :

      Nous avons été fortement influencés par la weird fiction, un genre littéraire rendu populaire par des auteurs comme H. P. Lovecraft et Edgar Allan Poe, qui mettent souvent en scène ce que l’on ressent dans un univers plus étrange que ce que l’on peut imaginer3.

      Nous reconnaissons aisément le scénario : une jeune fille esseulée, au cœur d’une invraisemblable demeure isolée, creusée de pièces souterraines et de passages secrets, habitée par des monstres supposés et pourvue même de son propre cimetière. La vieille Edie suggère à plusieurs reprises la présence de créatures étranges et de spectres, dans les interviews qu’elle a donnés à la presse locale, ou encore dans le récit qu’elle voulait laisser à son arrière-petite-fille, qui évoque une maison engloutie au large de la côte et tenue pour hantée. Edith, qui a quitté la demeure des Finch lorsqu’elle avait onze ans, confesse dès son retour que les lieux l’avaient toujours mise mal à l’aise et qu’elle en comprend seulement la raison : en fait, la bâtisse la terrorisait.

      Enfant, la maison me mettait mal à l’aise d’une manière que je ne pouvais exprimer par des mots. Maintenant, à dix-sept ans, je savais exactement quels étaient ces mots. J’avais peur de la maison4.

      La maison entretient des ressemblances évidentes avec les demeures maudites de Lovecraft. Proliférante, cancéreuse, avec, dit-on, un homme-taupe dissimulé dans ses entrailles (« a mole man »), elle est aussi décrite comme dévoratrice : Milton, frère aîné d’Edith, disparut un jour « comme si la maison l’avait avalé », rapporte Edith dès le début de son journal5. Le joueur explore également, de nuit, les abords de la demeure, lugubres à souhait : grands arbres oscillant sous le vent, rivage couvert d’épais nuages et battu par les flots, forêt solitaire… Tous les ingrédients d’un jeu d’épouvante sont réunis : le joueur, habitué à ces codes, se demande quels monstres sont tapis à l’intérieur de la maison, celle-ci apparaissant comme le personnage essentiel de l’aventure. Différents éléments, au cours de l’enquête, confirment cette atmosphère : la mort de Barbara est ainsi racontée à travers un comic d’épouvante comme il s’en publiait dans les pulp fictions des années 1950-60.

      Or, en réalité, nous échapperons à tous les stéréotypes habituels de la maison hantée. Edith, comme elle le déclare dans une des bandes-annonces, ne « croit pas aux fantômes » (« I don’t believe in ghosts ») ; du moins n’affrontera-t-elle nulle créature surgie des enfers ; point de jumpscares, ni d’autres artifices fréquents dans les jeux d’horreur : l’héroïne ne bravera ici que des souvenirs. En entrant chez les Finch, plus que dans le monde de la terreur, nous pénétrons dans le territoire de l’étrange et du réalisme magique. Ian Dallas avoue volontiers sa dette envers la littérature fantastique sud-américaine ; il nomme Gabriel García Márquez, mais le jeu nous fait aussi songer à Borges : les livres de ces deux auteurs sont omniprésents dans la maison labyrinthique des Finch6. En fait, au cours de notre progression dans la séduisante et terrifiante demeure, nous ne rencontrerons rien d’absolument contraire à la raison, mais tout y sera improbable, bizarre, baroque, suscitant une impression de malaise et d’inquiétante étrangeté : « Rien dans la maison ne semblait anormal, seulement, il y avait juste tout en trop. Comme un sourire avec trop de dents7… »

      L’Unheimlichkeit procède de l’excès (« too much »), et la métaphore ne manque pas de présenter la demeure comme un ogre dévorateur. Lorsqu’on observe les lieux, c’est la structure de la maison, tout d’abord, qui étonne : au bâtiment principal s’ajoute en effet une série de pièces superposées, en bois, supportées par le tronc d’un arbre dont les branches s’enchevêtrent avec les constructions. L’intérieur n’est pas moins déroutant : la plupart des pièces sont verrouillées et pourvues d’un œilleton qui permet seulement d’en deviner l’intérieur. Pour y pénétrer, Edith devra se glisser à travers des portes dérobées, ou passer par l’extérieur, au risque de se rompre le cou. Nous apprenons peu à peu l’origine de cette architecture piranésienne. Chaque chambre est associée à l’existence de celui qui l’a habitée : à chaque disparition, la vieille Edie transforma une à une ces pièces en sanctuaires, meublés de bibelots devenus autant de reliques ; au cœur de chaque mise en scène figure un autel orné d’un napperon en dentelle et surmonté de bougies. Nous découvrons au fil du jeu que c’est la mère d’Edith, Dawn, qui a scellé les portes après la disparition de son fils cadet Milton, en 2003 ; après quoi, en guise de revanche, la vieille Edie a muni chaque porte d’un œilleton (peep-hole). Chaque pièce devient ainsi un inaccessible oratoire, gardant intacte une mémoire qui se cristallise dans les traces et les vestiges laissés sur place par l’aïeule. Dans chacune de celles-ci, un document posé sur l’autel fera office de portail pour permettre à Edith, qui se retrouve pour l’occasion comme investie de pouvoirs chamaniques, de revivre, le plus souvent à travers les yeux du défunt, les derniers instants de celui-ci.

      Le thème de la malédiction, central dans What Remains of Edith Finch, est également un poncif de la culture populaire. Toute la famille Finch a vécu avec la certitude qu’un mauvais sort la poursuivait depuis cinq siècles, condamnant ses membres à mourir jeunes, en leur laissant seulement le temps de transmettre le maléfice à la génération suivante. C’est pour échapper à cette fatalité qu’Odin, le père d’Edie, avait quitté la Norvège accompagné de ses enfants, en 1937, emmenant sa maison sur son bateau. Il périt dans un naufrage à quelques encablures du rivage ; cette mort persuada sa fille Edie que la fuite loin du pays natal n’avait pas suffi à écarter le mauvais sort. On voit toujours les ruines de la maison flottante depuis le rivage, à Orcas, où Edie et les siens se sont installés. Edie et Sven auront à leur tour des enfants : Molly, Barbara, Calvin et Sam (des jumeaux), et Walter.

      Mais si l’œuvre s’appuie sur des thèmes conventionnels aisés à reconnaître, What Remains of Edith Finch ne se contente pas de les reconduire paresseusement. Loin de se conformer aux motifs les plus éculés de la culture populaire et du cinéma de genre, le jeu de Ian Dallas les détourne, les interroge et les utilise pour proposer une méditation mélancolique sur le deuil, la perte et la transmission, dans un jeu dont le brio narratif a été souvent célébré. Aucune des histoires intercalées, qui relatent la mort des Finch, n’est bâtie sur le même modèle, ni même sur les mêmes techniques graphiques. Le jeu apparaît en fait comme un « équivalent vidéoludique de ces livres à tiroirs, animés, que les Anglais appellent pop-up books, dans lesquels chaque page recèle de [sic] détails et d’événements qui suscitent l’émerveillement », écrit Yohan Bensemhou (2017).

      Il est impossible de relater la performance esthétique étonnante que constituent, par exemple, le récit de l’empoisonnement de Molly ou celui du suicide de Lewis. Mais le jeu n’en est pas moins aussi une performance narrative, et tout d’abord par le choix d’une énonciation complexe : l’histoire est racontée selon un système d’enchâssement à plusieurs niveaux et dont, à la faveur d’artifices habilement maîtrisés, nous ne prenons vraiment conscience qu’à la fin du jeu : nous comprenons in fine que nous avons incarné non pas Edith, mais son fils Christopher, lisant le journal de sa mère lors du trajet en bateau qui le menait sur la tombe de celle-ci et découvrant dans ces écrits les circonstances de la disparition de chacun de ses ancêtres et de sa mère elle-même, morte en lui donnant le jour. La séquence de la mort d’Edith, considérée du point de vue stylisé de Christopher venant au monde, est particulièrement saisissante. La complexité narrative est également perceptible à travers les nombreux échos tissés entre les différents récits, unis par un certain nombre de thèmes unificateurs, comme celui de l’arbre. L’arbre est d’abord un élément de la diégèse : Molly, transformée en chat, escalade les arbres, imitée bien plus tard par Edith ; c’est en tombant d’une balançoire accrochée à un arbre que périt le jeune Calvin ; c’est dans un arbre fantastique qu’est construite l’extension de la maison, qui rappelle l’arbre-monde des mythologies nordiques si essentielles pour les Finch. Enfin, d’un point de vue extradiégétique, l’arbre figure dans l’espace liminaire du menu, à la lisière du jeu lui-même : il constitue ici une métaphore généalogique qu’Edith remplit peu à peu au fil de ses pérégrinations, afin de reconstituer les filiations dont elle est issue. Une composition pour ainsi dire musicale ou thématique unit donc étroitement ces histoires indépendantes les unes des autres et graphiquement distinctes. Le thème du double structure également le jeu et manifeste la précision du travail d’écriture, comme en témoignent la présence des jumeaux, la maison des Finch vis-à-vis de celle d’Odin ou le plâtre de Christopher, qui fait écho à celui de Calvin.

      La face obscure du conte ?

      Parmi les différents genres auxquels emprunte What Remains of Edith Finch figure en bonne place celui du conte. La structure générale du jeu reprend celle des recueils de contes médiévaux, sur le modèle de ceux de Chaucer ou de Boccace. La pérégrination de la protagoniste dans la demeure familiale fait office de récit-cadre, à l’intérieur duquel se trouvent enchâssés un ensemble de récits racontés par des narrateurs différents, chacun possédant son style et sa personnalité. Ian Dallas explique, dans une interview, qu’il avait d’abord songé à une composition encore plus directement empruntée aux conteurs médiévaux, mais celle-ci n’en reste pas moins encore très perceptible tout au long du jeu ; on trouve ainsi, parmi les multiples livres jonchant la maison des Finch, un exemplaire du Conte des contes, recueil composé au XVIIe siècle par le Napolitain Basile. La référence n’est pas indifférente : le conteur italien est en effet l’un des premiers auteurs occidentaux à avoir écrit des contes de fées. Sa présence sert à manifester la prédilection du studio pour des histoires accordant toute sa place au merveilleux. Le titre précédent de Giant Sparrow, The Unfinished Swan, s’inscrivait déjà nettement dans l’héritage du conte féerique, pour culminer sur une scène de rencontre entre le jeune héros, Monroe, et un vieux roi. What Remains of Edith Finch reprend à son tour certains éléments propres à ce genre : nous suspectons par divers indices, confirmés par les créateurs, que le jeune Milton mystérieusement disparu n’est autre que le roi de The Unfinished Swan. De même, Lewis, grand frère d’Edith, ouvrier d’une usine de conserves, s’évade en imagination dans un univers de contes de plus en plus somptueux et complexes, dont il rêve de devenir le roi, aux côtés, selon le choix que feront les joueurs, d’une souveraine ou d’un prince consort. Sans surprise, nous découvrons un volume des Contes de Perrault au sein de la bibliothèque des Finch, parmi d’autres volumes de contes folkloriques scandinaves. Les thématiques du jeu reflètent les préoccupations qui sont depuis toujours celles du conte féerique et de ses pouvoirs : ainsi le passage difficile entre générations, ou les relations conflictuelles entre les femmes de la lignée, à la fois complices et rivales, détentrices de secrets féminins, et avatars de Vesta, la gardienne du foyer. Autant d’éléments que l’on retrouve dans cette maison gardée par des femmes, dont la cuisine occupe la position centrale. Un lien organique unit la maison, aux entrailles mystérieuses, et les corps féminins.

      Pour autant, What Remains of Edith Finch, hommage aux formes les plus pures de la fiction et tout particulièrement au genre du conte, constitue moins une célébration des histoires qu’une mise en garde contre les dangers qu’elles représentent.

      What Remains of Edith Finch inverse les codes du conte merveilleux plus qu’il ne les perpétue. Les monstres y tuent les chevaliers, comme le montre le récit de la mort de Sven, tué par un toboggan en forme de dragon. Plus proche de l’horreur que de la féerie, What Remains of Edith Finch constitue non un fairy tale mais un « eerie tale » (litt. « un conte angoissant »), comme le décrit dans un jeu de mots teinté d’humour noir le narrateur du comic relatant la mort de Barbara ; Jacob Heayes considère à juste titre cette bande dessinée comme un « dark fairytale » pastichant le style de Tim Burton8. Ce que va découvrir Edith au fur et à mesure de son enquête, c’est la face très sombre de sa vieille grand-mère, la diseuse de contes, dans la chambre de laquelle elle dit avoir passé tant de temps au cours de son enfance. What Remains of Edith Finch fait exploser une image convenue, colportée par la littérature populaire et la littérature jeunesse depuis le XVIIe siècle, et exacerbée par le XIXe siècle bourgeois : celle de la grand-mère conteuse, dont les histoires rassemblent la maisonnée et constituent un principe d’harmonie entre les générations9. What Remains of Edith Finch, qui nous installe du point de vue subjectif d’Edith au moment où elle revient dans sa maison d’enfance, feint d’abord de reprendre ce rassurant poncif bourgeois : Edie est une très vieille grand-mère, qui a passé sa vie à raconter et à écrire des histoires. Sa gouaille a toujours attiré les journalistes locaux, qui n’ont jamais manqué de l’interviewer et de répandre ses récits étranges, celui de l’homme-taupe caché sous la maison, ou celui du dragon qui a tué son mari. Elle est par ailleurs l’autrice d’une histoire, qui se donne comme autobiographique mais qui ressemble à un conte, et qu’elle voulait léguer à son arrière-petite-fille.

      Cependant, ce portrait serein de l’inoffensive mamie va peu à peu s’écorner et se troubler au fil des découvertes. Nous découvrons peu à peu que la vieille Edie a été une mère sarcastique qui, à la faveur de la fable de l’homme-taupe, raillait en fait son propre fils, misanthrope, agoraphobe, reclus dans une cave verrouillée – c’était lui, the mole man, fuyant la société ; Edie fut aussi une mère homicide par imprudence, pour avoir installé la balançoire de Calvin bien trop près de la falaise et l’avoir laissée ensuite en l’état, Edith confessant s’être livrée aux mêmes jeux que son grand-oncle ; Edie est, surtout, une mère meurtrière, malgré elle, là encore, pour avoir privé sa fille Molly de repas et l’avoir enfermée dans sa chambre, la condamnant de fait à dévorer tout ce qui lui tombait sous la main jusqu’à s’empoisonner à force d’absorber baies non comestibles et pâte dentifrice fluorée. À plus de 90 ans, la vieille Edie n’hésitait pas à encourager son arrière-petite-fille à partir explorer l’épave de la maison au large, au milieu des récifs : « [T]u devrais essayer de… ». Nous ne connaîtrons pas la fin de l’histoire, puisque Dawn a arraché le manuscrit des mains de la jeune Edith avant que celle-ci ait pu le terminer, suscitant la frustration du joueur emporté lui aussi par ce conte fantastique. Sous le masque de la paisible aïeule se cache en réalité le visage de la sorcière, comme le suggèrent quelques livres de recettes inattendus abandonnés dans la cuisine (« Witch’s Kitchen ») ou le faux-air que la maison entretient avec la cabane sur pattes de poule de la sorcière russe Baba-Yaga : Edie possède deux visages. D’autres détails sont troublants : Edith avoue ainsi, lors de la visite de la chambre de son aïeule, que celle-ci paraissait étrangement plus jeune que sa propre mère, comme un vampire qui aurait tiré de la disparition des siens le secret de sa propre longévité.

      Mais au-delà de la personne d’Edie, c’est bien le statut de ses histoires qui est en jeu. Edie, passionnée d’études en mythologie nordique, comme le montrent les livres répandus partout dans la demeure, a retenu de l’ancienne religion scandinave la toute-puissance du Wyrd, c’est-à-dire du destin. Persuadée depuis le naufrage de son père que la malédiction avait poursuivi les Finch, elle conçut le cimetière familial dès la construction de la maison côtière10. En 1947, elle put voir la mort de Molly, dont elle était partiellement coupable, comme la confirmation de la malédiction ; le mauvais sort constitua ainsi pour elle un moyen de soulager sa mauvaise conscience et d’alléger le poids de ses propres responsabilités. Après ce funeste événement, Edie s’enferra encore davantage dans la superstition et, certes sans le vouloir activement, contamina néanmoins de fait sa famille, persuadant chacun de ses descendants qu’il serait voué à une mort précoce. Pour y parvenir, Edie n’hésite pas à manipuler les faits : la vérité qui l’obsède et qu’elle met en scène, dans chacune des pièces de la maison, est toujours voilée, les histoires masquant la vérité plutôt qu’elles ne la révèlent. Elle est, pour parler comme les narratologues, une narratrice peu fiable. Ainsi, Molly n’a pas été tuée et mangée par des monstres, mais s’est empoisonnée ; Sven, contrairement à ce qu’Edie déclare aux journaux, n’a pas été tué par un dragon : il est mort dans un accident alors qu’il construisait un toboggan d’intérieur. Edie transforme la réalité, la déforme, afin de lui donner un sens, ou plutôt de la conformer au seul sens qu’elle a jamais voulu accepter, celui de la malédiction. Edith s’interroge sur le choix de son aïeule de laisser un comic non fiable sur l’autel réservé à Molly : elle suppose que son arrière-grand-mère a considéré que cette histoire pouvait être vue comme une fin heureuse pour la jeune fille, mais on peut aussi penser que la mise en scène horrifique et fictive de l’illustré s’accordait avec la foi d’Edie en la malédiction. La quête de la jeune Edith à travers la maison (et la nôtre à travers celle de notre avatar) sera rendue à la fois difficile et passionnante par ces mensonges et ces maquillages, qui vont couvrir le réel sordide des prestiges du surnaturel ou, du moins, des artifices séduisants empruntés à la tradition du réalisme magique.

      Peu à peu, Edith déjouera la paranoïa de son aïeule et prendra conscience de sa folie. Car, si la malédiction finit par être avérée, c’est seulement dans la mesure où les Finch, persuadés par l’insinuante Edie, l’ont eux-mêmes fait advenir : la malédiction devient alors une prophétie autoréalisatrice, nourrissant chez tous les membres de la famille des comportements autodestructeurs. La clef nous est donnée exactement au milieu du parcours, lorsqu’Edith sort de la maison en empruntant le même chemin que son grand-oncle Walter : « Maintenant, j’ai peur que les histoires elles-mêmes soient le problème. Peut-être qu’on croyait tellement à une malédiction familiale qu’on l’a rendue réelle… Je pense que les gens dans ces histoires y croyaient, pour ce que ça vaut11. »

      Ce sentiment d’Edith est également repris dans une bande-annonce qui divulgâche partiellement la clef du jeu. De fait, les Finch ont comme délibérément fait tout leur possible pour chercher une fin funeste ou un destin dramatique. Sam, grand-père d’Edith, après avoir été soldat, prend des risques à la chasse et meurt sous les yeux de sa fille Dawn ; le plâtre de Calvin trahit son comportement imprudent ; Molly escalade les arbres en pleine nuit, imitée par Edith elle-même, qui s’aventure sans précaution dans les branchages d’une maison à vingt-deux semaines de grossesse, alors qu’elle se trouve à l’écart de toute civilisation ; Walter se terre pendant quarante ans pour échapper à la fatalité du monstre qui le guette et se précipite dès sa sortie sous les roues d’un train, monstre mécanique ; Gregory, bambin d’un an, est laissé sans surveillance dans son bain où il se noie. Christopher, blessé à la main comme son grand-oncle, paraît être à son tour voué à subir le sort des Finch, non à cause d’un Destin extérieur, mais d’une fatalité construite à laquelle tous les membres de la famille semblent s’être résignés. Edith, lors de la visite du cimetière, prend soudainement conscience que ses proches sont eux-mêmes responsables de leur fin funeste, précisément parce qu’ils ont cru à la légende de la malédiction, et l’ont eux-mêmes hâtée, indirectement ou, dans le cas de Lewis qui s’est donné la mort, directement. Malchance, maladie, abus de stupéfiants, stupidité, négligences et comportements suicidaires sont les causes bien terre-à-terre, banales et sordides, de chaque mort malheureuse.

      C’est en ce sens que What Remains of Edith Finch met en évidence le poids des récits : les contes d’Edie ne se sont pas contentés de rapporter la vieille légende séculaire de la malédiction des Finch, ils ont empoisonné toute sa famille et ont ainsi donné consistance à la prétendue fatalité.

      Edie : Edith a le droit de connaître ces histoires ! Dawn : Mes enfants sont morts à cause de tes histoires12 !

      « Ce sont tes histoires qui ont tué mes enfants », s’écrie Dawn dans la dernière altercation qui l’oppose à sa grand-mère avant son départ définitif de la maison familiale, furieuse que la vieille Edie ait tenté de pousser son arrière-petite-fille à risquer sa vie avec le dernier de ses contes. On comprend mieux la hâte de Dawn à priver sa fille de la suite de cette lecture. Edie, pendant toute sa vie, a été la grande pourvoyeuse de Sens, enfermant ses enfants dans un mythe qu’elle cultivait à travers son goût pour la religion nordique et qu’elle prolongeait dans les mausolées qu’elle édifiait pour conserver la mémoire de ses descendants : lors de la visite de sa chambre, nous constatons que, dès la mort de Lewis, la vieille Edie entreprenait déjà avec une complaisance morbide de commémorer son souvenir. Elle a toujours maintenu les siens isolés, à l’écart du monde, sans leur laisser d’issue, et surtout pas celle de quitter les lieux, car toute tentative de fuite est d’avance condamnée : inutile de vouloir s’échapper, explique-t-elle à Dawn : « La chose dont tu as peur ne finira pas avec la maison13. » Les contes d’Edie, loin de donner la joie à la famille réunie paisiblement autour de l’aïeule, selon le paradigme traditionnel, ont plongé les siens dans l’angoisse et le désespoir, et ont fini par mettre à mort toute sa lignée. Ils ont interdit tout autre sens possible, imposant une explication unique et sans échappatoire aux événements survenus depuis 1937. La grand-mère est bien « la méchante de l’histoire » (« the villain of the story14 »). Ou plus exactement, c’est la mise en intrigue des événements qui est pour partie au moins la cause des drames successifs qui ont ponctué son existence. Dans sa névrose, obsédée par la mort jusqu’à empailler dans leur cage ses oiseaux de compagnie successifs, elle a imposé à tous les siens son propre roman familial et les a ainsi enchaînés à un destin dont ils n’ont pu se défaire.

      Restes, traces, vestiges

      What Remains of Edith Finch n’est pas la première œuvre à dénoncer les dangers de la fiction : le discours antifictionnel est une basse continue de la culture occidentale depuis Platon. On la retrouve sous les plumes puritaines dans l’Angleterre élisabéthaine, en France chez les moralistes et les théologiens du Grand Siècle, au XIXe siècle chez Flaubert dans Madame Bovary, et jusqu’à nos jours, où les détracteurs du jeu vidéo reprochent à ce dernier de favoriser par imitation des comportements violents15. What Remains of Edith Finch reprend quelques éléments de ce vieux discours moral : la névrose de Lewis, en proie à une mégalomanie solipsiste et narcissique, peut s’expliquer par son passé de joueur, même si, y compris dans cette activité, il manifestait assez peu d’habileté (« [H]e died a lot », rappelle plaisamment Edith en une formule aussi savoureuse que tragiquement ironique). Mais la dimension réflexive du titre de Giant Sparrow ne saurait se résumer à une simple reprise du vieil argumentaire antifictionnel occidental : le refuge dans la fiction est plutôt pour Lewis la conséquence que la cause de son mal-être et de son incapacité à vivre. Plutôt que de reprocher à la fiction de faire perdre pied hors du réel, What Remains of Edith Finch avance un autre point de vue, beaucoup plus original, en suggérant que la vraie menace n’est pas la fiction, mais plutôt la fictionnalisation du récit de soi, qui a pour effet de reconstruire la réalité et de lui donner à toute force une signification et une cohérence. Le roman familial change en destinée le flottement, l’errance, le hasard, le mouvement brownien de la vie. La vieille conteuse est en fait une embaumeuse : elle fige et rigidifie les faits, comme elle momifie le souvenir de ses enfants. Edie est une sorcière qui emprisonne sa descendance dans un cercle magique. Ses histoires sont des tombeaux, à l’image de la maison dans laquelle elle habite.

      Pour toutes ces raisons, il convient de nuancer la plupart des jugements qui, dès la sortie du jeu, ont présenté celui-ci comme un hommage et une célébration du récit de fiction, tel celui d’Olivier Bénis, qui, dans un article déjà cité, voit dans « la mort inéluctable […] la source de belles histoires qui ont le pouvoir de l’adoucir un peu », alors qu’au contraire, ce sont ces contes qui ont, au moins partiellement, provoqué bien des trépas. Plus encore que la fiction, c’est la valeur de toute mise en récit biographique ou autobiographique qui se trouve interrogée, dans la mesure où l’écriture de soi débouche comme nécessairement sur la construction d’un roman familial. Lewis, dans son itinéraire qui le conduit à la cérémonie de son propre couronnement, réalise ainsi quasi littéralement le programme contenu dans l’essai de Freud intitulé le « Roman familial des névrosés » (Anderson 2017) : il remplace sa famille décevante et menaçante par une autre, plus valorisante, puis il en meurt. Ian Dallas, qui avouait dans une interview les similitudes lâches entre les Finch et sa propre famille, confirmait par-là cette dimension vaguement autobiographique du jeu16.

      What Remains of Edith Finch, à la faveur des récits intercalés, des journaux et des traces narratives innombrables, propose à l’évidence une méditation sur la narration elle-même. Mais le jeu se réduit-il à une mise en abyme des dangers du conte et du récit de soi17 ? La métamorphose de la gentille grand-mère en sorcière est-elle le dernier mot des créateurs ? La réponse à cette question restera toujours incertaine. D’abord, parce que l’hypothèse formulée par Edith d’une pseudo-malédiction, qui aurait été en réalité une prophétie autoréalisatrice suggérée par Edie, est elle-même sujette à caution : la terre-à-terre Dawn, qui ne croit pas au mauvais œil, n’en disparaît pas moins précocement, victime d’une pénible maladie ; Edith, nous l’apprenons à la fin du jeu, a péri à l’âge de dix-huit ans, en donnant la vie à Christopher. Lui-même, le bras en écharpe, semble fragile et menacé. Il n’est pas exclu que le travail de dévoilement et de démasquage réalisé par Edith ne soit lui-même illusoire et qu’Edie ait eu raison. Il est frappant que l’héroïne, tout en ayant mis au jour l’origine de la malédiction, ne laisse pas de transmettre à son tour à son fils tous les récits mortifères laissés par son aïeule. Elle estime, comme Edie, que Christopher a le droit de connaître la mémoire familiale : la jeune Edith prend d’une certaine façon la place de la vieille Edith. Mais au contraire de son aïeule, si pleine de certitude, sa descendante laisse son fils libre d’ajouter foi ou non à ce récit : « [M]aybe we believed so much, etc. » Peut-être : c’est dans ce léger bâillement que réside la différence entre le journal d’Edith et les histoires de son aïeule. Le récit pour la jeune Edith est un pharmakon : remède ou poison, selon l’usage qu’on en fait. La légende familiale est certes une substance létale, mystérieuse et transmissible comme la Fatalité, propre à bloquer le travail du deuil et à imposer le ressassement d’un passé qui ne passe pas. Mais le récit familial est aussi un ciment nécessaire qui tisse des liens entre les générations. La controverse finale entre Edie et Dawn est éloquente : la première ne vit que par la fiction, la seconde n’existe que dans le réel (Dawn a construit des maisons en Inde et s’occupe de pédagogie). Edith hérite de sa mère et de son arrière-grand-mère à la fois : elle accepte les histoires, mais leur ôte leur venin. Maybe : qu’importe au fond que la malédiction soit réelle, puisque le monde est toujours incompréhensible, la vie, toujours provisoire, et l’existence, infiniment fragile. What Remains of Edith Finch, méditation où s’entremêlent la vie et la mort, est à bien des égards une vanité, comme on les peignait à l’âge baroque. Ce qu’Edith suggère à son fils, à rebours de ces jeux d’enquête fondés sur des mécaniques environnementales, ou des point-and-click, c’est qu’il n’existe pas de secret ultime. Dans What Remains of Edith Finch, comme dans la célèbre nouvelle de James, le twist du dénouement consiste dans la découverte que le secret du secret, c’est qu’il n’y en a pas. « Je ne sais toujours pas quoi te dire à propos de tout ça… Si nous vivions éternellement, nous aurions peut-être le temps de comprendre les choses18. » C’est que le monde, expliquait Ian Dallas peu après la sortie du jeu, est trop complexe pour être appréhendé : « Le jeu traite de l’incapacité de l’être humain à comprendre réellement le monde. Nous ne pouvons pas vraiment comprendre ce qui se passe dans le monde19. » Il serait donc futile de chercher une explication univoque dans certains décès particulièrement mystérieux, comme ceux de Molly ou de Barbara, ou de regretter l’inachèvement du récit d’Edie. Edith repart sans avoir trouvé de sens à son passé, mais sereine, et sans éprouver de sentiment de frustration. Plutôt que de chercher vainement une introuvable clef de cohérence qui lierait entre eux les événements tragiques survenus chez les Finch, il s’agit plutôt de les accepter, pour laisser s’accomplir le travail du deuil. Il n’est pas mauvais de recueillir les indices, certes, mais il convient de les laisser à l’état de ruines, de vestiges, de remains : restes ou débris qui, comme les figures de Pascal, portent absence et présence, plaisir et déplaisir, précieuses mais incomplètes, suggestives mais insatisfaisantes. Les traces, qu’il s’agisse des objets du culte domestique ou des mots évanescents qui apparaissent sur les murs au gré des pensées de l’héroïne, n’ont ni origine, ni explication décisive, et ne sauraient délivrer de Signifié dernier. Il ne s’agit même pas pour le joueur d’échafauder des sens possibles, de façon à produire au moins, à défaut d’autre chose, une sorte d’effet de cohérence : il s’agit plutôt d’admettre l’horizon de son impossibilité. What Remains of Edith Finch, de même que le Cygne inachevé (The Unfinished Swan), est un jeu marqué au sceau de la postmodernité. Les traces, qu’elles soient journaux, bibelots, livres, lettres, ou simples souvenirs, y sont creusées de vide et de néant.

      Conclusion

      Que reste-t-il d’Edith Finch ? Le mystère du titre s’éclaire partiellement au dénouement lorsque, face à la tombe de la jeune femme, nous comprenons qu’elle aussi a perdu la vie. D’Edith, il reste une pierre funéraire, qui prend sa place dans le dernier coin libre du cimetière. Il reste aussi le journal qu’elle a voulu laisser à son fils. Se pourrait-il finalement que toute mise en récit, et particulièrement toute écriture de soi, puisse n’être pas abusive ? Indécise, dans son ancienne chambre, Edith avait commencé par rayer la première phrase de son texte, avant finalement de poursuivre : « ma famille ne m’avait jamais semblé étrange… » La rature met à distance, sans l’annuler complètement, l’expérience vécue, et trahit l’hésitation de la jeune femme face à sa propre entreprise narrative : inadéquate, mais néanmoins nécessaire. Ce qui reste d’Edith Finch, c’est un « recueil de contes » (« a collection of tales ») (Ramanan 2017) fragmentés et éclatés, un foisonnement de signes disséminés, un réseau de traces lacunaires, chaotiques, laissées à leur contingence et à leur labilité : des signes inachevés. Nombre d’images du jeu sont inspirées des grandes catégories déconstructionnistes (ainsi ces graines de pissenlit qui se changent en lettres mouvantes) et nous rappellent que Ian Dallas, ancien étudiant de Yale, n’a pas ignoré les enseignements de la French Theory. Edith propose à son tour de laisser une trace des histoires de sa famille : son journal, qui constitue la structure du jeu. Mais à la différence des histoires d’Edie, celle d’Edith est incertaine, ouverte à l’interprétation, creusée de béances et de blancs, à ce titre, déceptive à bien des égards, mais capable de desserrer l’étau du sens et de rétablir au sein de cette famille, ou de ce qui a pu en survivre, le mouvement même de la vie. Le dernier mot adressé par Edith au jeune héros n’est pas la sinistre leçon d’un memento mori, mais une invitation à accepter l’existence dans sa précarité et sa fugacité : « Mais en l’état, je pense que le mieux que l’on puisse faire est d’essayer d’ouvrir les yeux. Et d’apprécier à quel point tout ceci est étrange et bref20. » Renoncer à comprendre le monde et se contenter d’en goûter à chaque instant le mystère et la brièveté : seule cette suspension de la quête pourra peut-être (« maybe ») épargner à son fils les illusions de la vérité et le poids des déterminismes. Car ce qui reste d’abord d’Edith, c’est Christopher, petit reste de la famille malchanceuse, mais affranchi désormais de la réitération, dispensé du cercle de la répétition, sans trajectoire, sans trajet, libre enfin.

      Bibliographie

      Anderson, Joseph. 2017. « The Villain of Edith Finch ». https://www.youtube.com/watch?v=6bMn4CoyUkM.
      Barish, Jonas. 1981. The Anti-Theatrical Prejudice. Berkeley. Los Angeles et Londres.
      Bénis, Olivier. 2019. « What Remains of Edith Finch, deuil pour deuil ». https://www.franceinter.fr/emissions/la-faute-aux-jeux-video/la-faute-aux-jeux-video-22-janvier-2019.
      Borges, Jorge Luis, Donald A. Yates, James E. Irby, William Gibson, et André Maurois. 2007. Labyrinths. Reprint édition. New York: New Directions.
      Bouchardon, Serge. 2010. « Déprise ». http://bouchard.pers.utc.fr/deprise/home.
      Dallas, Ian. 2017. « Special Episode: Interview with Ian Dallas, Creative Director of What Remains of Edith Finch ». https://www.youtube.com/watch?v=EdMEAaNF1TA.
      Espineli, Matt. 2017. « What Remains of Edith Finch Dev Discusses The Game’s Ending ». Gamespot. https://www.gamespot.com/articles/what-remains-of-edith-finch-dev-discusses-the-game/1100-6449846.
      Foussereau, Julien. 2017. « What Remains of Edith Finch : vous avez un message d’outre-tombe ». Télérama, juin. https://www.telerama.fr/monde/what-remains-of-edith-finch-vous-avez-un-message-d-outre-tombe,158896.php.
      Freud, Sigmund, et Danièle Voldman. 2014. Le Roman familial des névrosés. Paris: Payot.
      Goldstein, Max. 2020. « Edith Finch is a Game about (not) Telling Stories ». https://medium.com/@Max_Goldstein/edith-finch-is-a-game-about-not-telling-stories-256eebd7d1c8.
      Heayes, Jacob. 2019. « Ludonarrative Discussion: What Remains of Edith Finch ». Exeposé, septembre. https://exepose.com/2019/09/13/ludonarrative-discussion-what-remains-of-edith-finch/.
      Panthaa. 2017. « What Remains of Edith Finch : un chef d’oeuvre de mise en scène, tout simplement. » https://www.jeuxvideo.com/test/649469/what-remains-of-edith-finch-un-chef-d-oeuvre-de-mise-en-scene-tout-simplement.htm.
      Ramanan, Chella. 2017. « What Remains of Edith Finch. Interview with Ian Dallas », avril. https://www.gameindustry.com/editorials/eurofiles/remains-edith-finch-interview-ian-dallas.

      1. Décompte au 30 mars 2021.↩︎

      2. Cette expression de Serge Bouchardon, tirée de Déprise, avait servi de titre à une précédente journée d’étude, dont plusieurs contributions sont introduites dans le présent numéro de Sens public (2010).↩︎

      3. « We were highly influenced by Weird Fiction, a literary genre made popular by authors like H. P. Lovecraft and Edgar Allan Poe, that often discussed what it feels like to be in a universe that is stranger than you can imagine. » (Espineli 2017)↩︎

      4. « As a child, the house made me uncomfortable in a way I couldn’t put into words. Now, as a 17-year-old, I knew exactly what those words were. I was afraid of the house. » Le script est disponible en ligne. La traduction est la nôtre.↩︎

      5. « It was like the house just swallowed him up. »↩︎

      6. L’Aleph, et un autre recueil de Borges, titré Labyrinths, qui correspond à un volume existant, publié en 2007, préfacé par William Gibson, le père des mouvements cyberpunk et du steampunk (2007).↩︎

      7. « Nothing in the house looked abnormal, there was just too much of it. Like a smile with too many teeth. »↩︎

      8. « Whilst its story is undeniably tinged with loss, Edith Finch is akin to a dark fairytale, its unorthodox geography a pastiche of its stylistic influences not dissimilar to Wes Anderson or Tim Burton. » (Heayes 2019)↩︎

      9. Voir par exemple le frontispice des Contes de Perrault gravé par Gustave Doré pour l’édition Stahl-Hetzel de 1861.↩︎

      10. « Sven built the house. But it was Edie who designed the cemetery. »↩︎

      11. « Now I’m worried the stories themselves might be the problem. “Maybe we believed so much in a family curse, we made it real… I think the people in these stories believed them, for what that’s worth.” »↩︎

      12. « Edie: Edith has a right to know these stories! Dawn: My children are dead because of your stories! »↩︎

      13. « The thing you’re afraid of isn’t going to end when you leave the house! »↩︎

      14. Terme emprunté à Joseph Anderson (2017).↩︎

      15. Sur les grandes étapes de cette polémique antifictionnelle et en particulier antithéâtrale, voir Jonas A. Barish (1981).↩︎

      16. « Loosely based on my own family » (2017).↩︎

      17. C’est le point de vue de Max Goldstein, qui estime que le titre de Giant Sparrow est « un jeu sur le fait de (ne pas) raconter des histoires ». (2020)↩︎

      18. « I’m still not sure what to tell you about all this… If we lived forever, maybe we’d have time to understand things. »↩︎

      19. « The game is about the inability of human beings to really understand the world. We can’t exactly understand what’s going on in the world. » (Ramanan 2017)↩︎

      20. « But as it is, I think the best we can do is try to open our eyes. And appreciate how strange and brief all of this is. »↩︎

      Gheeraert Tony 0000-0002-1302-8278
      Lucciano Mélanie 0009-0004-3351-3184
      Provini Sandra 0009-0001-1439-902X
      Gheeraert Tony
      Wormser Gérard 0000-0002-6651-1650
      What Remains of Edith Finch
      Les signes inachevés
      Tony Gheeraert
      Département des littératures de langue française
      2104-3272
      Sens public 2024/05/28 L’œuvre numérique à son miroir : regards sur les créations digitales contemporaines
      What Remains of Edith Finch fut salué dès sa sortie pour ses exceptionnelles qualités narratives : par l’originalité de son histoire autant que par l’inventivité de sa direction artistique, le jeu est apparu comme une célébration en acte du médium vidéoludique comme nouvelle frontière du récit. La narration comporte pourtant de telles ambiguïtés que, si What Remains Of Edith Finch se révèle bien être un jeu réflexif et une méditation sur le récit, il constitue aussi une mise en garde contre la fiction. Ce récit-jeu, incroyablement brillant et poignant, repose en effet sur un paradoxe : il ne mobilise une créativité universellement applaudie que pour mieux interroger la valeur et, le cas échéant, le danger des histoires. Le titre de Giant Sparrow ne saurait toutefois se réduire à une hostilité antifictionnelle qui le rattacherait à la longue histoire du préjugé anti-mimétique. À travers cette invitation à questionner le principe du récit, What Remains Of Edith Finch ménage une place pour une forme de fictionnalité ouverte et pour ainsi dire « postmoderne », dont la cohésion toujours provisoire n’est fondée que sur l’évanescence de traces incertaines : des signes inachevés.
      Ever since its release, What Remains of Edith Finch has been acclaimed for its exceptional narrative qualities. As much from the uniqueness of its story as the inventiveness of its artistic direction, the game was seen as a celebration of the video game medium as a new frontier of storytelling. However, if What Remains of Edith Finch is indeed a reflective game and a meditation on stories, the narration is so ambiguous that the game presents us with a warning against fiction. This incredibly brilliant and poignant narrative game is based on a paradox: it exploits a universally acclaimed creativity to better question the value and, if necessary, the danger of stories. Giant Sparrow’s title, however, cannot be reduced to an anti-fictional work that would connect it with the long history of anti-mimetic prejudice. Through this invitation to question the principle of narrative, What Remains Of Edith Finch makes room for a form of open-ended and “postmodern” fictionality, whose ever-provisional cohesion is founded only on the evanescence of uncertain traces: unfinished signs.
      Monde numérique http://data.bnf.fr/ark:/12148/cb133328054 frbnf133328055
      Vidéo http://data.bnf.fr/ark:/12148/cb11933779d frbnf119337790
      Art et littérature http://data.bnf.fr/ark:/12148/cb11930968k frbnf120218114
      Narration, Jeu narratif, Postmodernité, Réflexivité, Jeu vidéo, Fiction, Contes, Borges
      Narration, Narrative game, Postmodernity, Reflexivity, Video game, Fiction, Tales, Borges