Les peuples indigènes nous lancent un défi. Alors que se poursuivent des catastrophes encore inimaginables voici peu, prendre en considération ce qu’ils nous disent nous renvoie aux différentes strates temporelles qui composent le moment que nous vivons, tant pour ce qui relève du passé que pour la pluralité de rythmes sociaux qui se conjuguent au présent. En nous rappelant constamment le caractère agnostique de la démocratie, ils nous dévoilent des aspects importants de ce qui est couramment compris comme une crise, dans ses différentes dimensions : sanitaire, économique, politique, environnementale et constitutionnelle.
Leurs luttes et leurs récits illustrent les difficultés qu’ils affrontent de longue date pour assurer leurs droits fondamentaux et nous rappellent en même temps que ces derniers furent conquis au terme de leur participation et de leur mobilisation sans faille dans le camp démocratique. C’est de là que provient la garantie de leur droit originaire sur leurs terres, la rupture avec la tutelle de l’État, la reconnaissance de leur identité, de leur organisation sociale et de leur capacité juridique dans à la Constitution de 1988, qui a déterminé un vrai changement de paradigme.
Actuellement, la montée des discours discriminatoires et des atteintes à la constitution rend plus urgent encore ce que nous avons à dire au sujet des multiples effets de la pandémie. Les menaces s’accumulaient déjà durant la dernière décennie. Des propositions de lois restreignant leurs droits se multiplient au Parlement brésilien, à l’exemple de la proposition de règlementer la prospection minière dans leurs terres. La thèse selon laquelle on peut discrétionnairement mettre de côté leurs droits fondamentaux est revenue en force sur la scène politique.
Les défis à relever face au pouvoir judiciaire sont considérables, surtout depuis que la Cour suprême (Supremo Tribunal Federal) a validé la thèse de l’antériorité temporelle de l’occupation (« marco temporal »), qui impose comme critère pour la reconnaissance de leurs terres une attestation documentée de l’occupation indigène à la date de la promulgation de la Constitution de 1988. Bien sûr, cette règle ne tient pas compte du long processus d’usurpation subi par ces peuples avant l’Assemblée Constituante. Créée à la suite du jugement du cas Raposa Serra do Sol, en 2009, cette thèse sera bientôt réévaluée par la Cour qui statuera sur un appel relatif aux terres des peuples Xokleng, Kaingang et Guarani, au sud du pays (RE nº 1.017.365). Cet arrêt aura une portée générale en ceci qu’il aura des conséquences déterminantes pour toutes les autres procédures de démarcation de terres indigènes1.
Comme l’affirme Ailton Krenak (2015, 242), important leader et philosophe indigène, pour ces peuples, « énoncer son identité, c’est se réclamer du Brésil en retour ». Le débat complexe pour et entre les « Brésils » est bien représenté par la relation que ces peuples entretiennent à leur terre, ce droit fondamental qui définit, selon eux, aussi bien leur identité, leur culture et leur manière de se relier à leurs anciens comme aux générations futures. Le rapport des peuples indigènes à la terre, garanti par la Constitution brésilienne, est essentiellement distinct du droit de propriété exclusif et comporte des dimensions constitutives de leur propre existence. Au-delà d’eux-mêmes, des études significatives montrent l’importance des terres indigènes pour la population de la planète, étant donné leur contribution pour limiter la déforestation et contrôler l’équilibre climatique : les soutenir nous concerne tous.
La reconnaissance et la protection de leurs modes de vie et de leurs territoires, s’ils sont garantis par la Constitution brésilienne de 1988, sont aussi l’objet d’importants textes internationaux concernant les Droits humains, dont le Brésil est signataire. C’est le cas de la Convention de l’Organisation internationale du Travail et la Déclaration des Nations-Unies sur les droits des peuples autochtones. Ces peuples dénoncent systématiquement l’exploitation illégale des territoires par des envahisseurs, situation qui accélère exponentiellement la propagation de la Covid-19. Étant notoirement plus vulnérables à la contamination par le virus, et davantage encore s’agissant des peuples indigènes en isolement volontaire ou récemment contactés, la progression de la maladie a été alarmante, et sa létalité est significativement plus élevée parmi eux que celle constatée dans la population brésilienne générale, ce qui met l’État au défi d’agir de garantir effectivement et sans délai le droit à la vie et à la santé. À ce sujet, l’Articulation des Peuples Indigènes du Brésil (APIB) a élaboré un plan d’urgence qui propose des actions pour lutter contre la pandémie.
Les revendications et demandes indigènes semblent nous renvoyer à un passé toujours actuel, celui d’un processus de dépeuplement radical causé par des contacts forcés et par l’expropriation de leurs territoires, comme nous rappelle le rapport de la Commission Nationale de la Vérité. Paru en 2014, ce document a révélé qu’au moins 8.350 indigènes sont morts au Brésil entre 1946 et 1988, du fait de l’action effective de l’État ou bien de ses carences. La majorité d’entre eux a été victime de la prolifération des maladies virales.
Pour faire face à l’avancée de la pandémie chez les peuples indigènes, le Congrès national a adopté la loi nº 14.021/2020. Proposée par un groupe de députés dont faisait partie la première parlementaire indigène du pays, Joenia Wapichana, et largement débattue au sein du mouvement indigène, ce texte définit un ensemble de mesures de protection sociale et de prévention contre la Covid-19 dans les terres indigènes, établissant également un plan d’urgence pour contenir la maladie chez ces populations. Pourtant, seize amendements adoptés lors de son vote en ont considérablement limité la portée.
Dans ce contexte difficile, désormais aggravé, le recours à la juridiction inernationale et nationale s’est révélée être une stratégie pertinente. En 2018, suite à la plainte déposée par le peuple Xucuru, la Cour interaméricaine des Droits de l’homme a condamné le Brésil pour infraction au droit à la propriété collective des peuples indigènes, prévu dans les articles 21 et 25 de la Convention américaine des Droits de l’homme. En juillet 2020, suite à la demande de mesures de prévention formulée par l’Association Yanomami Hutukara et par le Conseil national des Droits de l’Homme, la Commission interaméricaine des Droits de l’Homme a exigé que le Brésil se conforme à ses obligations de moyens pour protéger la santé, la vie et l’intégrité des peuples Yanomami et Ye’kwana.
Lors d’une de ses multiples tentatives pour se faire entendre, l’APIB a intenté une action auprès de la Cour suprême (STF) demandant un contrôle spécifique de constitutionnalité (ADPF 709), à dessein de garantir des dispositions concrètes pour lutter contre la pandémie dans les terres indigènes. Par une décision qui fait date, les juges du STF acceptèrent à l’unanimité le dépôt du dispositif de précaution obligeant l’État à mettre en œuvre un plan d’urgence pour lutter contre la Covid-19 atteignant ces peuples en exigeant le respect du dialogue interculturel. Parmi les mesures indiquées figurent l’installation d’un centre d’analyse et de surveillance de la pandémie, la création de barrières sanitaires dans leurs terres, avec une vigilance spécifique pour celles habitées par les peuples en isolement volontaire ou récemment contactés, et un plan d’expulsion des personnes ayant envahi ces territoires depuis l’extérieur.
Il s’agit d’actions urgentes et indispensables, désormais supervisées par des représentants du STF lui-même, malgré les difficultés signalées par les chercheurs qui surveillent le respect de la décision (Godoy, Santana, et Oliveira 2021). Mais c’est aussi une victoire historique. Ce fut en effet la première fois que les peuples indigènes formulaient un recours constitutionnel en leur nom propre, représentés de surcroît par un avocat indigène, Eloy Terena, dont la plaidoirie devant la Cour a démontré tout à la fois ce que nous pouvons attendre d’un dialogue interculturel concret et la dimension fondamentale des droits indigènes.
Dans le Brésil actuel, les peuples indigènes font face à des problèmes permanents qui appellent des solutions d’urgence et requièrent une approche en termes de Droits de l’Homme. Leurs combats fondamentaux et leur mobilisation constante pour affirmer leurs droits démontre la pertinence de l’ensemble des principes retenus par la Constitution brésilienne de 1988 pour concilier le passé, le présent et l’avenir. Leurs alertes débouchent sur des solutions d’intérêt général. Il est indispensable de les écouter.
Manoel Batista do Prado Jr.
Historien et indigéniste. Il est diplômé en Histoire à l’Université fédérale de Rio de Janeiro (UFRJ), titulaire d’un master en Histoire sociale à l’Université fédérale Fluminense. Il prépare actuellement un Doctorat en Droit, État et Constitution à l’Université de Brasília (UnB), où il se consacre à des recherches sur l’histoire constitutionnelle et les peuples indigènes.
Bibliographie
Godoy, Miguel Gualano de, Carolina Ribeiro Santana, et Lucas Cravo de Oliveira. 2021. « STF, povos indígenas e Sala de Situação: diálogo ilusório ». Revista Direito e Práxis 12 (3):2174‑2205. https://doi.org/10.1590/2179-8966/2021/61730.
Krenak, Ailton. 2015. Encontros. São Paulo: Ateliê Editoral.
Le procès de l’affaire de la terre indigène Xokleng La Klaño a été initié par la Cour suprême et paralysé à la demande d’un ministre chargé d’examiner l’affaire. Les peuples indigènes ont demandé sa reprise dans les plus brefs délais.↩