Publié en 2014 par Édouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule1 est un livre de la reconquête. Reconquête de soi comme sujet, reconquête d’un moi dépossédé par l’impudeur du dire des autres. Les autres, ce sont ici la société, la famille, les élèves du collège d’Eddy, qui tous jettent, projettent leur parole homophobe sur le narrateur adolescent : « C’est toi le pédé ? » (2015, 15), « […] Vous allez voir comment il court comme une pédale […]. » (2015, 33) La violence des mots, amplifiée par le recours fréquent au discours direct (matérialisé par l’italique) lorsqu’il s’agit du dire des autres, transmue la sexualité d’Eddy en chose impudique. Ne pas paraître hétérosexuel, c’est être un monstre, à savoir tout à la fois un être anormal, « déviant […] et dangereux » (2015, 15), et un être dont on montre (par le dire) la sexualité. Ne pas être viril, c’est passer pour faible dans un monde ouvrier entièrement façonné par un schéma patriarcal :
Les mots maniéré, efféminé résonnaient en permanence autour de moi dans la bouche des adultes : pas seulement au collège, pas uniquement de la part des deux garçons. Ils étaient comme des lames de rasoir, qui, lorsque je les entendais, me déchiraient pendant des heures, des jours, que je ressassais, me répétais à moi-même. (2015, 77)
L’emploi autonymique souligne l’inadéquation entre la société et soi : le narrateur se heurte aux mots des autres, donne à voir l’intrusion du discours de l’autre, comme envahi par une parole qui le déborde. Le « moi » tente ainsi de se construire dans un monde où l’« autour » dicte sa loi et ses insultes. Souvent privé de discours direct, le narrateur, infans, perçoit son image dans la parole de l’autre ; ce faisant, il ne semble exister qu’à travers la résonance injurieuse à laquelle il doit faire face dans son adolescence.
Parce qu’il semble homosexuel, Eddy voit son orientation sexuelle exhibée, se trouve infériorisé par le seul pouvoir de la nomination. « Les injures se succédaient avec les coups, et mon silence, toujours. Pédale, pédé, tantouse, enculé, tarlouze, pédale douce, baltringue, tapette (tapette à mouches), fiotte, tafiole, tanche, folasse, grosse tante, tata ou l’homosexuel, le gay. » (2015, 18) Dans cette autofiction où le rejet s’entend à chaque page un peu plus se donne à entendre une parole qui dit la sexualité de l’autre et la circonscrit du côté de la honte ; à travers l’énumération les mots enflent, cognent et apparaissent doublement impudiques en ce qu’ils extériorisent l’intime et le dégradent dans le même temps. L’écriture autobiographique d’Édouard Louis, impudique en ce qu’elle narre l’intime à travers une hypersexualisation du discours de la société, s’apparente ainsi à une parole apocalyptique, pour reprendre la formulation de Jacques Derrida dans D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie (1983, pp. 11-12) :
Apokaluptô, je découvre, je dévoile, je révèle la chose qui peut être une partie du corps, la tête ou les yeux, une partie secrète, le sexe ou quoi que ce soit de caché, un secret, la chose à dissimuler, une chose qui ne se montre ni ne se dit, se signifie peut-être mais ne peut ou ne doit pas être livrée d’abord à l’évidence. Apokekalummenoi logoi ce sont des propos indécents. Il y va donc du secret et des pudenda.
Le dedans pour le dehors, tel est le déploiement initié par le noyau familial et auquel doit faire face le narrateur. Si le geste adamique est par essence sortie de soi, cette extériorisation est ici amplifiée par une dégradation de la sexualisation dans le discours. En finir avec Eddy Bellegueule serait se dénuder par les mots, dénuder les mots de ceux qui, par l’interpellation, annoncent une catastrophe, prophètes de la Chute. La façon de concevoir le corps et la sexualité d’Eddy, si elle participe au processus d’hominisation2, stigmatise et réfléchit l’image de soi comme un autre : objet du discours, Eddy ne cesse à mesure des pages d’être dépossédé de lui-même, percevant son corps comme « un fardeau » (2015, 17) qu’il faut cacher, dissimuler au reste du monde.
Cette dépossession est remarquable au chapitre « La bonne éducation », au moment où Eddy rentre du collège et fait face à son père regardant la télévision avec des amis : « C’est à ce moment, au moment où ils faisaient des commentaires sur l’homosexuel de la télévision, que je suis rentré du collège. Il s’appelait Steevy. Mon père s’est tourné vers moi, il m’a interpellé Alors Steevy, ça va, c’était bien l’école ? » (2015, 108) Nommer son fils du nom de l’autre (Steevy), c’est ici opérer un déplacement qui participe d’un processus de subsomption : être homosexuel pour le père, c’est être un homosexuel comme tous les autres, se fondre dans la généralisation, dans une généricité. Dans la violence de cette adresse qui caricature l’autre se lit tout à la fois le refus de l’identité et le refus de la filiation. L’impudeur tient à cette sortie de soi opérée par le père devant les autres, devant une assistance : recevant ces paroles, Eddy se trouve dépossédé de lui-même, depuis sa sexualité jusqu’à son nom. Ou plutôt : il est dépossédé de son nom par sa sexualité. Le narrateur écrit l’écart, absentifié par le dire d’un père qui procède par associations et met en exergue son pouvoir de domination. Impudique est cette scène, qui non seulement dévoile la sexualité du narrateur devant des spectateurs, mais surtout la rejette, maintenant une frontière entre soi et l’autre comme pour se rassurer. Dire l’homosexualité, c’est pour le père la circonscrire, comme pour éviter d’en être atteint. Ainsi que l’écrit Pierre Pachet, « démonstrative et apparemment avide de lumière, l’impudeur est en définitive profondément opaque, parce qu’elle rejette à l’extérieur d’elle-même ce qu’elle ne veut pas connaître, et croit qu’en le rendant visible, en le réduisant à du simplement visible, elle évite d’en être habitée » (1992, 28). L’éviction dans l’outrance du dire rend visible l’extériorisation du « moi » d’Eddy, comme si le rendre étranger à lui-même évitait la menace.
Cette dépossession, récurrente dans le roman, passe notamment par l’emploi fréquent de l’injure (a fortiori « pédé »), constitutive de la subjectivité. Dans Réflexions sur la question gay, Didier Éribon, analysant l’injure comme un énoncé performatif, rappelle que la performativité d’un tel acte de langage « tient plutôt aux conséquences directes ou indirectes qu’entraîne le fait de dire quelque chose […]. L’injure est un acte de langage – ou une série répétée d’actes de langage – par lequel une place particulière est assignée dans le monde à celui qui en est le destinataire » (2016, 28 & 72). Cette place assignée est très tôt définie dans le livre ; dès le premier chapitre, « Rencontre », Eddy fait le constat d’une déliaison entre le monde et lui ; la rencontre, tissée dans la haine, est symbolisée par cette formule – qui deviendra par la suite un leitmotiv – : « Prends ça dans ta gueule ». Eddy, recevant des crachats de la part de deux élèves du collège qui en font leur souffre-douleur, devient très vite, à travers l’injure, objet d’un discours dont il est privé (il a très peu la parole au discours direct dans le livre) : « Regarde il en a plein la gueule ce fils de pute » (2015, 13). Assujetti aux autres – aux élèves, à sa famille –, il voit à travers l’injure sa place désignée. La violence de cette désignation est renforcée sur le plan énonciatif par l’absence de marqueurs du discours direct : rien ne contient la violence, rien ne l’annonce. Eddy reçoit les mots comme on reçoit des coups, ressent dans les crachats la solitude du moi : « On ne s’habitue jamais à l’injure » peut-on lire au début du livre (2015, 15). La violence de l’injure, amplifiée dans le texte par le fait qu’elle émane de la sphère privée, de la famille, donne à voir une hiérarchisation où le « moi » du narrateur n’a de place qu’à être rejeté, absentifié. L’injure réorganise la société, fait du monde un lieu où la féminisation n’a pas sa place, ainsi que le souligne le narrateur évoquant ses parents :
Quand j’ai commencé à m’exprimer, à apprendre le langage, ma voix a spontanément pris des intonations féminines. Elle était plus aigüe que celle des autres garçons. Chaque fois que je prenais la parole mes mains s’agitaient frénétiquement, dans tous les sens, se tordaient, brassaient l’air.
Mes parents appelaient ça des airs, ils me disaient Arrête avec tes airs. Ils s’interrogeaient Pourquoi Eddy il se comporte comme une gonzesse. Ils m’enjoignaient : Calme-toi, tu peux pas arrêter avec tes grands gestes de folle. (2015, 25)
L’image clichée de l’homosexuel associé à une « folle », image accentuée typographiquement par l’italique, positionne Eddy dans un hors champ. L’absence de point d’interrogation à la fin de la question : « Pourquoi… » apparente la féminisation à une assertion combattue juste après :
Ils s’énervaient, me disaient Il a un grain lui, ça va pas dans sa tête. La plupart du temps ils me disaient gonzesse, et gonzesse était de loin l’insulte la plus violente pour eux – ce que je dis là était perceptible dans le ton qu’ils employaient –, celle qui exprimait le plus de dégoût, beaucoup plus que connard ou abruti. Dans ce monde où les valeurs masculines étaient érigées comme les plus importantes, même ma mère disait d’elle J’ai des couilles moi, je me laisse pas faire. (2015, 28)
Ces extraits soulignent ici combien « le langage n’est performatif que parce qu’il est soutenu, traversé, orienté par toutes les forces qui organisent la société et les modes de pensée » (Éribon 2016, 123). L’emploi du pronom personnel dans le deuxième passage sous forme tonique « moi » (qui désigne la mère) vient clore le système de hiérarchisation établi avec le vocable « gonzesse » et fait écho au début du passage au pronom « lui », dans une construction chiasmique qui confine Eddy dans les limbes de la folie, dans un en deçà de la raison (« grain », « ça va pas dans sa tête », « abruti »)3. Celui qui passe pour femme n’est pas homme. Le recours à l’antithèse dans un langage familier ainsi que la référence aux organes masculins dans une expression figée (« j’ai des couilles ») attestent une binarité à laquelle nul ne doit déroger. Tout déplacement menace l’opposition actif / passif (le verbe « faire », qui renvoie à l’action, participe d’ailleurs à cette revendication dans la famille). Refuser le masculin ou opérer un déport vers le féminin constitue le crime absolu pour cette famille dont l’onomastique même fait signe du côté du masculin :
Un père renforçait son identité masculine par ses fils, auxquels il se devait de transmettre ses valeurs viriles, et mon père le ferait, il allait faire de moi un dur, c’était sa fierté d’homme qui était en jeu. Il avait décidé de m’appeler Eddy à cause des séries américaines qu’il regardait à la télévision (toujours la télévision). Avec le nom de famille qu’il me transmettait, Bellegueule, et tout le passé dont était chargé ce nom, j’allais donc me nommer Eddy Bellegueule. Un nom de dur. (Louis 2015, 24)
Le rejet constant donné à voir dans le texte porte en effet fréquemment sur une féminisation de l’apparence. L’épisode dans le hangar, où les quatre garçons s’adonnent à des relations sexuelles (parfois dans l’inceste entre cousins) met en exergue ce crime de la féminisation : lorsque l’affaire sera révélée, personne ne sera inquiété, si ce n’est Eddy, qui a « joué à la fille ». Celui-ci est ainsi dénoncé plusieurs semaines après par son propre cousin : « Il avait raconté […] que j’avais aimé et crié comme une meuf et que j’avais ramené une bague pour faire la fille. » (2015, 149) La différence sexuelle portée au-devant de la scène révèle la frontière à ne pas franchir, une schize dans l’homo-sexualité : cette dernière est tolérée à condition de rester dans le même, de ne pas introduire de l’autre dans le masculin. Toute comparaison, association au féminin est bannie, comme s’il fallait maintenir à tout prix les digues de la différence sexuelle. Les lignes qui concluent le chapitre « Après le hangar » sont en ce sens révélatrices :
Nous étions deux, quatre en vérité, avec Bruno et Fabien. Mais leur participation aux rendez-vous dans le hangar n’a jamais été évoquée. Je ne pouvais rien dire, par peur des conséquences, et je savais que cette délation aurait été vaine, qu’ils auraient, comme Stéphane, été épargnés. Il aurait été logique que lui aussi se fasse traiter de pédé. Le crime n’est pas de faire mais d’être. Et surtout d’avoir l’air. (2015, 152)
« Avoir l’air » : c’est moins la sexualité qui est ici interrogée par la société que l’apparence et la question du regard de l’autre. Eddy fait l’expérience douloureuse de la déliaison avec le groupe de garçons du fait de la féminisation opérée sur son corps ; d’où cette insistance dans le livre sur les « manières » du personnage (ce terme étant d’ailleurs le titre d’un chapitre) :
Pourtant j’ignorais moi aussi les causes de ce que j’étais. J’étais dominé, assujetti par ces manières et je ne choisissais pas cette voix aigüe. Je ne choisissais ni ma démarche, les balancements de hanches de droite à gauche quand je me déplaçais, prononcés, trop prononcés, ni les cris stridents qui s’échappaient de mon corps, que je ne poussais pas mais qui s’échappaient littéralement par ma gorge quand j’étais surpris, ravi ou effrayé. (2015, 26)
Eddy, dépossédé de lui-même, ne parvient pas à contrôler son image ; il ne parvient pas au début à créer une frontière entre l’être et le paraître. L’excès qui émane du passage (cris stridents, balancements trop prononcés) fait sourdre une fatalité contre laquelle le narrateur n’aura cesse de lutter. Pour ce faire, il lui faut d’abord modifier la perception de l’autre, désancrer les habitudes : « Les insultes (…) s’appuyaient non pas sur mon attitude au moment où j’étais insulté, mais sur une perception de moi depuis longtemps installée dans les mentalités. » (2015, 183) Face à un contexte social écrasant, l’enfant prend vite conscience de la nécessité d’une échappatoire. « Ce n’est pas qu’il faut arriver à quelque chose, c’est qu’il faut sortir de là où l’on est » écrit Marguerite Duras dans L’Amant (1984, 32), texte dans lequel la narratrice cherche à tout prix à quitter sa famille en Indochine. Cette fuite à laquelle parviendra le narrateur transfuge, si elle advient à la fin du livre avec le départ vers le lycée d’Amiens, est d’abord initiée par le corps. Tout l’enjeu du texte sera de constituer, reconstituer ce qui relève du secret, intérioriser son orientation sexuelle, la dissimuler. À la recherche d’une autre voix, le narrateur narre, à mesure des pages, le difficile travail de façonnement de soi. La construction de l’identité, impossible sans cet acte démiurgique qui consiste à recréer une posture, rompt avec la filiation4 : Eddy Bellegueule veut changer, s’extraire de sa position de soumission, ce qui implique un mouvement d’intériorisation, une dissimulation de ce qu’il est. Il s’agit avant toute chose de construire un éthos pour mieux s’éloigner : « On ne sait pas que la fuite est une possibilité. On essaye, dans un premier temps d’être comme les autres, et j’ai essayé d’être comme tout le monde. » (2015, 154)
« Être comme tout le monde » devient dès lors l’antithèse d’être « comme une meuf » (2015, 149). Ainsi que l’écrivent Cyril Barde et Maxime Triqueneau à propos de ce travail sur la voix, l’auteur procède dans son livre à une « mise en récit de l’intériorisation des injontions hétéro-normatives », qu’ils associent au concept d’hexis corporelle de Bourdieu5. Cette construction de l’éthos repose sur une double dissimulation : à la fois dans le rapport à soi (modifier sa gestuelle, sa voix…) et dans le rapport à l’autre. Se construire, c’est donc avoir l’air6 de mettre à distance ceux à qui on était associé jusque-là : les homosexuels. N’importe que l’image réfléchie (dans les deux sens du terme) aux autres :
Mon échec avec Sabrina me poussait à accentuer mes efforts. Je prenais garde à rendre ma voix plus grave, toujours plus grave. Je m’empêchais d’agiter les mains lorsque je parlais, les glissant dans mes poches pour les immobiliser. […] J’affirmais toujours plus ma haine des homosexuels pour mettre à distance les soupçons. (2015, 182)
L’affirmation de soi et le positionnement au sein de la société passent par le contrôle et par la construction d’un personnage : à l’image de Mme de Merteuil qui rappelle dans la lettre 81 des Liaisons dangereuses (Choderlos de Laclos 1782) combien la dissimulation est importante, il faut dès lors porter un masque afin de retrouver sa pudeur. Se mettre à distance de soi pour mieux contrer l’impudeur du dire de l’autre : « J’étais de loin le spectateur le plus assidu de ma performance. » (2015, 175) L’impudeur engendre un travail sur le corps, un mouvement centripète s’organise où le sujet ne peut appréhender son corps et son identité qu’à travers un travail de soustraction, de biffure. De censure. « Surveiller mes gestes quand je parlais, apprendre à rendre ma voix plus grave, me consacrer à des activités exclusivement masculines. » (2015, 154) Ainsi que l’écrit le narrateur, « un mot [… ] aurait pu provoquer l’effondrement de mon image » (2015, 179).
La construction de l’image hétérosexuelle semble nécessairement passer par un principe de substitution ; à propos d’un garçon plus efféminé que lui, le narrateur expose une anecdote où il transmue l’homosexualité en fait spectaculaire, comme si contrer l’impudeur était la répercuter sur un autre que soi, un autre comme soi-même : « Un jour qu’il faisait du bruit dans le couloir où une foule assez importante d’élèves était amassée, j’ai crié Ferme ta gueule pédale. Tous les élèves ont ri. Tout le monde l’a regardé et m’a regardé. J’avais réussi, l’instant de cette injure dans le couloir, à déplacer la honte sur lui. » (2015, 183)
À travers l’un des rares passages où le narrateur s’exprime au discours direct, se fait voir l’entreprise de déplacement nécessaire dans la construction de l’éthos : le déplacement de la honte s’opère à travers la parole projetée, la parole jetée à l’autre, sur l’autre ; devenu corps parlant, Eddy se substitue à ses bourreaux pour se faire lui-même bourreau. Il reproduit l’injure, la reduplique, afin de réorganiser le monde, de faire entrer le « moi » dans la société ; mais cette entrée ne passe pas sans une mise au banc théâtralisée (dans la diégèse comme dans l’espace phrastique, la dernière phrase s’achevant sur le pronom « lui » qui s’oppose à l’indéfini « tous »). Le discours direct, très peu utilisé lorsqu’il s’agit des prises de parole d’Eddy (le narrateur recourt plus fréquemment au discours indirect et au discours narrativisé) renforce ici la violence du propos déplacé de soi à l’autre. Eddy use à son tour d’une parole apocalyptique : mettant à nu les pudenda de l’autre, il s’épargne la honte. Il dévoile et voile dans le même temps, comme si le recours au discours direct permettait à la voix de se positionner et d’annuler tout soupçon de féminité. Devenu objet de tous les regards, le garçon interpellé reçoit alors la féminisation comme quelque chose dont il faut avoir honte. L’exhibition d’une hypothétique sexualité (il est efféminé donc homosexuel) apparaît impudique à plusieurs égards : il s’agit de sexualiser par le dire le corps, de donner à voir l’intime, à travers un lien cause / conséquence reposant sur le cliché. Ce recours paradoxal à l’impudeur pour déplacer les limites de sa propre pudeur s’observe également lors d’un passage où le narrateur met à distance le discours de l’autre à travers la connotation autonymique :
L’un d’eux m’a demandé pourquoi je ne le rejoignais pas. J’ai répondu assez fort pour être entendu de tous que je ne me livrais pas à ce type d’exercice, une fois de plus, comme avec le film que Bruno avait amené, que je trouvais ça gerbant, et qu’à les regarder, tous autant qu’ils étaient, avec leurs corps dénudés, je me disais que leur comportement était vraiment un comportement de pédés. […] J’utilisais les mots pédé, tantouze, pédale pour les mettre à distance de moi-même. Les dire aux autres pour qu’ils cessent d’envahir tout l’espace de mon corps. (2015, 138)
Le sujet tente de s’affranchir du joug de la société patriarcale en usant du même vocable, en ayant recours à la parlure de ceux qui condamnent l’homosexualité. L’échappatoire ne va pas sans une incorporation paradoxale dans le langage puisqu’elle inclut tout en excluant, ainsi que le signale l’italique de la connotation autonymique. À la fois dedans et dehors, le sujet parlant tente de recouvrer la pudeur par les mots impudiques des autres. La sexualisation du dire est un leurre, et si parler, c’est pour l’auteur tenter de trouver son identité, celle-ci ne sera effective qu’à travers le changement de nom à l’état civil : d’Eddy Bellegueule à Édouard Louis. Celui que le père ne reconnaît pas, celui qui extrait le nom de soi de la société patriarcale, qui s’y soustrait, comme le souligne l’épigraphe empruntée à Marguerite Duras dans Le Ravissement de Lol V. Stein (1964) : « Pour la première fois mon nom prononcé ne nomme pas. » (2015, 9) Dans cette inadéquation revendiquée s’entend l’accession à l’absence : non pas celle du sujet assujetti à l’injonction hétérosexuelle, non pas celle du silence imposé, mais celle assumée d’une pudeur retrouvée : celle d’un dire qui ne désigne rien que lui-même, d’un signifiant coupé de tout signifié. Le nouveau nom, devenu parole apocalyptique, dévoile ainsi le vide, l’air, sur lequel prend appui l’écrivain.
Je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets. (In Stéphane Mallarmé, « Crise de vers », 1979, 368)
Bibliographie
Barde, Cyril, et Maxime Triquenaux. 2015. « Textes transfuges, textes refuges. Fonctions de l’intertextualité dans "En finir avec Eddy Bellegueule" d’Édouard Louis ». Inverses : littératures, arts, homosexualités, nᵒ Société des amis d’Axieros. http://www.inverses.fr/inversesnum15.html.
Bourdieu, Pierre. 1980. Le Sens pratique. Le sens commun. Paris, France: Les Éditions de Minuit.
Choderlos de Laclos, Pierre. 1782. Les Liaisons dangereuses. France: Durand-Neveu.
Derrida, Jacques. 1983. D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie. Paris, France: Galilée.
Duras, Marguerite. 1964. Le Ravissement de Lol V. Stein. Paris, France: Gallimard.
Duras, Marguerite. 1984. L’Amant. Paris, France: Les Éditions de Minuit.
Éribon, Didier. 2016. Réflexions sur la question gay. Champs. Paris, France: Flammarion.
Louis, Édouard. 2015. En finir avec Eddy Bellegueule. Paris, France: Seuil.
Mallarmé, Stéphane. 1979. « Crise de vers ». In Œuvres complètes. Bibliothèque de la Pléiade. Paris, France: Gallimard.
Pachet, Pierre. 1992. « La Réaction à l’outrage ». La Pudeur, la réserve et le trouble, Autrement, nᵒ 9 série Morales (octobre).
L’édition de référence pour cet article sera la suivante : Édouard Louis, En Finir avec Eddy Bellegueule (Paris, Seuil, « Points », 2015). Édouard Louis joue sur un continuum narration / discours rapporté, notamment le discours direct, et sa façon de marquer ce discours dans le texte original est l’usage de l’italique. ↩
Françoise Héritier a montré que l’homme aurait commencé à penser à partir de la perception de son corps et de celui de l’autre ; cette perception permet de tisser du lien social.↩
Ce rapport à la folie est d’ailleurs souligné dans le texte : « Quand elle sent l’odeur de son parfum sur moi, elle me demande si je ne suis pas fou à porter un parfum de femme, celui de ma propre mère. Elle formule la thèse de la folie pour ne pas laisser échapper cet autre mot, pédé, ne pas penser à l’homosexualité, l’écarter, se convaincre que c’est de la folie qu’il s’agit, préférable au fait d’avoir pour fils une tapette. » (2015, 114)↩
L’aboutissement sera le changement de nom à l’état civil de l’auteur.↩
« L’hexis corporelle est la mythologie politique réalisée, incorporée devenue disposition permanente, manière durable de se tenir, de parler, de marcher, et, par là, de sentir et de penser. » (Pierre Bourdieu, Le Sens pratique (1980, 117). Cité in Cyril Barde, Maxime Triquenaux, « Textes transfuges, textes refuges. Fonctions de l’intertextualité dans “En finir avec Eddy Bellegueule” d’Édouard Louis » (2015)).↩
Je souligne.↩